Et le roi dit à Joab, chef de l’armée, qui était avec lui : Parcours toutes les tribus d’Israël, de Dan jusqu’à Béerséba, et faites le dénombrement du peuple, et je saurai le nombre du peuple.
Au temps de sa prospérité, le roi David ordonne de faire le dénombrement d’Israël, et Dieu, irrité de cet ordre, fait mourir soixante et dix mille hommes de ce peuple dont le monarque était si fier.
Deux choses étonnent dans ce récit : d’abord que Dieu fasse tomber sur la nation le châtiment d’une faute que le roi seul avait commise. Nous ferons seulement remarquer sur ce point que le peuple aussi avait des fautes à se reprocher ; car, vers la fin du chapitre, il nous est dit que « l’Éternel fut apaisé envers le pays. » Le pays donc avait été coupable. Ainsi, dans sa sagesse, Dieu faisait servir une seule punition à une double fin : à châtier David, et à châtier la nation. Pour punir le roi, Dieu ne fit pas tomber la mort sur les soixante et dix mille hommes qui se trouvèrent les premiers sous la main de l’ange exterminateur, mais il put diriger son ange sur soixante et dix mille hommes dignes de mort ; comme au dernier jour il saura bien distinguer les bons d’avec les méchants.
Toutefois supposez qu’il n’en ait pas été ainsi, et que, parmi les coupables, Dieu ait frappé des innocents. Qu’en serait-il résulté ? Que ces hommes en mourant auraient passé de la terre au ciel, c’est-à-dire d’une vallée de larmes à un séjour de joies, de la souffrance à la santé inaltérable, de la misère au bonheur sans fin. Était-ce donc là un châtiment ? Et quelque souffrance qu’il impose à un homme sur cette terre, Dieu n’a-t-il pas, au-delà de la tombe, du temps et des biens pour le consoler de douleurs qui, prises isolément ici-bas, seraient une injustice ?
Si nous ne sommes pas plus frappés de ces réflexions, c’est que notre foi est faible, et que nous avons peine à nous élever à une contemplation du ciel assez vive pour le préférer à la terre. Nous acceptons l’espérance d’un paradis, bien plus pour nous épargner l’horreur du néant que par une vive persuasion de son existence. Si l’on nous donnait à choisir entre une vie éternelle terrestre, mêlée de toutes les misères dont nous avons souffert jusqu’à ce jour, probablement nous la préférerions encore à nos espérances d’avoir après la mort une vie sans fin, près de Dieu, pleine de santé, de joies et d’amour. Cela est si vrai que nous ne sommes jamais prêts à mourir, et que si Dieu nous avait laissé la liberté de fixer notre jour de départ pour notre céleste patrie, il est plus que probable que nous le retarderions indéfiniment. Oui, nous avons peu de foi, et pour un grand nombre d’entre nous il faudrait dire que nous n’en avons pas du tout. Ne soyons donc plus étonnés si nous avons peine à regarder la mort comme un bienfait. A la place d’Élie nous eussions détourné nos pas du char de feu, et préféré la terre que nous sentions sous nos pieds, au ciel que nous ne touchions pas.
Mais, en admettant que la mort ne fût qu’un acte de justice ou un bienfait pour ces soixante et dix mille hommes, on se demande encore pourquoi Dieu punit si sévèrement chez David le simple fait d’avoir ordonné le dénombrement de son peuple. Quoi ! parce que le roi veut savoir combien de milliers d’hommes renferme son royaume, il devra supporter sept ans de famine, ou trois mois de fuite, ou trois jours de mortalité ! Quel mal David, en désirant connaître le nombre de ses sujets, faisait-il au peuple ou quel tort à Dieu ? Aucun sans doute ; mais, par ce désir insensé, David se nuisait à lui-même ; et, en le punissant, Dieu lui accordait un véritable bienfait. Cela vous paraît étrange peut-être ? Mais écoutez avant de prononcer.
D’abord il est évident que David ordonnant de compter ses sujets au moment de sa plus grande prospérité obéit à un mouvement de vanité ; il est fier de régner sur un si grand peuple, de marcher à la tête d’une si puissante armée. Treize cent mille hommes portant le glaive se meuvent à mon commandement ; comme ce spectacle est propre à flatter l’orgueil d’un roi guerrier ! Tels sont bien les sentiments de David ; car Joab, son ministre, avant d’exécuter son ordre, lui dit : « Que l’Éternel augmente ton peuple, et que tes yeux le voient ; mais pourquoi prends-tu plaisir à cela ? » Aussi, dès que le recensement est accompli, David, honteux de sa vanité satisfaite, s’écrie : « J’ai commis un grand péché ! Éternel, j’ai agi avec folie, pardonne mon iniquité ! »
L’orgueil, voilà donc le sentiment secret qui dicta l’ordre de David, et l’orgueil, voilà ce qui pouvait le plus nuire à ses vrais intérêts, à ses intérêts éternels, en le rendant incapable d’amour et de sanctification. Oui, l’orgueilleux ne saurait ni se sanctifier ni aimer ; par conséquent il ne peut être heureux. Telle est la pensée que nous voudrions développer.
La première condition pour se sanctifier, c’est évidemment de reconnaître qu’on manque de sainteté, c’est de se sentir pécheur ; il faut avoir remarqué chez soi l’absence d’une qualité pour chercher à l’acquérir. Mais comment un orgueilleux, tout gonflé de la bonne opinion qu’il a de lui-même, pourrait-il songer à se corriger de défauts qu’il ne se connaît pas, et ambitionner des vertus qu’il croit avoir déjà ? Impossible ; ce serait vouloir qu’un fanatique détruisît lui-même son idole, ou qu’un guerrier enfonçât d’une main un poignard dans son sein, tandis que de l’autre il y suspend avec orgueil la croix d’honneur. Comment un roi se dirait-il en même temps : Je suis un puissant monarque, et je vais prier Dieu de m’aider ; je suis digne d’admiration, et je vais me corriger ; à moi la gloire, et en même temps l’humiliation ; que les hommes m’encensent, et que Dieu me convertisse ; je suis à la fois vertueux et pécheur ; je veux que chacun partage la haute opinion que j’ai de moi-même, et cependant ce que je suis, je veux cesser de l’être pour me sanctifier ?
Non, encore une fois ; c’est supposer en même temps les sentiments les plus contraires. L’orgueilleux doit avoir la prétention de rester ce qu’il est, autrement il se renierait lui-même ; il ne peut se dépouiller d’imperfections qu’il ne pense pas avoir, ni acquérir des vertus qu’à ses yeux il possède déjà. L’orgueilleux, pour se justifier devant lui, devant les hommes et devant Dieu, doit se croire bon et grand tel qu’il est, et ainsi se fermer la voie vers la sanctification.
Pour mieux les comprendre, appliquez ces réflexions à David. Ce roi, dans un mouvement d’orgueil, fait dénombrer son peuple, afin de pouvoir se dire avec satisfaction : « J’ai treize cent mille guerriers à mon service. » Maintenant, lorsqu’une nation voisine viendra lui déclarer la guerre, comment David pourra-t-il songer à demander à Dieu de venir à son secours, lui si fier de son peuple et si confiant en ses treize cent mille soldats ? Au lieu d’implorer la force du Seigneur, ne sera-t-il pas induit à négliger les précautions qu’il aurait crues nécessaires avec une armée plus faible ? Par cela même qu’il s’estime puissant, ne sera-t-il pas tenté de courir à la rencontre de l’ennemi ? ne sera-t-il pas plus prodigue de la vie de soldats qu’il voit si nombreux ? et, comptant sur leur force, ne déploiera-t-il pas lui-même moins de valeur ? Voilà donc la pensée de sa grandeur qui porte David à négliger les secours d’un Dieu dont il ne sent pas le besoin, à prodiguer les vies d’hommes qu’il voit si nombreux, et à négliger même son propre génie, qu’il juge ici plus que suffisant. Ainsi, il oublie son Dieu, expose ses semblables et s’affaiblit lui-même, uniquement parce qu’il est orgueilleux.
Mais laissons là David, et regardons le pharisien montant au Temple à côté du péager. Il ne prie pas, remarquez-le bien : il ne prie pas ; au contraire, il rend grâce, c’est-à-dire qu’il ne pense pas avoir à parler de ce qui lui manque, mais uniquement de ce qu’il possède.
Laissez le pharisien de jadis et venez aux pharisiens de nos jours, et vous reconnaîtrez, en regardant autour de vous, que ce sont précisément les hommes les plus satisfaits d’eux-mêmes qui rejettent le plus vivement l’Évangile de grâce, comme ce sont eux qui prient le moins, ou plutôt qui ne prient pas ; remarquez que ce sont les orgueilleux qui, dans la société, sont les hommes les plus insupportables, par des défauts imperceptibles à leurs yeux et choquants pour tout le monde. Allez dire à cet homme qui se prétend honnête, qu’il doit se convertir ; il vous répondra que vous l’insultez ! Et comment voudriez-vous qu’un être qui raconte tous les jours ses hauts faits d’intelligence, de moralité, de dévouement, pût en même temps imaginer qu’il a des progrès à faire en intelligence, en moralité, en dévouement ? Comment un homme qui met sa gloire à bien parler, à bien se vêtir, à bien se présenter, et dans mille autres niaiseries, serait-il capable d’élever son esprit jusqu’à la notion du beau et de la sainteté ? Enfin, comment un homme qui tient plus à l’opinion de ses semblables qu’à la sienne ; plus à la sienne qu’à celle de Dieu ; un homme qui s’efforce ainsi de mettre l’apparence à la place de la réalité et de s’abuser lui-même, comment voulez-vous qu’un tel homme songe à se sanctifier ? Impossible, impossible, mille fois impossible ! Et vous allez voir qu’il lui sera tout aussi impossible d’aimer.
En effet, l’amour, c’est l’oubli de soi-même en faveur des autres, c’est le sacrifice de sa volonté propre à une volonté étrangère ; et ce qu’il y a de remarquable dans ce sentiment, c’est qu’il produit le bonheur par cela même qui semble le rendre impossible, par l’abnégation de soi-même. L’amour, c’est peut-être encore mieux la transformation de la volonté de celui qui aime en la volonté de celui qui est aimé ; en sorte que pour l’homme qui aime Dieu, obéir à ce Dieu, c’est presque faire sa propre volonté, c’est être heureux ; comme en travaillant dans l’intérêt de ses frères, qu’il affectionne, il s’occupe encore de sa propre félicité. Or, l’amour est-il possible à l’orgueilleux, qui veut au contraire que les autres pensent à lui, tournent leurs regards vers lui, l’admirent et chantent ses louanges ? L’amour est-il possible pour un être qui se fait centre du monde, ne comptant les existences étrangères que par les rapports qu’elles ont avec la sienne ? Enfin, l’amour est-il possible à un être qui, au lieu de vivre en autrui, veut qu’autrui vive en lui et pour lui ? Non ; l’orgueil est la quintessence de l’égoïsme. Sans doute cet égoïsme ne se manifeste pas sous la forme grossière de l’avarice ou de la volupté. L’orgueil est même parfois fort subtil, spirituel, éthéré ; par l’orgueil l’homme se dépouillera de sa fortune, de sa vie même. Mais, comme dit l’Apôtre, donnât-il tous ses trésors aux pauvres et son corps pour être brûlé, il peut encore n’avoir pas la charité ; il n’est qu’une cymbale creuse qui retentit en son propre honneur.
Imaginez donc un orgueilleux aussi élevé que vous voudrez par l’objet de ses poursuites, toujours sera-t-il que cet orgueilleux n’agit qu’en vue de lui-même, et qu’au fond il n’aime pas et ne saurait aimer.
Prenez l’exemple de David : il fait dresser l’état de son armée ; ses hommes sont tous munis d’épées ; ils ont des chefs prudents comme Joab ; ils reçoivent des récompenses ; leurs familles sont gardées paisiblement dans des villes à l’abri de l’ennemi : c’est David qui l’a voulu ainsi ; le bien-être de tout ce peuple procède de ses soins, et au sein de cette prospérité le roi désire connaître le nombre des heureux qu’il a faits. Dieu excuse-t-il ce désir vaniteux par la considération de tout le bien accompli par David ? Non ; car ce Dieu voit que l’homme orgueilleux qui fait aujourd’hui compter ses sujets, jadis, par orgueil, a livré des combats, rassemblé l’armée, construit des villes, et que tous ces soins étaient au fond inspirés par le désir de paraître grand aux yeux des nations. Le même roi qui avait élevé Urie au rang de capitaine l’avait envoyé plus tard à une mort certaine ; le même homme qui avait fait monter Bathsébah sur un trône avait commencé par la souiller. Il n’aime ni la femme qu’il déshonore ni l’époux qu’il fait mourir, il les sacrifie tous deux à sa passion, non par affection pour personne, mais par égoïsme pour lui-même : l’orgueilleux ne peut aimer.
Et maintenant, si l’orgueil comprimait chez David la sainteté et l’amour, Dieu ne devait-il pas extirper de son cœur la mauvaise herbe qui étouffait le bon grain ? N’était-ce pas rendre un véritable service à ce roi que de le pousser ainsi, même avec une verge, dans la voie de l’humilité ? Mais est-ce donc de David qu’il s’agit ici ? N’est-ce pas plutôt de vous-mêmes, mes frères ? et ne comprenez-vous pas que, si j’ai pris le nom de ce monarque, qui ne pouvait m’empêcher de l’accuser, c’était pour arriver à vous, que je craignais de soulever contre ma parole, par une accusation trop directe contre vous-mêmes, tant l’orgueil est grand, tant il est irritable, tant pour en guérir la plaie il faut la ménager !
Oh ! l’orgueil, l’orgueil, voilà bien l’irréconciliable ennemi de notre bonheur, le principe de nos vices, de nos mécomptes, de nos souffrances morales ! l’orgueil, jouissance acre qui corrode le cœur qui s’en nourrit ! l’orgueil, qui nous rend un objet de risée ou d’envie pour ceux dont nous mendions les éloges ! l’orgueil, que le Seigneur a en abomination dans un ver de terre qui ose lever la tête en présence d’un Être devant qui les anges se prosternent ! l’orgueil, qui perdit Satan voulant s’affranchir, et nos premiers pères voulant être semblables à Dieu ! l’orgueil, serpent qui prend toutes les formes, brille de toutes les couleurs pour séduire, et dont chaque morsure laisse un nouveau venin dans le cœur ! Oui, je sens que l’orgueil est l’écharde de mon cœur, la ronce de ma vie ; et si vous ne sentez pas ainsi pour vous-mêmes, ne vous rassurez pas pour cela, c’est tout simplement parce que vous avez trop bonne opinion de vous-mêmes pour vous apercevoir que vos prétentions dépassent vos mérites ; vous ne sentez pas votre orgueil précisément parce que vous êtes trop orgueilleux. Ne soyez donc pas surpris si Dieu emploie à votre égard les mêmes moyens qu’il employa pour David, s’il vous froisse, vous brise, vous écrase de sa main. Quand Dieu n’a pas réussi à vous sanctifier par la prospérité, par la santé, par le succès, ne trouvez pas étrange qu’il prenne, pour atteindre le même but, la seule route que vous lui ayez laissée. Il vous fait passer par l’humiliation pour vous conduire à l’humilité, source de sainteté, et ainsi de bonheur.
Oui, l’humilité, voilà le seul chemin qui puisse conduire des êtres comme nous, orgueilleux et égoïstes, à accepter la conversion, et par la conversion les affections spirituelles, source du vrai bonheur. Il peut paraître dur à l’homme naturel de s’humilier, précisément parce qu’il est orgueilleux de sa nature ; mais une fois qu’il a traversé ce passage étroit et difficile, il y a pour lui des joies qu’il ne soupçonnait pas. Oh ! je sens que si je pouvais être humble, alors seulement je serais heureux. Plus de guerre avec mes semblables, dont les prétentions cessent de blesser les miennes ; plus de guerre avec ma conscience, que dès lors j’écoute, au lieu de la démentir ; plus de souffrance par mes passions, que j’étouffe en leur résistant ; mais la paix avec les hommes, courant après une gloire que je ne leur dispute pas ; la paix avec mon Dieu, pardonnant à qui s’abaisse ; la paix avec moi-même ; car je n’ai plus une double volonté, mais uniquement le désir de vivre dans la volonté de Dieu. Malheureusement, mon cœur n’est pas encore entièrement soumis ; cette humilité ne le traverse que comme un éclair, et, comme un éclair, disparaît. Cependant je l’ai goûtée, je me le rappelles, et je voudrais la rappeler. O mon Dieu, si je pouvais être humble, véritablement humble ! Mais toi, Seigneur, tu peux me rendre tel, et je viens te le demander. Jésus, tu as été un roi débonnaire, tu as été humble de cœur ; cependant tu étais alors mon Maître, mon Seigneur ; alors tu étais paisible et heureux ! Oh ! donne-moi de marcher sur tes traces ; que je me baisse pour mieux les suivre, jusqu’à ce que j’aie compris que c’est un honneur pour moi de me prosterner dans la poussière de tes pieds ! Mais, hélas ! Seigneur, je suis si désespérément orgueilleux que je crains même de tirer gloire d’une humilité passagère ; donne-m’en donc une réelle, profonde, persévérante, que tout le monde sente ; mais que je ne voie pas moi-même, afin de ne pas risquer encore de m’en enorgueillir ; que je sois humble, Seigneur, et je serai assez heureux !