Le triomphe de la tendance, que nous avons désignée par le terme général de scolastique protestante, n’avait été ni facile ni surtout définitif. Elle se voyait appelée à continuer une lutte ardente contre les catholiques, les réformés et les sociniens. L’Église romaine surtout avait à sa disposition les forces matérielles de la politique jésuite et le dévouement d’un grand nombre d’hommes savants et distingués.
Autant les défenseurs du catholicisme au seizième siècle avaient fait preuve d’ignorance et de pauvreté intellectuelle, autant les docteurs du dix-septième siècle déployèrent d’érudition et de génie. Il suffit de nommer Bellarmin, le digne adversaire de Chemnitz, Petavius, Thomassin, François Suarez, Sanchez, Forer et un grand nombre de docteurs éminents, dont la position était plus favorable que celle de leurs adversaires, qui s’étaient placés sur leur terrain au lieu de conserver la forte position des réformateurs du seizième siècle. Ceux-ci, en effet, reprochaient aux catholiques de mettre la tradition sur le même rang que l’Évangile, tandis qu’eux-mêmes avaient recours aux arguments les plus subtils pour défendre comme une vérité absolue la tradition toute récente de l’Église luthérienne. Ils invoquaient assurément le Nouveau Testament à l’appui de leur thèse, mais n’accordaient pas aux laïques le droit de l’interpréter librement, bien qu’ils défendissent contre les catholiques la clarté des enseignements scripturaires. De leur côté aussi, les catholiques repoussaient l’évidence des textes qui s’appliquent au plan rédempteur de Dieu, en invoquant les divergences profondes d’opinion et d’interprétation, qu’ont provoquées depuis les premiers siècles de l’Église les textes en apparence les plus précis. Comme au temps de la guerre de Trente ans le schisme de l’Église d’Occident n’avait pas encore revêtu un caractère définitif, les jésuites Véron, Neuhaus, Erbermann, et, après 1650 les frères Valenburgh inventèrent des méthodes destinées à réfuter l’argument des luthériens en faveur de la suffisance des Écritures, et à démontrer la nécessité rationnelle de la soumission de tous les chrétiens à une seule autorité dogmatique visible. Ces méthodes, qui portèrent différents noms, prenant au mot les luthériens, cherchaient à établir l’incompatibilité de leur dogmatique et de leur théologie avec l’Écriture sainte qu’ils invoquent. Les jésuites se déclaraient disposés à reconnaître la vérité de la doctrine luthérienne, si leurs adversaires parvenaient à la leur montrer formulée mot pour mot dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament. On opposait, du côté des luthériens, à cette prétention de Véron et de Neuhaus, que l’Écriture sainte a été composée par ordre de Dieu en vue de la raison humaine, que l’on doit reconnaître, par conséquent, la vérité d’enseignements déduits logiquement de l’ensemble des Écritures, conformes, ajoute G. Calixte, à la raison, qui procède de la même source que la révélation, à savoir de Dieu. Les frères Valenburgh répliquaient que des déductions ne sont possibles, que si l’homme fait usage de sa raison, que dès lors tout chrétien, tout philosophe est libre d’accepter ou de repousser les mystères de la religion révélée, selon les dispositions diverses de sa raison. Tout enseignement, d’où dépendent le bonheur éternel et le salut de l’âme rachetée, doit procéder absolument de Dieu, autrement l’intervention arbitraire de la raison humaine sape à la base toute confiance et toute certitude. L’Église doit être nécessairement investie d’une autorité infaillible, qui lui permette de maintenir la pureté des dogmes. C’est l’œuvre qu’accomplit l’Église romaine avec l’assistance du Saint-Esprit.
J. Musæus, qui a traité du côté protestant toutes ces questions avec la plus grande clarté et avec la dialectique la plus savante, met à nu les contradictions, dans lesquelles sont tombés les théologiens catholiques eux-mêmes, dont les uns font reposer la foi qui sauve sur une révélation directe que Dieu accorde à l’Église, tandis que les autres n’admettent que l’assistance du Saint-Esprit, qui permet à l’Église de développer les principes renfermés virtuellement dans l’Évangile. Cette seconde théorie est adoptée aussi par les protestants ; seulement ceux-ci ont un respect plus grand pour la lettre même de la Parole.
[En tous cas nous nous trouvons ici en face d’une véritable inconséquence. Si nous pouvons, avec le concours de nos facultés naturelles, nous assimiler la vérité pure et infaillible, comment se fait-il que la théorie de l’inspiration plénière suspende chez les disciples toute activité spirituelle ? La question : que devient la clarté de l’Écriture sainte, s’il est vrai que l’Église n’a pas toujours entendu l’Évangile dans le sens de la tradition apostolique ? exigeait la démonstration historique (que l’on travailla du reste à établir) de la nouveauté de l’interprétation catholique. Cette controverse aurait dû, sans l’erreur généralement admise de l’unité constante de l’enseignement de l’Église, amener les théologiens à reconnaître la nécessité d’une évolution progressive des dogmes, puisque la révélation, dont la Parole sainte est le document primitif, ne peut pénétrer l’humanité que d’après les lois et le développement de la raison humaine. On aurait pu enfin en conclure que le dogme, en vertu de l’élément humain qu’il renferme nécessairement, est sujet à la transformation et au changement, et que, de plus, il n’est que l’image de la vérité elle-même, qui peut rester immuable à travers toutes les révolutions des formules. Il fallait, pour en arriver à cette conception supérieure, que la théologie traversât encore bien des phases.]
Par cela même les chrétiens évangéliques étaient libres de repousser à juste titre un tribunal extérieur de la foi, et de n’y voir qu’une institution inutile et même dangereuse. N’avaient-ils pas, en effet, le témoignage intérieur du Saint-Esprit, qui leur permettait d’acquérir par leur propre expérience une certitude absolue de la vérité des enseignements évangéliques, certitude à laquelle aucune autorité extérieure n’était capable de suppléer, et qui leur permettait de considérer la vérité comme leur véritable patrimoine ? Par contre, si l’on sacrifie le principe matériel au principe formel, et si l’on en vient à assigner d’une manière absolue à la Parole sainte le rôle, qui dans le catholicisme revient à l’Église, on est forcé de faire reposer l’autorité immuable du canon sur l’autorité de l’Église elle-même.
[Outre le traité de Chemnitz, Examen concilii Tridentini, qui a eu de nombreuses éditions, nous pouvons citer ici la Confession catholique de Gerhard, t. I-III, 1634-1637, dans laquelle, à l’exemple de Flacius et des centuries de Magdebourg, ce théologien érudit a rassemblé en faveur de la vérité évangélique de nombreux témoignages des Pères, et combat comme des nouveautés les principaux dogmes de l’Église romaine. Il composa même un traité (Bellarminus, Ὀρθοδοξίας testis) dans lequel il cherchait, par des emprunts faits à Bellarmin lui-même, à défendre la vérité évangélique dans des thèses contraires au principe de Rome. Parmi les autres controversistes de cette période nous pouvons encore citer Conr. Schlüsselburg, Catalogus hæreticorum, ou tableau de tous les adversaires de l’Église luthérienne depuis la Réforme, 1597 ; Ab. Calovii, Synopsis controversarium potiorum, édition 3, Wittemberg, 1652 ; Scripta antisociniana, 1674 ; Lucas Osiander, Enchiridion controversiarum (avec les réformés), 1664 ; Wolfg. Franz, Syntagma controversiarum theologicarum, Wittemberg, 1612. Des traités contre les juifs furent composés par J.-B. Carpzov, H. May, Eisenmenger ; contre les mahométans par Hinkelmann et Prideaux ; contre les matérialistes et les déistes par Jean Musæus. Les écrits les plus nombreux et les plus acerbes furent ceux composés contre la théologie réformée, surtout par Calov et Hülsemann.]
Toutefois ces violentes attaques extérieures, qui reçurent du côté protestant de savantes et vigoureuses réponses, étaient moins dangereuses pour la scolastique orthodoxe que les mouvements sérieux et profonds, qui se succédèrent dans son sein même et qui, tout en repoussant avec une égale vigueur les attaques des catholiques, portèrent plus d’un coup dangereux à l’orthodoxie régnante.
Le mysticisme évangélique, Calixte, Spener, et leurs disciples, aussi bien que Zinzendorf et la communauté des frères moraves, ont donné au principe évangélique de nouveaux développements, qu’il renfermait déjà en germe dans les domaines du sentiment, de l’intelligence et de la volonté. Ils ont attaqué l’orthodoxie régnante avec une grande énergie, mais comme ils ont fait preuve d’une aussi grande intolérance les uns à l’égard des autres, ils ont plus contribué à détruire l’unité du principe évangélique et de l’édifice dogmatique, qu’accompli des progrès sérieux. Nous ne retrouvons dans aucune de ces tendances la plénitude et la richesse du principe évangélique, qui se brise plutôt en nombreux fragments, qu’une génération nouvelle cherchera pieusement à réunir en profitant des expériences du passé.