Histoire de la Théologie Protestante

2.1.3. Les doctrines spéciales de l’âge scolastique du luthéranisme

Les développements, dans lesquels nous venons d’entrer pour montrer quel était l’esprit et quels furent les principes dominants de la théologie orthodoxe luthérienne, suffisent pour nous faire comprendre qu’elle n’eut ni pour résultat ni pour but les progrès féconds et l’épanouissement des grands principes de la Réforme. Au lieu de les appliquer dans les divers domaines, que les réformateurs n’avaient pas abordés directement, leurs successeurs s’attachèrent servilement à la méthode scolastique de saint Thomas d’Aquin. On ne sut pas comprendre que sa théodicée, aussi bien que celle de saint Augustin, offrait plus d’une analogie avec les théories qui avaient eu cours dans l’antiquité avant la venue de Jésus-Christ, et que sur bien des points elle était incompatible avec le principe de la foi évangélique. Gerhard, Musæus, Quenstedt admettent avec Augustin et Thomas l’identité des décrets et de l’essence de Dieu, l’indivisibilité de la volonté et de la connaissance, et aussi de tous ses attributs en Dieu, en un mot le dogme de la simplicité divine, qui exclut toutes les antinomies, théorie, qui ne peut manquer d’exercer une influence fâcheuse sur les développements du dogme de la Trinité, et qui ne répond pas au sentiment si énergiquement exprimé par l’Église luthérienne, de la vie historique de Dieu dans le monde.

[Calov, Systema theologiæ, II, 278-320, déduit de l’unité de Dieu sa simplicité et son immutabilité. Les attributs, dit-il, ne sont pas réellement distincts de l’essence de Dieu. Ils sont distincts formellement, non seulement à notre point de vue individuel, mais par une nécessité de notre nature, tout en étant réellement et par essence indivis ; autrement il n’y aurait pas en Dieu une summa simplicitas. Calov cherche à concilier ainsi Duns Scott et saint Thomas. La simplicité absolue de Dieu exclut toute distinction d’actus et de potentia, Dieu est une summa actualitas, et il n’y a pas en lui d’accident. Les décrets de Dieu, actes immanents de son essence, ne s’en distinguent pas réellement, nedum per morem accidentium. Il y aurait autrement mutatio, changement en Dieu, ce qui n’est pas, quand même on admettrait qu’il est lui-même l’auteur de ce changement. On ne saurait donc établir une distinction réelle entre l’essence et la volonté libre de Dieu, entre l’essence et la personne ; tous ces changements et toutes ces différences n’ont de valeur que du côté de l’homme, p. 286. Quenstedt s’exprime de même (Theologia didactico-polemica, I, 284-293). Il ajoute toutefois que ces conceptions, imparfaites en tant que procédant de notre intelligence, existent pourtant réellement en Dieu ; mais voici dans quel sens il faut entendre cette affirmation. Ces conceptions de notre intelligence sont représentée dans l’essence divine qu’elles constituent ; mais, comme elle, ces attributs sont simples, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas réellement distincts l’un de l’autre. Les actions divines sont éternellement les mêmes au point de vue de Dieu. Le changement s’opère dans la créature, et non pas dans le créateur, p. 300.]

Mais la tendance mystique, qui constitue l’un des éléments les plus importants de la théologie luthérienne, n’a point permis au dogme de la transcendance absolue de Dieu de s’implanter définitivement, et d’une manière absolue, dans l’école et dans l’Église. Ce sont précisément les théoriciens les plus éminents, tels que Calov et Quenstedt, qui reprochent aux théologiens d’Helmstedt et d’Iéna leur absence de mysticisme. Il ne leur suffit pas de croire à une présence égale de l’essence divine dans toutes les créatures, et unie aux différents degrés d’activité de Dieu. Ils réclament encore une diversité de présence de la substance divine proportionnée à la diversité des créatures ; ils entendent la proposition de la Formule de concorde, que le Saint-Esprit n’est pas seulement présent par ses dons mais par lui-même dans l’âme fidèle, dans le sens d’une approximatio peculiaris de sa substance avec celle des fidèles. Calov demande la réalité de l’habitation en l’âme de la nature divine elle-même dans son union mystique, et non pas seulement d’une vertu émanée d’elle. Cette union mystique est intrinsèque, elle consiste, non pas dans une simple assistance, mais dans une immanence intime. La nature humaine et la nature divine, unies personnellement en Christ, le sont aussi sous une forme spirituelle dans les membres de Christ, qui sont les fidèles. Quenstedt insiste avec énergie sur le grand fait que toutes les créatures ont en Dieu la vie, le mouvement et l’être ; assurément il est plus facile de poser cette affirmation, que de se représenter le Dieu vivant se modifiant lui-même dans le développement historique de ses rapports avec l’humanité.

[L’école de Calixte reproche au mysticisme de Calov de tomber dans les erreurs de Schwenckfeld. Voici comment s’exprime J. Musæus (Disputatio de Conversions, VI ; De renovatione, XXVI ; Der Ienischen Theologen ausführliche Erklærung, 1676, p. 600 sq.). Dieu est partout et toujours le même dans son essence, également près de toutes les créatures. Enseigner autrement, serait tomber dans l’erreur socinienne, et nier l’incommensurabilité de Dieu. On ne doit avoir recours à aucune échappatoire, comme par exemple d’admettre une diversité de sa présence selon ses attributs, car Dieu est toujours et partout présent dans l’indivisibilité de sa nature une et simple. On ne peut donc admettre de diversité que dans son mode d’action, bien que sa présence substantielle demeure toujours la même. Mais comme on enseigne d’autre part, que l’homme ne saurait provoquer Dieu à des actes, puisque la volonté de Dieu est identique avec la simplicité de son essence, il en résulte, puisque Dieu veut toujours la même chose, que la distinction établie ne constitue qu’une apparence, possible seulement en se plaçant au point de vue du monde. Calov de son côté, X, 513-515, maintient sur ce point que la nature humaine des croyants participe à la nature divine, et en Jésus-Christ à l’union personnelle avec Dieu. Musæus (Ausführliche Erklærung, 540) se voit amené à dire que Dieu, en ce qui touche sa substance, est présent partout aussi bien qu’en Jésus. En Jésus lui-même c’est la personne seule du Verbe qui est unie à la nature humaine, et d’ailleurs il y a là un fait exceptionnel et sans analogies. Mais comme la personne elle-même du Verbe est considérée comme présente dans son essence non seulement dans l’humanité de Jésus, mais en chaque homme, l’unio personalis doit être envisagée, non comme un être distinct, mais comme un mode particulier d’action du Verbe en Jésus, ce qui aboutit, en présence du dogme dominant de la simplicité et de l’immutabilité de Dieu, à appliquer à l’élément humain en Jésus tout ce qui le distingue des autres hommes, ce qui reviendrait à dire que l’humanité de Jésus a été créée capable de recevoir dans une forme unique et exceptionnelle la puissance agissante, une, indivise, de Dieu, toujours et partout égale à elle-même.]

Bien que l’on n’accordât qu’une faible place à l’élément mystique dans la naissance et dans les développements de la foi, et que l’on enseignât surtout l’union mystique du Saint-Esprit avec la Bible, on ne cessa pas toutefois de considérer l’union mystique des chrétiens avec Dieu comme l’épanouissement supérieur de la vie religieuse de l’âme. Le dogme de la Trinité fut l’objet d’analyses subtiles et de distinctions métaphysiques sans lien direct avec l’histoire de Dieu dans le monde et avec les intérêts d’une piété vivante. Calov, toutefois, pour consolider l’unité divine, appliqua la vieille formule de la pénétration réciproque des hypostases l’une par l’autre à leur action sur le monde (opera ad extra sunt communia, l’action des trois personnes de la Trinité sur le monde est commune et indivise).

La description, que les scolastiques luthériens font de la condition primitive de l’homme, ne laisse qu’une très faible place au libre développement moral et personnel d’Adam, et ne nous permet pas de comprendre comment la chute a été possible, et comment elle s’est accomplie. Quenstedt déclare, que l’homme avant la chute, avait reçu de Dieu dans une mesure exceptionnelle la sagesse et la connaissance, dont quelques autres théologiens nous ont fait une description détaillée.

[D’après Quenstedt, la connaissance possédée par Adam était si parfaite, si complète, qu’aucun homme n’a pu depuis la chute s’en rapprocher, soit en interrogeant le livre de la nature, soit en sondant les livres saints. Les apôtres seuls ont pu jeter des regards plus profonds sur les mystères de la foi, mais Adam leur était toutefois supérieur dans sa connaissance du monde, car il jugeait toutes choses d’un regard, et n’avait pas besoin de recourir pour cela à de longs raisonnements.]

Nous pouvons y joindre une pureté et une harmonie parfaites des instincts physiques et moraux, des rapports constants et filiaux de l’âme avec le Dieu trois fois saint, dont la présence l’éclairait et la fortifiait tout ensemble. Cette justice originelle était également naturelle (habitualis). Sans la chute, Adam aurait pu en transmettre l’héritage à ses descendants, mais elle dépendait aussi de son libre arbitre et il pouvait la conserver, ou la perdre.

La chute, dont le salaire fut la punition et dont le fruit fut la culpabilité de l’homme, altéra profondément la condition de l’homme au point de vue physique aussi bien qu’au point de vue moral. Ayant perdu pour toujours, et par sa seule faute, sa pureté originelle, Adam ne pouvait transmettre à ses descendants qu’une nature souillée et corrompue. La théologie luthérienne invoqua à l’appui de cette thèse la théorie du créatianisme, bien que Mélanchthon et Brenz ne l’aient pas adoptée, et que les théologiens d’Iéna ne lui aient pas reconnu la valeur d’un dogme infaillible. Elle enseignait, en outre, que la colère de Dieu, qui s’était embrasée contre le premier homme, s’est déchaînée aussi contre ses descendants, qui ont hérité de sa désobéissance et de son châtiment. La colère de Dieu présuppose la faute de l’homme ; il fallait donc montrer comment les descendants d’Adam sont coupables à l’égal de lui.

[Dans l’intérêt de la théodicée, Lubinus, Phosphorus De prima causa et natura mali, a cherché, à une époque qui n’éprouvait pas encore une aussi grande répugnance pour les théories prédestinatiennes, et en se rattachant à saint Augustin, à résoudre par une conception négative du mal les difficultés, que la Formule de concorde avait laissées subsister dans la question grave et délicate des rapports de Dieu avec le mal. Le mal, qui est le néant, ne peut provenir que du néant, car de Dieu le bien seul procède. Son adversaire Grawer lui opposa une définition plus rigoureuse du mal, qui rendait l’humanité responsable de la chute. Voir le Dictionnaire de Bayle à l’article Lubin.]

Les théologiens cherchèrent à établir l’imputation du péché d’Adam par l’argumentation directe, en même temps que par la preuve indirecte. Les réformateurs avaient déclaré que le péché originel consiste non seulement dans une dette contractée par la faute d’autrui, mais dans la condamnation de notre propre condition misérable et pécheresse. Cette proposition fut développée dans le sens d’une responsabilité, qui enveloppait tous les descendants d’Adam dans sa faute, parce que sa nature mauvaise était devenue la nôtre. On était dès lors en droit de se demander comment Dieu pouvait nous imputer un état de maladie physique et morale, dont nous étions les héritiers irresponsables et involontaires ? On comprit que l’action indirecte ne suffisait pas et qu’il fallait rattacher directement ses descendants à la faute même d’Adam.

C’est ce que l’on chercha à établir, en montrant qu’Adam avait agi et traité avec Dieu au nom de l’humanité tout entière, dont il était le chef, de même que Dieu avait contracté une alliance éternelle avec tout le peuple d’Israël en la personne d’Abraham, son chef et son père selon la chair. Telle est la doctrine professée d’après Gerhard, par Quenstedt et Hollaz. Quenstedt dit que les volontés particulières de tous les hommes étaient renfermées dans la volonté d’Adam. Il y eut conclusion d’un traité, d’après lequel les descendants d’Adam étaient appelés à hériter soit de la pureté, soit de la culpabilité de leur représentant. La théologie des alliances, qui pénétra aussi dans le cours du dix-huitième siècle au sein de l’Église luthérienne, donna à ce point particulier de la dogmatique de nouveaux développements.

[Baier, Compendium theologiæ positivæs, édition Preuss., 1864, p. 308, se montre plus réservé dans ses affirmations, comprenant que c’est enseigner la préexistence de tous les hommes, et réduire Adam à ne plus être qu’un symbole de l’humanité, ou laisser irrésolue la question de la participation de tous les hommes au péché d’Adam. Il enseigne que l’on ne doit pas chercher à creuser la problème métaphysique du comment, mais se borner à la question pratique et révélée du fait lui-même.]

Le dix-septième siècle avait fait subir sur cette question particulière à l’enseignement des livres symboliques une transformation qui ne produisit pas de grands résultats, il se borna à enseigner avec eux que le péché originel est la source et le principe de tous les péchés actuels, spirituels et physiques, que commettent les générations humaines. Il semble que, à mesure que la prédestination absolue perdait du terrain, la théologie scolastique aurait dû faire subir à la conception primitive du libre arbitre des modifications profondes, d’autant plus que Luther lui-même avait admis dans le sens le plus large la liberté de la volonté humaine dans la vie civile. Mais limiter la puissance du péché originel, c’était affaiblir le besoin et le désir de la rédemption dans l’âme humaine, et l’on craignit même d’introduire la plus faible notion de libre arbitre dans la définition du péché originel. On n’en établit pas moins des distinctions nombreuses entre les différentes classes de péchés, et par le fait même une distinction nécessaire, bien qu’illogique, entre les divers degrés d’endurcissement de la volonté mauvaise. On attacha avec raison une plus grande culpabilité aux péchés intentionnels contre la conscience et au péché contre le Saint-Esprit, qu’on ne jugea irrémissible que parce qu’il indiquait un état absolu d’impénitence finale de l’âme. On décrivit comme un état de péché plus grave, plus dangereux pour l’âme, et qui ne procédait pas directement du péché originel, l’endurcissement dont Dieu n’est pas l’auteur, et dans lequel il n’intervient qu’en retirant son esprit du pécheur obstiné. C’est reconnaître indirectement, que le péché originel ne suffit pas pour expliquer tous les péchés particuliers, puisque l’homme est libre de choisir, Bon pas sans doute entre le bien et le mal, mais entre divers degrés du mal.

La théorie scolastique du péché rendait difficile l’exposition du dogme de la conversion, si on ne voulait pas la réduire à un acte de pure magie. Si l’homme ne peut qu’opposer une résistance coupable à la grâce renfermée dans l’Évangile, il semble que celle-ci ne trouve dans l’âme humaine aucun point vivant de contact, et qu’il n’y a plus de place que pour une opération de la toute-puissance divine agissant sur l’âme passive et inerte. La théologie de cette période est parvenue à résoudre, ou tout au moins à tourner la difficulté. La conversion, dit-elle, embrasse toute une série d’opérations, la vocation, l’illumination de l’âme, la nouvelle naissance et la conversion, la justification, l’union mystique de l’âme avec son Sauveur et le renouvellement de l’être tout entier. L’appel s’adresse aux quelques éléments épars de vérité et de connaissance religieuses, qui ont survécu dans le cœur de l’homme naturel, et qui se révèlent par les angoisses de la conscience et par l’intense besoin de guérison et de salut.

Tous ces éléments épars de vérité et de piété sont sans doute impuissants à eux seuls contre les manifestations actuelles du péché d’origine, mais ils forment comme autant de puissances mystérieuses, qui préparent les voies à l’action du Saint-Esprit. Pourvu que l’homme ne résiste point à ces impulsions puissantes, il voit bientôt son serf arbitre transformé en la volonté libre et joyeuse des enfants de Dieu, qui peut se prononcer pour la vérité, bien qu’elle souffre encore des atteintes et de l’esclavage du péché. Comme on le voit, l’accent est surtout placé sur les progrès de l’illumination divine dans l’âme et sur la faculté qu’elle possède de mettre en mouvement la volonté régénérée. Quenstedt et Hollaz reconnaissent dans cette action naturelle et mystérieuse de la Providence sur le monde païen une forme générale de l’appel divin. L’appel sérieux et définitif, qu’ils appellent la vocatio specialis, est la prédication personnelle et directe de la bonne nouvelle du salut apporté par Jésus-Christ. Ce dernier appel s’adresse sans distinction dans les intentions de Dieu à tous les hommes ; d’un autre côté l’expérience prouve que cet appel ne s’applique en réalité qu’au petit nombre, et, comme l’action du Christ est limitée par l’ancienne dogmatique au temps présent, elle se trouve en face de difficultés insurmontables. Ce n’est que par des arguments subtils et peu concluants que la dogmatique luthérienne évite recueil des deux décrets.

A partir de 1600 la christologie fut l’objet d’études sérieuses et importantes. Ceux des théologiens scolastiques, qui veulent maintenir les formules rigoureuses de la christologie luthérienne, ne se contentent pas d’enseigner la communication des idiomes (qui renferme, outre les attributs, des actes et des souffrances), mais professent aussi une véritable communication des natures. Ils vont même jusqu’à déclarer que la personne du Verbe se communique à la nature humaine pour lui assurer la personnalité. On n’admet pas que l’union des deux natures consiste simplement dans l’entrée de la personne du Fils de Dieu dans la nature humaine, ou dans l’action particulière qu’il exerce sur elle. Le Verbe a fait pénétrer la nature divine dans l’humanité, à laquelle elle se communique, et c’est de cet acte que les théologiens luthériens, à l’exemple de Chemnitz, font découler la triple communication des idiomes : 1° Genus idiomaticum ; les idiomes ou attributs, qui n’appartiennent primitivement qu’à une nature, sont considérés comme appartenant à la personne tout entière, en vertu de la communia naturarum (Jean 6.62 ; 3.16) ; 2° genus apotelesmaticum ; cette même communia naturarum transforme l’acte d’une personne en acte des deux natures ; la personne une de Christ agit par ses deux natures ; 3° genus majestaticum ; les attributs d’une nature sont transmis à l’autre nature en vertu du même principe, mais, comme la nature divine ne peut recevoir des attributs de l’humanité, inférieurs d’essence et de puissance à sa dignité, il n’y a pas réciprocité de communio. La nature divine peut, en communiquant ses attributs à la nature humaine, lui donner un accroissement de dignité et de puissance.

Les développements donnés par le dix-septième siècle à la christologie n’eurent plus exclusivement en vue les controverses sur la sainte cène, mais furent surtout dirigés contre les réformés et contre les jésuites. Outre la question de la toute-présence du corps de Christ, les théologiens de cette période étudièrent les rapports entre l’humanité de Christ, sa toute-science et sa toute-puissance. Malgré tous, ces travaux, cette période n’a fait accomplir que peu de progrès aux questions christologiques. Jusqu’à Hollaz les attributs moraux ne sont qu’effleurés en passant.

Les exagérations des cryptiques tubingiens provoquèrent une réaction opposée et un relâchement sensible dans les conséquences logiques tirées du principe lui-même.

[Les théologiens de Tubingue, tirant les conséquences logiques du principe de l’union des deux natures, en concluaient à la toute-présence de l’humanité de Jésus dès l’origine ; les théologiens de Giessen concluaient simplement à la possibilité pour l’humanité d’être présente où elle voulait pendant la période d’abaissement, et à la réalité de cette présence pendant la période glorieuse, dans les actes rédempteurs, ou dans les manifestations actives de sa puissance. Musæus se borne à déclarer, que l’humanité de Christ n’a dans son abaissement possédé aucune indistans propinquitas ad omnes creaturas ; que dans la période glorieuse elle n’est pas absolument présente dans toutes les créatures, mais quand, et où elle a promis d’être, dans la Parole, les sacrements, etc. Il maintient la proposition que le Verbe n’est pas en dehors de la chair, mais il semble l’entendre dans le sens, qu’il n’est nulle part comme unité sans son humanité.]

On ne se borna pas à déclarer incommunicables à la nature humaine (ce qu’avait déjà fait le seizième siècle) l’infinité, l’immensité, l’éternité, et à limiter aux attributs actifs la communication des idiomes ; on en vint à relâcher de plus en plus les liens qui rattachent l’humanité à la divinité et la part, qu’elle a aux attributs divins[a].

[a] Les scolastiques luthériens, par antipathie contre Schwenckfeld et les mystiques, repoussaient tout mélange, ou toute transformation de la nature humaine en la nature divine et réciproquement.

Le dogme des deux états en Christ reçut des développements importants, destinés à confirmer la réalité de l’humanité de Christ, et en particulier de ses souffrances. On ne distinguait, du reste, l’état d’abaissement de l’état glorieux, que par une participation moins complète de l’humanité aux attributs divins, éternels et immuables de leur nature. On ne pouvait, cependant, considérer l’incarnation comme constituant en elle-même l’état d’abaissement, puisqu’elle participe à l’état glorieux. Devait-on, dès lors, considérer cet état d’abaissement, auquel le Verbe ne saurait être sujet, comme une simple souffrance de l’humanité de Jésus, comme une nécessité physique, qui lui était imposée par les lois de la vie humaine, ou comme un acte d’humiliation libre, et non pas nécessaire ? La dogmatique, désireuse de maintenir le principe de l’abaissement volontaire, et de ne point le réduire à un simple résultat d’une loi fatale et nécessaire, chercha à démontrer dans les humbles débuts de l’enfance de Jésus un acte volontaire, non pas seulement du Verbe (qui ne peut ni s’abaisser, ni être humilié, mais qui peut simplement interrompre la communication active de ses attributs à l’humanité), mais aussi de l’humanité unie au Verbe.

Cette théorie faisait naître des contradictions inconciliables. Pour que l’humanité pût s’abaisser volontairement, il était de toute nécessité que son existence précédât son abaissement. Elle n’existe pas avant son incarnation, et cette incarnation même constitue un état d’abaissement. On n’aurait plus qu’à admettre, hypothèse impossible, qu’il a existé avant l’incarnation une humanité glorieuse du Verbe. Quelques théologiens postérieurs, tels que Reinhard, enseignent que Jésus a supporté volontairement plus tard un état d’abaissement, qui avait été inconscient au début, et suppléé ainsi à l’imperfection, rendue nécessaire par l’état passif des premiers jours. Cela revient au fond à l’interprétation donnée par quelques autres théologiens à Philippiens 2.8. L’abaissement volontaire s’applique d’après ces derniers à l’humanité comme sujet et comme objet, et non au Verbe, à la condition d’esclave de Christ pendant sa vie terrestre, condition dont il aurait pu s’affranchir grâce à la majesté intérieure de sa nature, sans cesser pour cela d’être véritablement homme. L’orthodoxie rigoureuse préféra s’en tenir au point de vue que nous avons exposé en premier lieu. Elle admit que l’incarnation s’accomplit dans la sphère de l’éternité en dehors des conditions de temps et d’espace, et que l’humanité du Christ, entrée dans la sphère de l’existence par le fait de son union avec le Verbe, participe à l’acte qui assure son entrée dans la vie terrestre, et s’abaisse volontairement en vue de cette vie nouvelle. Cette théorie suppose la préexistence consciente de l’humanité de Jésus avant l’incarnation. La théorie de la præservatio massæ Adamiticæ aboutit à une sorte de préexistence du corps de Jésus lui-même. Mélanchthon avait déjà exposé le triple caractère de l’œuvre de Jésus-Christ. Son opinion, admise par Strigel, reçut de Jean Gerhard les plus grands développements. L’école insista surtout sur le caractère sacerdotal, et l’appliqua aux dogmes de la justification et de la rémission des péchés. La royauté de Jésus embrasse, d’après les luthériens, le monde tout entier, et non pas seulement les rachetés.

En ce qui touche le dogme de l’appropriation du salut, et en particulier les rapports entre la liberté et la grâce, la dogmatique luthérienne s’appliqua à développer l’incapacité absolue de l’âme humaine et la nécessité de la rédemption sous une forme, qui maintînt la culpabilité et le juste châtiment des damnés, tout en évitant l’écueil du double décret. On pouvait dans ce cas affirmer que personne n’est damné, s’il n’a persévéré librement dans l’incrédulité, mais la responsabilité de l’incrédule ne subsiste que quand il a été placé dans des circonstances extérieures et intérieures capables de faire naître en lui la foi. On pouvait chercher sous une double forme à établir la possibilité pour l’homme d’accepter ou de repousser la vérité. On pouvait, en marchant sur les traces des synergistes, enseigner que le péché originel ne laisse pas seulement à l’homme la possibilité d’accomplir les devoirs de la vie civile et d’entendre la vérité, mais encore ne transforme pas pour les incrédules en une nécessité fatale le regret de la grâce offerte, puisque la nature humaine possède la faculté de saisir la grâce en vertu des puissances spirituelles qu’elle a conservées. Cette explication, adoptée par l’école de Calixte, a été repoussée par la majorité des orthodoxes luthériens. On pouvait aussi éviter de faire remonter jusqu’à Dieu la cause de la damnation du grand nombre, en admettant que, à l’égard de tous ceux qui peuvent entendre et rechercher la vraie religion, ou de ceux qui reçoivent l’Évangile et qui se trouvent encore passifs et inertes au point de vue spirituel, Dieu leur accorde, dans l’appel qu’il leur adresse, la faculté de se prononcer pour ou contre Christ. On eut soin toutefois d’affirmer contre les réformés, en ce qui touche la conversion (en tant que distincte de la possibilité de se convertir), qu’elle n’est pas irrésistible. L’homme, par le fait qu’il ne veut pas. entendre la vérité et rechercher la vraie religion (ce qui lui est loisible), est responsable de sa propre condamnation. Quiconque écoute l’Écriture reçoit du Saint-Esprit, et sans s’en rendre compte, la possibilité de croire, grâce aux bons mouvements et aux connaissances, que celui-ci développe dans son âme. Reinhard, l’adversaire de Musæus, s’empresse d’attaquer le côté faible de son adversaire, et de lui reprocher d’admettre des désirs sérieux et des aspirations saintes chez les inconvertis eux-mêmes.

Musæus cherche à parer le coup en affirmant qu’il n’a admis les pieux désirs que chez les âmes, pour lesquelles a commencé le travail de la conversion. Ses adversaires cherchent à établir l’infusion dans l’âme passive de nouvelles forces qui lui permettent d’accepter la foi que le Saint-Esprit lui présente. Il n’était pas nécessaire de concevoir sous une forme magique l’acceptation du salut par la foi. La grâce, dont il s’agit, pouvait être considérée comme accomplie par l’intermédiaire de l’efficace divine de la Parole et des sacrements sur ce côté de la nature humaine, qui est encore susceptible de conversion, c’est-à-dire sur la raison, qui a conservé quelques restes obscurs de la connaissance de Dieu, et qui à son tour réagit sur la volonté. Mais dans le cas où cette hypothèse est fondée, et s’il est vrai que la grâce rétablit en l’homme la liberté de la volonté déterminante, et que, selon l’enseignement de Quenstedt lui-même, l’élection dépend du bon choix de l’homme rétabli dans sa liberté, le dogme ainsi formulé s’écarte sensiblement de la Formule de concorde, qui nie, à l’encontre de cette théorie, que la foi persévérante prévue par Dieu soit une cause d’élection.

Calov a toujours refusé d’appeler la foi une cause déterminante de l’élection (causa impuhiva movens). Il n’en est pas moins vrai que König et Quenstedt enseignent à l’exemple de Jean Gerhard que la foi est une cause de l’élection, bien qu’elle ne possède aucun mérite par elle-même.

[Quenstedt, Theologia didactico-polemica, II, 36. « Fides et quidem perseverans et finalis etiam ingreditur circulum electionis æternæ. Ex divinitus enim pravisa fide meritum Christi finaliter apprehendente ad vitam æternam electi sumus. » Musæus, contre l’attaque de Reinhard (Adversus theologorum ienensium errores, p. 706) dit : Comme tout ce qui est en Dieu appartient à son essence autonome et immuable, ses décrets aussi bien que ses attributs, il ne saurait à proprement parler exister pour Dieu de cause déterminante du décret ; autrement il faudrait admettre que la créature a le pouvoir de le déterminer, et de provoquer en lui des actes étrangers à sa volonté primitive. Il faut donc croire que l’élection des croyants ne dépend pas de leur foi, mais de la volonté de Dieu, qui assigne à la foi la vertu d’assurer l’élection de celui qui la possède. La prédestination des personnes se trouve ainsi transformée en une prédestination des conditions du salut, repentir et foi, qui constituent les conditions sine qua non du salut, mais d’après le plan du salut prédéterminé par Dieu.]

Cette concession énorme faite à la liberté de la détermination humaine, et qui se rapprochait sensiblement du type de la dogmatique de Mélanchthon[b], entraîna une modification analogue du dogme de la certitude du salut. Musæus déclare que personne ne possède la certitude de son salut final, parce que personne ne peut savoir s’il persévérera dans sa foi. Quenstedt enseigne que c’est moins la foi, que la foi affermie et consolidée qui possède cette certitude. Nous pouvons, nous devons même posséder une certitude divine de notre condition actuelle, mais notre certitude finale dépend de notre fidélité[c]. On emploie encore les termes d’élection et de prédestination, mais on se borne à dire du décret inconditionnel de Dieu, qu’il consiste en ce que Dieu a résolu d’assurer le bonheur de ceux qui persévèrent jusqu’à la fin dans la foi. En ce qui concerne les individus on admet généralement le principe formulé par Calixte, du décret conditionnel du salut.

[b] Voir combien cet enseignement s’écarte de celui de la Formule de concorde, en lisant Formule de Concorde, 809, 810.
[c] Quenstedt, Theologia didactico-polemica, III, 566-578. Cette opinion, ainsi que la doctrine de la rechute possible des fidèles, constituèrent un nouvel article de la controverse contre les calvinistes.

On avait sans doute évité par là de faire remonter jusqu’à Dieu la cause de la condamnation de ceux qui ont reçu l’appel de la Parole. On ne s’en trouvait pas moins en face d’une nouvelle difficulté. Comment, à moins d’admettre une certaine disproportion de traitement de la part de Dieu, expliquer la condamnation des hommes, qui n’avaient pas éprouvé cette action irrésistible du Saint-Esprit par l’intermédiaire obligé des sacrements et de la Parole, ou qui ne l’avaient pas subie dans toute sa puissance ? Quoi qu’on fit, la théologie luthérienne renfermait encore de nombreux éléments de la conception particulariste de la grâce. On vit même le zèle missionnaire des premières générations étouffé par l’hypothèse, à peine avouée, que l’Évangile n’était point destiné par Dieu à tous les hommes. On enseigna que les peuples païens, qui marchent dans la vallée de l’ombre de la mort et qui descendent au sépulcre sans avoir contemplé la lumière de l’Évangile, subissent la peine de la faute de leurs ancêtres. Comme si l’Évangile s’était jamais trouvé en présence d’âmes, qui ne pouvaient être sauvées à aucun prix ! En affirmant, pour justifier la damnation des masses, que les païens étaient jugés d’après leurs œuvres, on établissait un second principe de jugement pour Dieu, à côté de celui qui repose sur la connaissance de Christ. Il en résultait, dans le cas où ces deux principes demeuraient irréconciliables en face l’un de l’autre, qu’il existait un double plan de Dieu à l’égard des hommes, et que l’on devait admettre l’existence de plusieurs races distinctes, et étrangères l’une à l’autre. Que penser dès lors des enfants des païens ? Quenstedt dit, que Dieu connaissait leur incrédulité future, comme si la damnation pouvait atteindre des actions renfermées encore dans le domaine du futur et du possible. Cette dernière hypothèse n’avait de raison d’être, que si l’on niait l’égalité essentielle de tous les péchés avant Christ, et si l’on affirmait des péchés commis par les païens, qu’ils les privaient à l’avance de la faculté de croire, ce qui compromettait singulièrement l’efficace universelle du salut apporté par Jésus-Christ.

[Quelques théologiens enseignaient aussi, que la promesse du salut faite par Dieu a tous les peuples, était dès à présent accomplie par le fait, que quelques membres de chaque race humaine avaient déjà été gagnés à l’Évangile. Ils expliquaient la culpabilité des masses incrédules par leur refus d’accepter l’Évangile de la main des races chrétiennes, dont ils n’étaient pas sans avoir contemplé la grandeur, ou tout au moins connu l’existence. Ce n’étaient là que de misérables échappatoires, qui n’auraient certes pas ébranlé l’ardeur missionnaire, si elle avait existé aussi puissante qu’au sein de l’Église romaine. Malheureusement l’Église évangélique était trop absorbée par ses querelles intestines. L’esprit subtil et polémique de cette période sut découvrir des points de discorde dans presque tous les articles de la dogmatique.]

Aussi ne doit-on pas s’étonner que vers 1700 Petersen soit revenu à l’idée origéniste du rétablissement final pour maintenir l’universalisme de la grâce. Toutefois ses opinions furent condamnées par la majeure partie des théologiens de son temps, qui y virent une atteinte portée à la puissance de Christ et de la Parole et une conception physique et fatale de la grâce. Petersen fut soutenu par Dippel et Edelmann. Une autre controverse, concernant les limites à assigner à la grâce, qui dura de 1698 à 1710, aborda le même ordre d’idées. Les théologiens de toutes les Églises avaient jusqu’alors généralement admis que la mort était le terme de la conversion possible, et que, de même qu’il n’y a plus de changement admissible au delà de la tombe, il y avait jusqu’au dernier moment de la vie possibilité pour le pécheur de se convertir. Cette opinion, qui reposait primitivement sur l’importance assignée à la vie présente sur les destinées éternelles de l’âme, pouvait servir de prétexte à une légèreté coupable, qui ajournait à l’article de la mort l’heure de la conversion.

Böse, soutenu par Rechenberg, voulut s’opposer à cet abus, et enseigna qu’il existait dès le temps présent pour le pécheur un délai fixé, et au delà duquel il ne lui était plus possible de se convertir. Ce qui importait, ajoutait-il, c’était moins les circonstances extérieures que la maturité de l’âme capable de se prononcer pour ou contre Jésus-Christ. La grâce finit par abandonner le pécheur, qui l’a repoussée à plusieurs reprises. Ittig, bien que sa position fût des plus défavorables, combattit avec vigueur cette restriction nouvelle apportée à l’action de la grâce. Toutefois l’opinion de Rechenberg entraîne des conséquences, qu’il n’avait pas prévues, et qui découlent cependant logiquement de ses prémisses. S’il est vrai qu’il s’agisse avant tout de la maturité de l’âme, et non plus du temps et des circonstances, il en résulte non seulement que plusieurs peuvent être mûrs pour le jugement éternel bien des années avant leur mort, mais aussi que cette maturité de l’âme peut faire défaut à un grand nombre d’âmes jusqu’à l’article de la mort, et que le jugement de Dieu ne peut logiquement s’accomplir, que quand elle s’est manifestée dans une autre économie. Cette conséquence échappa, du reste, à tous les théologiens de cette période. On se borna à soulever des doutes sur la damnation des enfants morts sans baptême, et l’on se contenta le plus souvent d’envisager leur condition au point de vue négatif comme une privation de la béatitude.

Nous voulons envisager en détail les divers états, par lesquels passe l’âme dans le travail de l’assimilation du salut, et nous pouvons résumer ainsi la conception orthodoxe la plus pure sur ce point, telle qu’elle découle de la double doctrine de l’impuissance absolue de l’homme naturel et de la vertu mystérieuse inhérente à la parole sainte. Les moyens de grâce offerts par Dieu à l’homme, et en particulier la Parole, communiquent des forces divines et nouvelles à l’âme humaine impuissante et inerte. Ces forces sont l’illumination de l’intelligence et les bons mouvements de la volonté, qui restituent à l’homme son libre arbitre perdu depuis le péché, et le font naître de nouveau. L’homme, mis en possession d’une volonté régénérée et affranchie, est désormais capable de croire. Dans le cas où il veut (car il n’y a là aucune contrainte fatale), comme il le peut, faire usage des forces que lui communique la nouvelle naissance, pour se repentir, confesser ses péchés et se convertir à Dieu, il entre en possession de la justification, de la sanctification, de l’union mystique avec son créateur et de la glorification des enfants de Dieu. La justification conserve, néanmoins, un caractère juridique, indépendant de la volonté et des mérites, sinon de la foi de l’homme ; tel est dans son ensemble l’enseignement de Hollaz sur ce point.

Il en résulterait qu’il existe des hommes, qui ont passé par la nouvelle naissance, sans être encore justifiés devant Dieu et sans même posséder la foi, et que les forces mystérieuses, qui accompagnent la nouvelle naissance, s’insinuent pour ainsi dire en l’homme d’une manière inconsciente et fatale ? Il est facile aussi de comprendre combien cette théorie affaiblit l’idée de la nouvelle naissance en n’y attachant que la possibilité de la foi et en rendant indispensable le don supplémentaire de la justification. Aussi quelques théologiens comprennent-ils la foi au nombre des dons qui accompagnent la nouvelle naissance et la réduisent-ils, elle aussi, à ne plus être qu’une vertu magique de plus, reçue passivement par l’homme inerte et mort spirituellement encore. D’un autre côté, cette théorie des forces surnaturelles qui accompagnent la nouvelle naissance avec ou sans la foi, relègue la justification au second plan. Il y a plus, celle-ci perd dans le développement de la vie spirituelle de l’homme régénéré la place importante que les réformateurs avaient eu raison de lui accorder. On ne peut plus, en effet, assigner à la justification le développement de la vie nouvelle du chrétien, puisqu’elle-même n’est qu’une action de la nouvelle naissance. Elle n’assure pas davantage le pardon divin à l’homme, puisque ce pardon est présupposé par la nouvelle naissance, qui révèle à l’homme l’amour que Dieu lui porte, en tenant compte des mérites de Jésus-Christ.

Il nous sera facile de comprendre pourquoi la nouvelle naissance enlève la première place à la foi. La cause doit en être cherchée dans les rapports, qui existent entre le baptême des enfants et les dogmes de la corruption naturelle et de l’efficace des sacrements. On crut devoir reconnaître que les enfants ne possèdent pas encore la foi exigée de tout vrai fidèle, mais on n’en fut que plus porté à admettre que l’acte du baptême opère par lui-même la nouvelle naissance chez l’enfant, non pas assurément en perdant de vue la foi, mais plutôt dans le but de la faire naître.

[Un grand nombre de théologiens cherchèrent à donner au dogme du baptême des développements analogues à ceux qu’ils avaient fait subir au sacrement de l’eucharistie, et à découvrir une materia cælestis, qui s’unit sacramentellement à l’eau, matière terrestre, comme le corps du Christ s’unit au pain, et son sang au vin. Les uns crurent la découvrir dans les paroles de consécration, d’autres dans la sainte Trinité, le Saint-Esprit, ou le sang de Christ. Musæus s’appuya sur les enseignements de Chemnitz et de Gerhard pour s’opposer à ces innovations étranges. Luther avait exigé la foi pour le baptême, et jamais il n’a cru la nouvelle naissance possible sans la foi.]

Cette formule devint le type de la conversion des hommes faits, avec cette différence que chez eux la nouvelle naissance devait écarter successivement tous les obstacles accumulés par leurs péchés passés et présents, tandis que les enfants, qui ne connaissent pas le mal actuel, n’opposent aucune résistance sérieuse à la grâce[d], ce qui permet à l’œuvre de la nouvelle naissance de s’opérer en eux sans difficulté.

[d] Hollat. Examen, III, quæsestio 14, p. 334.

[Hollaz associe sans doute la foi à la nouvelle naissance chez l’enfant, mais il y voit non pas un acte, mais un repos de l’âme raisonnable de l’enfant en Christ, base de son salut. Nous avons vu dans la première partie les opinions différentes de Luther sur ce point.]

Si les hommes faits ont perdu par leurs péchés actuels les bienfaits attachés à la nouvelle naissance, fruit du baptême, il doit s’opérer en eux, en vue du développement de leur conscience et de leur volonté, une vocation active qui les transforme et qui les éclaire ; mais il n’en est pas moins vrai que l’œuvre divine suit la même marche chez eux que chez l’enfant lors de son baptême. La grâce de la nouvelle naissance, le libre arbitre restitué à l’âme, lui facilite la repentance et la foi, qui constituent la conversion, et la foi, à son tour, reçoit en don de Dieu la justification.

En rétablissant, de la sorte, un équilibre logique entre l’assimilation de la foi par les hommes faits et celle que le baptême opère chez les enfants, les théologiens luthériens du dix-septième siècle se virent amenés à admettre la possibilité d’une nouvelle naissance sans foi et sans justification, et s’écartèrent sensiblement des enseignements des apôtres aussi bien que de Luther. D’après le langage du Nouveau Testament, on ne devrait appliquer qu’à la foi vivante le terme de nouvelle naissance.

Nous devons signaler une déviation beaucoup plus grave de l’esprit évangélique, que cette théorie nouvelle entraîna dans la conception de la justification, cette pierre angulaire de la Réforme. Nous avons vu dans l’exposition des principes combien le dix-septième siècle avait mutilé le principe de la justification. Il nous reste à examiner la place qu’on fut insensiblement amené à lui assigner dans l’ensemble du système[e]. On aurait dû s’attendre à ce que la justification, tout en cessant d’occuper le premier rang, conservât la place d’honneur dans le corps même de l’édifice dogmatique. Il est incontestable que pour les réformateurs (et c’est là d’ailleurs le trait caractéristique de leur œuvre) la justification du pécheur constitue la ligne de démarcation précise entre la vie de l’homme naturel et l’existence du chrétien régénéré. Il est manifeste aussi qu’elle glorifie la grâce libre et prévenante d’un Dieu, qui ne se laisse influencer en aucune manière par les actions humaines, et que c’est aussi d’elle que doit dater le point de départ de l’économie nouvelle. L’acte divin de la justification est le générateur unique de la vie chrétienne, bien loin de subir son influence, et nous devons même assigner à cette préoccupation extrême d’éviter toute dépendance de la part de la grâce d’un mérite quelconque de l’homme, quand bien même ce mérite procéderait de Dieu, le caractère juridique que les réformateurs ont assigné à la justification (actus Dei forensis)[f].

[e] Comparez Henr. Hœpfneri Lipsiensis theologi, De justificatione hominis peccatoris coram Deo ; Disputationes XII. Lipsise, 1693. J. Musæi, Tractatus theologicus de conversione hominis peccatoris ad Deum, 1661. IX Disputationes, que nous devons distinguer de la Disputatio de conversione (1647, déjà citée), et qui attaquent surtout le jésuite Erbermann.
[f] Comparez Chemnitz, Loci theologici de justificatione, p. 202, 249.

Un simple coup d’œil jeté sur la dogmatique luthérienne confond cette présupposition si légitime. Les plus anciens, Chemnitz, Hütter, cherchent bien encore à conserver la première place au dogme de la justification. Ils placent aussitôt après les dogmes de Dieu et de la création ceux du péché, du libre arbitre et de la loi, à laquelle ils opposent l’Évangile, et conservent dans ce dernier point le premier rang à la justification, à laquelle ils rattachent les bonnes œuvres ou la repentance et la foi. Hafenreffer introduit la foi aussitôt après l’œuvre de Christ, parce qu’il avait fait suivre le dogme du péché de celui de la prédestination, c’est-à-dire de l’élection qui se développe dans les trois phrases de la miséricorde divine, des mérites de Christ et de la foi. La réalisation du décret divin réclame la présence de la foi, qui est considérée comme une action de Dieu succédant à l’offre de la justification. En fait et en principe, la justification occupe encore la première place dans cette exposition dogmatique. Hafenreffer développe ensuite la loi et l’Évangile avec les actes humains de la repentance et de la foi, tandis que Chemnitz n’a pas de locus spécial pour la prédestination, et que Hütter traite celle-ci après la justification et ne développe qu’ensuite l’élément individuel et humain de la vie chrétienne, la repentance, la foi et l’obéissance du chrétien régénéré.

Jean Gerhard suit une tout autre marche. Il traite, après l’Écriture « principe de la théologie, » les dogmes de Dieu et de Christ, et passe à ceux de la création et de la providence, auxquels il rattache le dogme de l’élection. Puis viennent les questions de l’image divine, du péché et du libre arbitre, ensuite, après la loi et l’Évangile, la pénitence, qui comprend la repentance et la foi. Ce n’est qu’alors, et comme conséquence dernière, qu’il aborde la justification à laquelle se rattachent les bonnes œuvres. Les théologiens plus récents, tels que Calov, placent la justification plus loin encore et la font procéder des questions de l’Église, du gouvernement civil, de la Parole et des sacrements. Calov n’aborde qu’au dixième volume, et après avoir traité tout au long la question des sacrements, les actions de Dieu dirigées en vue de la mise en œuvre du salut et de la conversion de l’homme. Ce n’est qu’alors qu’il parle de la vocation, de l’illuminatio de la régénération et de la conversion, puis de la justification à laquelle il rattache la foi justifiante, de la pénitence et de ses éléments, la contrition et la foi, enfin de l’union mystique de la sanctification, de la glorification et de la prédestination. Scherzer suit à peu près la même méthode. Après avoir examiné successivement la loi et l’Évangile, la conversion, le pouvoir des clefs et les sacrements, il traite enfin de la justification et de la sanctification de l’âme, sans doute, un certain nombre de théologiens ne vont pas aussi loin, mais il est généralement reçu de placer la vocation, la régénération et la conversion avant la justification. C’est ce que nous voyons chez König, Baier et dans une large mesure chez Calixte. Musœus renferme la conversion dans la régénération.

[De conversione, 1647. Disput., I. Dans un sens général la régénération renferme la justification et la sanctification, dans un sens plus restreint elle est identique avec la conversion. La régénération, aussi bien que la justification, sont l’action de Dieu seul. La régénération opère dans l’âme une transformation intérieure, l’illumination de l’intelligence et de la volonté ; son but est la foi qui sauve (terminus ad quem). La justification, acte judiciaire, qui s’accomplit en dehors de l’homme, n’opère aucune transformation en lui. Nous devons l’envisager comme la non-imputation du péché, et l’imputation des mérites de Christ. Il a modifié plus tard cette manière de voir dans son Ausführliche Erklærung : Les mérites de Christ, dit-il, saisis par la foi, constituent la cause efficiente de la justification : l’imputation de la justice de Christ, saisie par la foi, antérieure à la rémission des péchés. Du reste le châtiment est remis à l’homme avant la nouvelle naissance. Disputatio de conversione, 1647, II. § 13.]

David Hollaz[g], (mort en 1713), procède de même. Après avoir étudié sur la base de la Trinité les principes objectifs du salut, la miséricorde et la prédestination, l’œuvre rédemptrice de Christ, et la grâce assimilatrice du Saint-Esprit, il énumère les diverses activités du Saint-Esprit, qui sont la vocation, l’illumination, la conversion, la régénération, la justification, l’union mystique, la sanctification, la conservation de la foi et la glorification[h]. Puis il passe aux instruments de salut préparés par Dieu, qu’il divise en moyens objectifs, à savoir la Parole et les sacrements, et en moyens subjectifs, qui sont la pénitence, accompagnée de la contrition et de la foi qui sauve.

[g] Examen theologicum acroamaticum universam theologiam thetico-polemicam complectens, 1707.
[h] La régénération est pour lui un don de la foi, un don de forces surnaturelles, accompagné de la victoire remportée sur la résistance du cœur naturel, t. III, p. 342.

Assurément, tous ces théologiens, en réservant à la justification cette place dans leurs ouvrages, entendent lui conserver la valeur que les réformateurs lui avaient assignée à si juste titre. On doit observer, toutefois, que non seulement elle n’occupe plus une place suffisante, mais encore que la grâce prévenante de Dieu se trouve forcément obscurcie par tous ces théorèmes dogmatiques qui la précèdent et qui l’embarrassent. Nous devons, pour être juste, constater un progrès dans l’étude plus précise de l’assimilation psychologique du salut, mais par ce fait même la dogmatique s’était trouvée transportée dans le domaine de faits et d’idées, qui amènent les contacts les plus fréquents entre le plan rédempteur de Dieu et l’homme, puisque la grâce pénètre et transforme le cœur, la volonté et l’intelligence de l’homme qui, de son côté, se soumet à l’action divine et devient un être nouveau, formé à l’image de Christ, libre et vivant en Dieu. En introduisant, comme on le faisait généralement, dans le développement de l’œuvre historique du salut la justification à la suite de la régénération et de la conversion, on se trouvait embarrassé pour lui assigner le rôle, qui lui revenait de droit en tant que principe de la vie nouvelle, dont toute la base dogmatique était déjà développée, avant qu’on eût même abordé le fait capital de la justification. Ce qui compliquait la difficulté, c’est qu’on l’envisageait comme une sentence prononcée par Dieu du haut de son tribunal. Ainsi donc, tandis que tous les autres moments de l’action divine (vocation, illumination, régénération, conversion) avaient pour contre-coup une transformation adéquate de la nature humaine, la justification, qui se glissait entre elles comme une étrangère, demeurait sans action directe sur l’âme, n’occupait qu’une place précaire et échappait pour ainsi dire à la connaissance du fidèle, qui en était l’objet.

On devait dès lors être tenté de ne donner à la justification qu’une valeur égale à celle des autres manifestations de l’action divine, et de ne l’envisager que comme un développement dans l’âme de la conscience de la justification devant Dieu. Beaucoup de théologiens l’ont entendue dans ce sens (Voir Hase, Dogmatik, page 332, et note cc). Mais cette explication ne pouvait pas suffire, et elle ne justifie pas d’ailleurs le rôle secondaire assigné à la justification en tant qu’acte juridique de Dieu. Comme nous l’avons vu, les éléments les plus importants de l’œuvre du salut ont passé avant elle, et dès lors elle ne peut plus être appelée à constituer le principe du salut. De plus on enseigne, et avec raison, que la conscience de la rédemption, ou justification n’apparaît pas toujours nécessairement avec la foi, bien que la justification devant Dieu puisse exister déjà. Et, en fait, puisque la justification est un acte judiciaire qui s’accomplit dans la volonté divine, on doit supposer qu’elle existe, avant que l’homme soupçonne même son existence et avant la manifestation de la foi, qui n’est que le pressentiment naissant et grandissant toujours de la justification et qui ne peut, dans son application directe et personnelle au croyant en question, exister antérieurement à l’acte divin de la justification, qui a son existence objective et éternelle en Dieu lui-même, et est ensuite révélé par l’offre directe du salut. L’appel des âmes individuelles à la conversion ne peut donc que découler du pardon, que Dieu leur a déjà accordé dans sa sagesse éternelle, en vertu de sa miséricorde prévenante, et pour les mérites de la communion de Christ avec le pécheur, qui n’a pas encore repoussé la grâce qui lui est offerte. Ce n’est qu’en tête de tout l’édifice dogmatique, et quand elle est développée dans l’esprit des premiers réformateurs, que la justification judiciaire conserve sa valeur et son importance. Nous la voyons, au contraire, dans cette période reléguée de plus en plus à l’arrière-plan, jusqu’à ce qu’elle occupe la dernière place dans la dogmatique de Storr.

Nous avons eu l’occasion de remarquer que la doctrine de l’assimilation du salut, surtout en ce qui touche la nouvelle naissance et la foi, avait subi un développement analogue à celui de la doctrine du pédobaptisme. Et pourtant ce déplacement si marqué de la justification se trouvait en contradiction flagrante avec la conception luthérienne du baptême des enfants. D’après la conception dogmatique des premiers réformateurs le saint baptême, qui n’a pas besoin, pour être valable, de la présence active de la foi, doit incontestablement renfermer déjà, et entraîner comme conséquence nécessaire, l’acquittement de la dette et la non-imputation du péché originel pour l’amour de Christ, et de plus l’imputation de la justice de Christ, c’est-à-dire l’acceptation de la part de Dieu d’une justification, fruit d’un jugement de la justice divine, que le sacrement du baptême communique à celui qui en est l’objet. Cette alliance de grâce, que Dieu conclut avec l’enfant baptisé, conserve à ses yeux une valeur éternelle, à moins que l’impénitence finale de l’enfant devenu un homme ne tourne en dissolution les grâces de la miséricorde céleste.

Les réformateurs font avec raison remonter jusqu’à cette grâce prévenante de Dieu cette puissance mystérieuse, qui brise le cœur de l’homme naturel et qui, faisant monter jusqu’à son front la rougeur d’une honte salutaire, développe en lui, suivant les degrés divers de sa réceptivité spirituelle et morale, des sentiments de repentir, de conversion, et puis enfin de foi confiante et joyeuse, qui lui assurent la possession réelle, personnelle et vivante des grâces que Dieu lui avait destinées. Il n’en est plus de même dans la tractation dogmatique du dix-septième siècle. D’après sa méthode d’exposer les diverses phases de l’œuvre individuelle d’assimilation du salut objectif, ce caractère prévenant de la grâce qui pardonne (justitia forensis) se trouve singulièrement obscurci, à cause du rôle effacé qu’y occupe la justification. Il était impossible d’établir avec certitude à quel moment de la vie nouvelle apparaissait dans l’âme l’action divine de la justificatio forensis, ou tout au moins le moment où l’âme acquerrait la conscience et la certitude de sa justification devant Dieu. Nous pouvons le comprendre d’après ce que nous avons vu déjà. La théologie dominante avait fait précéder dans l’âme de l’adulte non seulement l’acte de la justification divine, mais encore l’expérience intime du pardon de Dieu de l’appel d’en haut, et aussi de la nouvelle naissance et de la conversion. Il en résultait que la justification ne faisait son apparition dans l’âme de l’homme, que quand celle-ci avait déjà traversé toute une série d’expériences religieuses, accompagnées de transformations correspondantes, dont Dieu ne doit tenir aucun compte dans la sentence qu’il prononce.

Aussi pouvons-nous dire que cette théologie des soi-disant héritiers orthodoxes du seizième siècle méconnaît la durée de l’alliance du baptême de la part de Dieu, et se rapproche même d’une manière très compromettante de la conception catholique qui, tout en laissant la grâce justifiante de Dieu se manifester à l’enfant sous une forme prévenante dans l’acte du baptême, ne permet à l’homme fait, retombé sous l’empire du péché, de n’acquérir la justification, qu’après avoir accompli tous les actes de la pénitence.

[La foi, qui, de son côté, présuppose le repentir et la pénitence, cesse, en fait, d’être considérée comme un simple instrument dans l’œuvre du salut, comme l’organe et l’intermédiaire psychologique nécessaire de la possession de la grâce, pour être transformée en une cause active et efficiente de l’acte divin de la justification elle-même, comme si la foi était possible sans la présence de la grâce prévenante de Dieu, qui nous assure que nos péchés sont pardonnés pour l’amour de Jésus-Christ, et non à cause de l’union que notre foi établit entre lui et nous, ou des transformations qu’elle opère dans notre âme. Musæus (Ausführliche Erklærung, 587-599) fait de la repentance sérieuse et de la foi la condition sine qua non du pardon des péchés de la part de Dieu. Ne voit-on pas que ce pardon ne peut être offert que s’il procède en Dieu de l’amour de Christ ? On en vint à se demander au dix-huitième siècle, si la repentance sincère et la vraie foi pouvaient suffire pour assurer la justification du pécheur ! Musæus ne veut pas voir d’ailleurs dans la justification et dans l’élection des actes, qui s’accomplissent réellement au sein de l’essence divine. « La justification fait partie de l’essence même de Dieu, autrement on devrait nier à l’exemple de Vorstius et des sociniens l’immutabilité et la simplicité de Dieu. » La justification est l’essence de Dieu lui-même ; notre faiblesse la considère comme une volonté en Dieu, et les croyants sont les objets de son action bienfaisante. Cette conception renferme des éléments évidemment déistes, mais qui ne sont que la conséquence nécessaire des idées dominantes. Voir De conversione, 1647 ; Disputatio V, § 59. Il n’est pas nécessaire de conclure avec les calvinistes de l’immutabilité de Dieu à la manifestation unique et non répétée de la grâce divine.]

On peut, du reste, s’expliquer les causes de cette transformation profonde. On a voulu couper à la racine toute confiance frivole et coupable dans une efficace magique des mérites de Christ, en enseignant que le plan divin, qui assure le bonheur éternel du pécheur, n’est pas entièrement réalisé par l’envoi de Jésus-Christ et par ses grâces objectives, qui s’adressent sans distinction à tous les hommes, et qu’il faut encore l’évolution individuelle de la foi, dont on ne pouvait exclure la repentance et la conversion. Mais on ne pouvait conjurer le danger par cette méthode, qu’en portant atteinte au principe de la libre grâce prévenante, qui est renfermée dans la justificatio forensis.

Nous avons vu quelle forme avait revêtue sur ce point l’exposition dogmatique des réformateurs. D’après elle, l’âme ne peut arriver sans doute à la possession consolante et à la jouissance joyeuse de la grâce que par la repentance et par la foi, qui renferme en germe la nouvelle naissance. Il n’en est pas moins vrai que la justification, qui a son principe en Dieu, constitue la base objective et éternelle de l’œuvre du salut tout entière. Dieu ne communique degré par degré sa grâce sanctifiante, que parce qu’en lui le juge a déjà pardonné à l’homme du haut de son tribunal et pour l’amour de Jésus, et peut le traiter dès lors comme un coupable rentré en grâce. Cette justification éternelle se manifeste et se révèle objectivement par les appels renfermés dans les sacrements et dans la Parole du pardon des péchés (et en particulier la confession), subjectivement par le témoignage, que le Saint-Esprit se rend à lui-même dans l’âme de ceux qui croient. Quelques-uns des théologiens de la période postérieure ont eu comme un pressentiment de cette vérité, et ont déclaré que toutes les phases de l’œuvre du salut devaient agir simultanément sur l’âme, mais, quand ils appliquent ce principe au développement de l’œuvre du salut dans l’âme, ils semblent par le fait même la mettre en question, ce qui tient aussi à leur conception abstraite des rapports de Dieu avec le temps.

Il est facile de comprendre la nécessité de maintenir l’indépendance absolue de la grâce vis-à-vis de la prétendue dignité de l’homme au début, comme pendant le cours de l’œuvre du salut, et c’est aussi ce qu’exprime la thèse de Luther, que l’homme est purement passif dans l’œuvre du salut. Cette indépendance est d’autant plus nécessaire en ce qui touche la justification, que c’est bien moins la transformation du pécheur qui prédispose Dieu au pardon, que le don gratuit du pardon divin, qui opère la transformation morale de l’homme. Aussi doit-on considérer la justification du pécheur comme un acte, qui s’opère dans les profondeurs de l’essence divine et qui se révèle dans la vocation par la parole, d’où découle la foi. En plaçant la justification après la nouvelle naissance et la foi, les scolastiques luthériens du dix-septième siècle non seulement méconnaissaient son importance, mais encore, tout en sacrifiant le grand principe de la passivité de l’homme dans l’œuvre de la justification (passivité dont nous avons vu la nécessité et l’importance), la transportaient arbitrairement dans l’œuvre de la régénération, par crainte du pélagianisme et du syncrétisme. Si l’on avait su conserver à la justification la place éminente, que les réformateurs lui avaient donnée en tête et comme point de départ de toute l’œuvre du salut, on aurait pu assurer sous la seule forme convenable l’indépendance absolue de la justification vis-à-vis de la sanctification et de l’élément individuel du salut, et l’on n’aurait pas été entraîné à les méconnaître et à les comprimer. Dans cette conception primitive, la seule vraiment évangélique et légitime, la vocation efficace, qui fait connaître à l’homme que Dieu lui a pardonné pour l’amour de Christ, et qui réclame de lui la foi implicite en ce pardon, assure la naissance de cette foi, qui transforme en un bien personnel et vivant le don objectif de Dieu, que le chrétien s’assimile dans la nouvelle naissance par sa communion vivante avec Christ. De son côté l’incrédule ne perd pas seulement les bienfaits de la réconciliation, qu’il repousse, mais se voit encore condamné, s’il persiste dans son endurcissement. En plaçant la régénération avant la justification, les théologiens du dix-septième siècle entravèrent le libre développement des éléments moraux du principe protestant et provoquèrent la réaction légitime et salutaire du piétisme.

Le dix-septième siècle réclame, d’une manière plus précise que pour le baptême et la nouvelle naissance, la foi dans l’intérêt d’une participation efficace au sacrement de la sainte cène. On persiste, il est vrai, à enseigner que les incrédules reçoivent le corps et le sang de Christ, et l’on ne s’en tient pas à la simple présentation, mais Gerhard déclare que les incrédules ont une manducatio oralis, et non spiritualis. Hollaz admet une participation différente, d’un côté aux éléments et de l’autre au corps et au sang de Christ. Le corps et le sang de Christ, en vertu de leur état de glorification, ne sont pas soumis, comme les éléments, à la naturalis concoctio[i] ; aussi la participation des incrédules au sacrement par la bouche (manducatio oralis) n’est-elle directement qu’une participation au pain et au vin, et ne s’applique qu’indirectement au corps et au sang de Jésus-Christ en vertu de l’union sacramentelle. Or, comme la communion au corps et au sang de Christ ne peut être d’aucun avantage pour les incrédules, et ne peut en outre entraîner pour eux une punition directe et immédiate, on se vit amené peu à peu par la théorie de Hollaz à admettre une rupture de l’union sacramentelle pour les incrédules, qui s’excluaient eux-mêmes de la participation ait corps glorifié de Jésus-Christ, et il n’y avait aucun intérêt à la placer plutôt après, que pendant la communion des incrédules. D’un autre côté on peut reconnaître parmi quelques théologiens de cette période une certaine tendance à assigner à la consécration une action directe sur la transformation des éléments.

[i] L’acte physique de la digestion. (A. P.)

Quenstedt entend par la consécration non seulement la mise à part de tout usage profane et la bénédiction, mais aussi l’union sacramentelle qui s’accomplit, quand le prêtre prononce les paroles d’institution de Jésus lui-même. Cette union s’applique encore, selon lui, non pas au Christ tout entier, mais à son corps et à son sang, bien que Jésus soit réellement présent tout entier et goûté par le communiant sous une forme spirituelle. S’il est vrai que la consécration accomplie par des hommes possède la puissance d’opérer l’union sacramentelle, on se rapproche de la conception catholique, qui accorde une puissance magique au prêtre. Toutefois cette confusion était rendue difficile par l’affirmation de la Formule de concorde, qui ne croit pas l’union sacramentelle accomplie sous une forme objective par le simple fait de la consécration, mais qui la fait dépendre de l’acte tout entier de la communion dans son ensemble. Outre la confirmation du pardon des péchés, on considère de plus en plus comme l’un des fruits de la sainte cène la pénétration toujours plus intime de l’âme du fidèle par Christ, qui lui communique une nourriture spirituelle et la puissance de la vie éternelle. Hollaz ne craint pas de s’affranchir sur ce point des préjugés pesants de l’école et de se rapprocher de l’Église réformée, en rattachant comme elle la sainte cène à l’immortalité, dont les symboles et les gages nous, sont donnés dans le corps et dans le sang de Jésus-Christ. On se contente cependant de l’idée du gage, et l’on ne va pas jusqu’à placer dans la sainte cène le principe subjectif de la glorification du corps.

L’Église est étudiée surtout comme l’union de foi avec le Saint-Esprit. Musæus et Hollaz considèrent ses membres comme unis à Jésus-Christ, d’une manière non seulement spirituelle et morale, mais encore réelle et comme physique par la puissante divine des sacrements. Tous les théologiens de cette période sont d’accord pour considérer l’Église comme invisible, parce que Dieu seul connaît la foi et l’élection de ses membres, mais ils ne sont pas moins unanimes pour reconnaître l’existence de l’Église visible, et pour nier que cette contradiction apparente aboutisse au dualisme. L’Église visible ne serait pas une Église, si l’Église invisible n’existait pas, mais les croyants sont des hommes visibles. Bien qu’on ne puisse pas reconnaître ici-bas d’une manière infaillible la foi des croyants, l’Église ne s’en affirme pas moins par la Parole et par les sacrements, qui ne font jamais défaut partout où existent des croyants, de même que l’on trouve toujours des croyants dans les Églises, qui font un usage fidèle de la Parole et des sacrements. Quelle que soit leur préférence pour l’Église luthérienne, les théologiens de cette période professent la foi en l’Église de Christ, catholique, universelle, élevée au-dessus de toutes les Églises particulières. Calov s’efforce assurément d’identifier l’Église de Christ avec l’Église luthérienne, et de refuser, à l’exemple de Rome, aux autres Églises leur droit à l’existence.

L’Apologie d’Augsbourg avait déjà fait usage de cette notion d’Église, et l’avait appliquée dans son sens le plus large à l’association de tous ceux qui admettent la même foi, et qui participent aux mêmes sacrements. Que l’on compare les traités dogmatiques du dix-septième siècle avec l’article VII de la Confession d’Augsbourg, et l’on verra que partout la confession de foi est substituée à la Parole. C’est par sa confession de foi que l’on veut désormais discerner l’Église véritable de toutes les sectes. Pourtant on ne va point jusqu’à admettre la vérité absolue de l’Église luthérienne, pas plus que l’on ose enseigner la fausseté absolue des autres communions. On reconnaît même que la pureté de la foi n’est pas un gage infaillible de la pureté de l’Église, puisque des Églises infidèles possèdent cependant la Parole et les sacrements. Peu de théologiens osent qualifier le pape d’Antéchrist, ou placer l’Église réformée sur le même rang que Rome ou que le mahométisme. Calov est le seul qui ait investi l’Église luthérienne du caractère d’infaillibilité, ce qui enlèverait tout caractère de vérité aux autres Églises.

Le dogme de la grâce sacramentelle du ministère évangélique, et de toutes les fonctions qui en découlent, possède une plus grande importance et se rattache étroitement aux altérations du principe évangélique, que nous avons été appelé à constater. La confession d’Augsbourg avait simplement reconnu à la charge ecclésiastique régulière le droit d’enseigner et de prêcher en public. C.-V. Löscher y voit une fonction d’institution divine réservée à une classe particulière, à l’exemple du sacerdoce exclusivement réservé sous la dispensation mosaïque à la tribu de Lévi. Cette classe possède seule le droit de prêcher la parole de Dieu, et d’exercer les fonctions de la διακονία. Elle constitue, d’après Quenstedt et Hollaz, la représentation de l’Église pour le maintien de la pure doctrine et de la discipline. La réunion de tous les fidèles, pasteurs et auditeurs, constitue l’Église synthetica, divisée en status ecclesiasticus, politicus et œconomicus. Ce principe reconnaissait les droits du sacerdoce universel, et admettait aussi en principe les laïques à prendre part aux délibérations des synodes. Toutefois, les droits des laïques furent en fait constamment méconnus et oubliés, et les deux Etats ecclésiastique et politique s’arrogèrent tous les droits au détriment des simples fidèles, qui n’eurent plus qu’à écouter et qu’à obéir. La théorie d’une grâce particulière du ministère, théorie qui se rattachait à la croyance en l’institution divine et providentielle d’une classe particulière de docteurs, avait surtout pour but de remplacer le sacrement catholique de l’ordination repoussé par les réformateurs, et d’assurer l’indépendance du clergé protestant qui, n’ayant derrière lui que des congrégations ignorantes et à peine émancipées, se serait-vu autrement livré sans garantie à la discrétion du pouvoir civil. Comme cette théorie tendit en fait à imprimer toujours plus au nouveau ministère évangélique un caractère prononcé de catholicisme, les masses, d’abord indécises et dociles, commencèrent à s’agiter, et trouvèrent en Spener un interprète aussi éloquent que convaincu de leurs justes griefs.

Quel que fût l’ascendant exclusif de la dogmatique au sein de l’Église luthérienne, la puissance du génie primitif de la Réforme se montra encore capable d’agir sur les âmes, et de provoquer les sentiments et les actes d’une foi vivante et personnelle dans plus d’une âme transformée. Nous pouvons constater quels trésors de foi, de vie et de piété la Réforme avait déposés au sein des consciences germaniques, en parcourant la mine inépuisable de poésie, de grandeur chrétienne, de souffle moral, que nous offre le chant religieux, dont l’interprète le plus inspiré fut Paul Gerhard, chant, auquel la vie religieuse des masses puisa les inspirations les plus pures de sa piété et qui fut vraiment comme une source bienfaisante ramenant la fraîcheur et la vie dans des prairies brûlées par une longue sécheresse. La littérature de cette période nous montre aussi combien l’Église avait conservé de puissance et de vie, mais cette vie toute spirituelle et toute intérieure était renfermée surtout dans le cercle étroit du culte et de la vie de famille.

[Nommons en première ligne Jean Arndt, Henri Müller, Scriver, Valentin Andreæ, Jean Gerhard, Herberger, Lütkemann, et dans la théologie pratique les deux Tarnov, Grossgebauer, Jean Gerhard. La grande préoccupation de cette période, aux universités comme dans la vie littéraire, est de disposer la prédication suivant toutes les règles de l’art. La rhétorique de Mélanchthon et les chefs-d’œuvre de la prédication des Pères et du moyen âge servirent de modèle et de règle absolue, mais le caractère spirituel et vivant de la vraie prédication évangélique fut de plus en plus étouffé sous les formes sèches et arides de la polémique et de la controverse. Le style, lui aussi, manquait le plus souvent de noblesse et de dignité. Citons parmi les méthodes de prédication celles de Pancratius (qui a donné son nom à la méthode pancratienne ou synthétique) 1571 ; Luc. Osiander, 1582 et Ægidius Hunn, 1595, — au dix-septième siècle : Balduin, 1623 ; J. Hülsemann, 1633 ; J.-B. Carpzov, 1656 ; Christ. Chemnitz, 1658. La prédication fut affranchie de ces entraves pesantes d’une science aussi raffinée qu’artificielle par Spener, Breithaupt et Weismann, qui la ramenèrent à une étude scrupuleuse et attentive des saintes Écritures, méthode favorable à l’analyse ou homélie. Voir Palmer, dans son Homilétique, et Herzog, Realencyclopædie, VI. Le dix-septième siècle a déployé une assez grande activité intellectuelle dans le domaine de la catéchèse ; on voit se refléter dans les catéchismes de cette période les tendances et les préoccupations du moment. Le petit catéchisme de Luther, qui est un fruit et non un abrégé du grand catéchisme, sert avec celui de Brenz de modèle pour tous les travaux ultérieurs, et il le mérite assurément, grâce au mélange touchant et saisissant des formules les plus correctes et de l’expression de la foi individuelle la plus intime et la plus tendre. Nous voyons fondus en lui deux éléments de piété, qui de nos jours sont complètement séparés, et même hostiles, la formule officielle, et la foi personnelle. Mais le petit catéchisme, tout en servant de base à l’enseignement religieux, était trop abrégé et trop simple pour ne pas exiger de nombreuses explications, qui permissent à la jeunesse chrétienne de pouvoir rendre un compte exact de sa foi. Les nombreux traités, destinés à combler cette lacune, accentuèrent toujours plus le caractère objectif et symbolique de l’enseignement dogmatique, exposèrent la somme ou le résumé de la doctrine chrétienne et les lieux communs, tantôt sous une forme profonde destinée aux hautes écoles et aux universités, tantôt sous une forme plus populaire, toutefois avec un riche appareil de définitions et d’axiomes, destinés à exercer la subtilité et la précision de l’intelligence. Les désordres effroyables, la démoralisation et l’ignorance, qui succédèrent en Allemagne aux horreurs de la guerre de Trente ans, exigeaient impérieusement une discipline aussi rigoureuse des consciences et des intelligences. Il en résulta, par contre, un développement exagéré de l’élément intellectuel de la vie religieuse, et l’Église tendit à se transformer en une école. L’instruction catéchétique populaire ne tenait aucun compte des progrès de la vie religieuse dans l’âme et des besoins croissants de la conscience et du cœur ; elle ne comprenait pas non plus la nécessité de diviser l’enseignement en plusieurs catégories suivant les développements si variés des intelligences. La confirmation tendait au dix-septième siècle à disparaître de la plupart des Églises. On craignait même tellement de sembler mettre en doute la puissance régénératrice du baptême, qu’on ne songeait même pas à développer les grâces qui y sont renfermées. Spener le premier a voulu ramener la vérité chrétienne de la tête au cœur. Il relève la foi personnelle et vivante, si puissamment accentuée par Luther et depuis lors tellement tombée dans l’oubli, il cherche, comme autrefois Ernest le Pieux, à la développer et à la faire revivre. Le catéchisme de Spener, 1677, et surtout les ouvrages de Gésénius, substituent l’édification à l’enseignement traditionnel, tel que l’expose encore avec l’ancienne rigueur de formules Michel Walther, tout en restant fidèle à la dogmatique des livres symboliques. Bientôt cependant le piétisme ébranle profondément les formules orthodoxes. Seule l’Église du Wurtemberg a eu le rare privilège, grâce à son maintien fidèle du petit catéchisme de Luther et du catéchisme de Brenz, de recueillir les bienfaits du piétisme, sans avoir à souffrir de ses excès. Le petit traité de confirmation de Hiemer, 1723, développe d’après le plan de l’enseignement traditionnel de l’Église luthérienne, l’élément religieux qu’il a substitué à l’élément purement didactique. Voir l’ouvrage remarquable de Ehrenfeuchter, Zur Geschichte des Katechismus, Göttingen, 1857. Les principaux catéchètes de cette période sont : Trotzendorf, Methodus doctrinæ catecheticæ, 1750 ; Lossius ; — au dix-septième siècle : Lütkemann, Kortholt ; J.-G. Baier ; Hartmann ; Tarnov, De sancto ministerio, 1. II, c. 3.]

La tendance caractéristique de la Réformation d’envisager surtout la possession actuelle du salut par l’âme et la vie intérieure de la foi, avait eu pour résultat de ne lui faire prêter qu’une très faible attention à l’activité morale exigée du chrétien dans le cours de sa vie terrestre, et à ce que Dieu devait accomplir pour l’achèvement de son œuvre et pour la fondation de son royaume. La foi, envisagée comme la seule chose nécessaire, assure dès ici-bas le salut de l’âme qui la possède et qui semble déjà à moitié dans le ciel. On parut même presque oublier la manifestation extérieure du royaume de Dieu. Toutefois, en mettant, comme il le fait, l’accent sur la vie intérieure, le protestantisme assure, sinon la libre spontanéité, du moins la pureté morale de son principe, qui lui permet de mépriser également les pompes extérieures du catholicisme et le matérialisme grossier du chiliasme anabaptiste. Le chrétien évangélique doit apprendre à aimer la forme de serviteur et d’esclave, qu’a revêtue l’Église, forme qui est la condition, à laquelle est attachée pour lui la possession de la foi, dégagée de tout élément sensible, égoïste et intéressé, et aimée pour elle-même en dehors de toute préoccupation étrangère. Aussi a-t-on soin d’accentuer, dans la doctrine des choses finales, l’idée que la vie éternelle n’est qu’un épanouissement supérieur et définitif de la béatitude accessible dès ici-bas à la foi, et que le chrétien, qui meurt dans la foi, jouit sur-le-champ de la félicité attachée à la communion intime avec Jésus-Christ.

Cette théorie paraît enlever toute valeur intrinsèque au jugement dernier, et n’est possible, que si l’on ne considère pas comme un des éléments constitutifs du bonheur individuel la joie de voir le triomphe définitif du bien et la résurrection de l’humanité entière, en un mot si l’on isole le salut individuel de l’amour pour la famille, pour la patrie et pour le genre humain. Selnecker enseigna un état intermédiaire avant le jugement pour les bienheureux, mais l’idée origéniste d’un progrès de l’âme dans l’autre vie fut presque universellement abandonnée. L’accent placé sur les relations personnelles et spirituelles de l’âme avec son Sauveur aboutit, à un spiritualisme idéaliste, qui se manifesta par un certain mépris pour la nature et pour la vie terrestre et à une conception exagérée du miracle, envisagé comme une suspension absolue des lois de la nature. En effet, c’est à peine si l’on reconnaissait la réalité de la nature ; on ne voyait en elle qu’une matière informe et confuse, dont la forme actuelle dépendait à chaque moment de sa durée de l’action directe de Dieu. Quelque importance que l’on assignât à la vie terrestre, on envisageait toutefois comme son objectif unique la foi. Quiconque était parvenu à posséder la foi ne pouvait plus beaucoup tenir à la vie actuelle ; il devait même, en face de la possibilité d’une rechute, souhaiter de voir coïncider la fin de sa carrière terrestre avec l’apparition dans son âme de la foi rédemptrice. L’homme devait sans doute maintenir la pureté de sa foi dans le cours de sa vie terrestre, mais cette persévérance dans la foi peut aussi être indépendante de toutes les circonstances extérieures. Il en résulte que les chrétiens de cette période n’ont qu’un sentiment très vague et très indécis de la grandeur du développement harmonique et progressif de tout l’être moral, qui a conscience du rôle, que Dieu lui a assigné dans l’établissement de son royaume, et qui accomplit avec empressement et avec joie sa part dans l’œuvre collective. Le dix-septième siècle n’a pas le sens moral de l’œuvre d’ensemble, que le christianisme est appelé à accomplir dans le développement terrestre de l’humanité, et c’est ce qui nous explique en partie l’indifférence des hommes de cette époque pour l’œuvre missionnaire.

On estima l’œuvre de Jésus entièrement accomplie grâce à la possibilité assurée à toute âme de posséder une foi personnelle et vivante et on alla jusqu’à croire la fin du monde prochaine ; Luther lui-même voyait dans l’Église romaine l’antéchrist des derniers jours, dont il est parlé dans l’Apocalypse. On est d’accord pour admettre que l’Église doit avoir à traverser de cruelles épreuves sous la forme humble et servile, qui est comme son attribut sur la terre, mais, bien loin de comprendre que l’Église n’est pas seulement appelée à souffrir ici-bas, mais qu’elle doit travailler aussi, avec l’esprit d’abnégation de son maître, à régénérer et à sanctifier toutes les activités et les puissances physiques, morales et intellectuelles de l’humanité, beaucoup de théologiens, à l’exemple de Quenstedt, admettent que le monde physique actuel ne sera pas transformé, mais anéanti dans sa substance, lors du retour de Jésus-Christ sur les nuées.

Il était, du reste, difficile que l’idée sublime de la mission civilisatrice et sanctifiante du christianisme et de la Réformation à l’égard de la vie sociale, politique, artistique et scientifique des peuples apparût dans toute sa netteté à une époque qui, à travers les orages et les bouleversements du dix-septième siècle, dut lutter pro aris et focis, et ne maintint qu’avec peine le drapeau de la foi personnelle. Elle considère, au contraire, toutes les activités de la vie terrestre, même les plus relevées et les plus dignes, comme englobées dans la ruine du monde, au sein duquel elles se seront déployées, bien que le dogme de la résurrection des corps glorifiés contredise l’affirmation de la destruction absolue de la matière. Le règne de mille ans, dont l’idée fondamentale assignait une certaine importance au théâtre terrestre de l’activité de l’Église, et plaçait sur la terre la scène de son triomphe définitif, est considéré comme accompli déjà dans le passé, puisque la foi élève l’homme si haut, qu’il ne peut plus aspirer qu’à la vue du royaume éternel.

La foi, telle que la comprend cette période, est nécessairement incomplète, en tant qu’elle ne s’applique pas spontanément au cercle étendu de l’activité morale. La foi en elle-même renferme un puissent élément moral, puisqu’elle doit se conserver et grandir, puisque aussi sa prospérité voulue de Dieu dépend de la sanctification du fidèle dans la mesure de son œuvre providentielle. La foi, qui est vivante et qui aime le principe dont elle se nourrit, doit être réchauffée par l’amour, qui veut le triomphe de la grâce et les conquêtes pacifiques du royaume de Jésus-Christ. Elle manifeste son origine céleste et sa grandeur féconde en faisant par amour entrer le monde dans le cercle de son activité, et en ne se concentrant pas dans la préoccupation égoïste de son salut personnel. Pour que la foi puisse être pénétrée de semblables sentiments, il faut qu’elle connaisse la valeur du monde dans le plan de Dieu, il faut qu’elle se nourrisse de l’espérance, que l’Apôtre a eu soin de placer entre la foi et la charité. Aussi n’avons-nous pas lieu de nous étonner que le théologien, qui a exercé une influence si légitime et si bénie sur le relèvement du principe évangélique, et qui a déployé une si sérieuse sollicitude pour le salut de l’âme individuelle, Spener, attaque sous une forme inattendue le faux spiritualisme de l’orthodoxie morte, dont le dernier mot est un intellectualisme abstrait et mort, en montrant pour l’âme fidèle les perspectives grandioses de l’espérance chrétienne, qui attend pour l’avenir l’épanouissement progressif et majestueux du principe évangélique dans le monde. On peut s’étonner au premier abord que la puissance morale de la foi se soit appliquée au seinvde l’Église luthérienne aux perspectives de l’avenir plutôt qu’aux réalités du présent. En fait, ce n’est là qu’une conséquence nouvelle de ce grand principe (que nous avons déjà démontré), qu’une âme, pour arriver à la conscience morale claire et précise du présent, et pour saisir les rapports, qui existent entre les devoirs prochains et l’ensemble du développement pratique et historique du christianisme, doit posséder dans les profondeurs intimes de son être l’image idéale du royaume de Dieu, tel que le manifestera l’avenir. Pour que cette loi se réalisât, il fallait aux contemporains une connaissance vivante et fidèle de l’histoire de l’Église, qui seule permet de porter un jugement vrai et sain sur le temps présent. George Calixte a rendu à ce point de vue les plus grands services à son siècle, et s’est trouvé d’accord avec Spener pour l’engager à renoncer à de mesquines et impuissantes querelles intestines, pour se consacrer tout entière au développement du règne de Dieu sur la terre.

Quand nous jetons, en nous plaçant à ce point de vue, un regard en arrière sur le seizième siècle, quelle immense différence ne sommes-nous pas appelé à constater ! On ne songeait alors qu’au Nouveau Testament et au siècle apostolique. Bien loin d’attendre au dedans et au dehors une phase nouvelle dans l’histoire universelle, et en particulier dans l’Église de Jésus-Christ, bien loin de considérer cette évolution nouvelle comme le premier devoir de l’Église de la Réforme, on se déclarait satisfait, si l’on parvenait à purifier l’Église existante, et à la ramener par la vie de la foi au type du siècle apostolique. Et maintenant la foi, soutenue par la grandeur de l’espérance chrétienne, conçut l’idéal de l’Église glorieuse et triomphante, non plus seulement dans l’avenir lointain de la vie éternelle, mais dans les limites de la vie terrestre, idéal, que devaient être appelées à réaliser les forces vives de l’humanité pénétrées de l’amour chrétien, qui accomplit joyeusement l’œuvre que le Seigneur lui a assignée, sans s’arrêter aux extases de la vie contemplative et aux joies intimes du salut personnel.

Après avoir traversé la période aride et froide de la scolastique luthérienne, nous sommes déjà parvenus à une période plus féconde et riche en promesses pour l’avenir. Sans doute les tendances nouvelles provoquent une réaction violente de l’orthodoxie morte du dix-septième siècle, mais elles finissent par l’emporter, en purifiant malgré elle l’Église des principes de corruption, qu’elle renferme en germe, et ouvrent par cela même les voies à une conception nouvelle, plus large et plus vivante, de l’esprit de la Réforme.

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