Entre nos quatre évangiles, il en est trois qui présentent un air de famille bien marqué. La marche générale de la narration y est pareille ; ils se composent de deux masses principales : le récit du ministère de Jésus en Galilée et celui du séjour à Jérusalem. Les matériaux qu’ils emploient (faits ou enseignements) sont à peu près les mêmes, quoique chacun en possède qui lui sont propres, et l’ordre dans lequel ils les rangent est aussi en grande partie semblable ; enfin la narration présente souvent des termes absolument identiques, tellement qu’un des récits semble copié sur l’autre. De là le parallélisme que l’on peut établir entre ces trois écrits et qui leur a valu, depuis Griesbach, le nom de synoptiques.
Une relation si étroite conduit naturellement à supposer entre eux un rapport de dépendance littéraire.
D’autre part, les différences qui distinguent ces écrits l’un de l’autre ne sont pas moins frappantes que leurs ressemblances. Dans le premier, nous l’avons vu, l’ordre des récits du ministère galiléen est en grande partie déterminé par un classement de matières ; dans le second, la narration nous présente une série d’excursions partant de Capernaüm et s’étendant de plus en plus loin, jusqu’à la dernière, qui conduit Jésus à Jérusalem ; la marche du troisième enfin se distingue profondément de celle des deux premiers par l’insertion, entre le ministère galiléen et l’arrivée à Jérusalem, d’un long récit de voyage qui comprend neuf chapitres, plus du tiers de cet écrit. Quant aux matériaux employés, Marc renferme plutôt des faits que des discours ; Matthieu est remarquable par les grands corps de discours répartis en divers endroits du récit, tandis que Luc nous offre en partie les mêmes enseignements, mais rattachés isolément à des circonstances particulières, et qu’il en ajoute d’ailleurs un grand nombre de très importants qui manquent dans Matthieu aussi bien que dans Marc. Parfois la différence du contexte entraîne une différence complète dans le sens des paroles (comparez par exemple Matthieu 5.25-26 avec Luc 12.58-59). Le récit même des événements offre des divergences qui semblent aller souvent jusqu’à la contradiction : les exemples sont trop nombreux pour qu’il soit nécessaire de les citer. L’arrangement des faits et des groupes de faits est ordinairement pareil, mais il présente aussi de graves interversions. Enfin, là même où la teneur du texte est identique, cette identité est tout à coup rompue, soit par des variations d’expression tout à fait insignifiantes et dont on ne saisit pas le but (par exemple dans là parabole du semeur, quand l’un dit en décrivant les degrés de la fertilité : « cent, soixante, trente, » l’autre : « trente, soixante, cent, » tandis que le troisième omet entièrement ce trait), soit par des variantes très significatives ; ainsi quand Marc dit : « Ne prenez pas même un bâton, » Luc et Matthieu : « Ne prenez rien, si ce n’est un bâton, » ou dans l’oraison dominicale, quand Luc retranche la troisième et la sixième demande et ajoute à la quatrième ces mots : « chaque jour, » ou encore lorsque, dans le sermon sur la montagne, Matthieu attribue à Jésus ces mots : « Heureux les pauvres en esprit, » tandis que Luc lui fait dire simplement : « Heureux, vous pauvres. »
De telles différences abondent. Elles font – dans la supposition d’une dépendance littéraire d’un des écrits par rapport à l’autre – l’effet du caprice, si elles sont insignifiantes, ou d’une opposition réfléchie, si elles altèrent le sens.
Comment expliquer les ressemblances dans l’hypothèse d’une indépendance réciproque, les différences dans celle de la dépendance mutuelle ? Voilà le problème. Aucune littérature n’en présente de semblable. Depuis plus d’un siècle, la critique a dépensé, pour en trouver la solution, une somme de labeur et de sagacité dont il est difficile de se faire une idée. En essayant de rendre compte de cette longue série de tentatives, qui n’ont pas abouti jusqu’ici à un accord tant soit peu général, nous ne parlerons avec détail que des travaux qui ont apporté des éléments nouveaux dans la discussion, nous bornant à mentionner les autres, sans aucune prétention d’être complet, ce qui serait d’ailleurs impossible.