Sources. — Hossbach, Spener und seine Zeit. — Tholuck, Geschichte des Rationalismus, Abtheilung I, 1865, article Spener dans Herzog's Realencyclopædie. — Gass, Geschichte der protestantischen Dogmatik, II, 374-499. — H. Schmid, Geschichte des Pietismus, 1863. — Göbel, Geschichte des christlichen Lebens, II, 573 sq. — Franck, Geschichte der protestantischen Theologie, II, 130-189, 213-240. — J. Rathgeber, Spener, Société des traités religieux, 1868.
L’histoire du piétisme peut se diviser en deux périodes, dont la première, qui finit à peu près à la mort de Spener (1705), nous montre ses débuts pénibles ainsi que les persécutions nombreuses qu’il eut à subir de la part de ses adversaires, et nous le révèle, en un mot, dans son attitude défensive et modeste, et aussi dans l’ardeur de son premier amour. La seconde période, au contraire (1708-1730), est toute agressive et triomphante.
La première période, à son tour, comprend plusieurs phases distinctes. Nous pouvons considérer comme un véritable prologue l’activité évangélique de Spener à Francfort-sur-le-Mein (1666-1686). A ses débuts, Spener, demeuré fidèle à l’esprit des articles de Smalkalde, se contentait de tenir dans sa maison et sous sa direction des mutua colloquia, ou entretiens fraternels entre les âmes altérées de vérité et les croyants de la grande Église. Ces réunions, qui portaient le nom de Collegia pietatis, simples conversations intimes, dans lesquelles disparaissait, ou tout au moins s’effaçait, le caractère dictatorial et clérical du ministère d’autorité, produisirent les résultats les plus réjouissants et les plus salutaires. Spener se vit déjà à cette époque en butte aux attaques de Conrad Dilfeld, et, tout en se conciliant l’estime et l’affection du gouvernement local, dut s’apercevoir que quelques-uns de ses meilleurs amis, désespérant de voir la piété triompher de l’esprit mondain qui avait pénétré dans l’Église, songeaient à s’en séparer entièrement, et tombaient même dans plus d’une erreur funeste. Il dut renoncer à sa première espérance de voir le Seigneur envoyer un réveil à toute l’Église, et dut borner ses efforts et ses aspirations à l’organisation de petites Églises dans la grande Église, ecclesiolæ in ecclesia, tout en observant la plus grande prudence. C’est à cette première période qu’appartiennent ses Pia desideria (1675), et son traité du sacerdoce spirituel (1677), dont l’ensemble révèle tout à la fois les sentiments de tristesse et les idées généreuses et réformatrices, dont son âme était remplie. Ce sont là deux ouvrages classiques qui exercèrent une influence décisive sur les contemporains. Spener y joignit son traité sur l’usage et l’abus des plaintes formulées contre un christianisme dégénéré (1684), traité qui avait pour but d’arrêter toute dissidence et toute velléité de schisme. En 1686, il se retira à Dresde, où il demeura jusqu’en 1691.
La seconde phase du mouvement piétiste, qui s’étend depuis 1686 jusqu’à la fondation de l’université de Halle, nous montre le développement libre et spontané de la tendance, à laquelle Spener n’avait fait que communiquer la première impulsion par ses écrits et par son exemple. L’universalité et la soudaineté de la crise prouvèrent combien les esprits étaient depuis longtemps en travail, et combien aussi le feu avait couvé pendant presque toute une génération sous les cendres du formalisme ecclésiastique. Le peuple n’avait plus besoin, comme du temps de Luther, de recevoir les premiers éléments de l’enseignement évangélique. Rassasié, pour ne pas dire plus, d’une prédication sèche et toute intellectualiste, il soupirait après un christianisme vivant et pratique. Bien des âmes désiraient appliquer dans la vie journalière la foi, dont elles faisaient profession, ne voulaient plus s’exposer à voir leur vie contredire à chaque instant les principes de leur foi ; elles souffraient de sentir leur être tout entier déchiré aussi profondément par une hypocrisie spirituelle qui ne pouvait aboutir qu’au scepticisme et à l’incrédulité. Les quelques éléments de vérité évangélique, dispersés au sein des écoles et des Églises, se réveillèrent au souffle puissant de la Parole sainte remise en lumière. Plus d’une voix se fit entendre pour réclamer plus de vie et plus de piété dans l’Église et un retour sérieux vers l’esprit de Luther, par la transformation radicale de la vie individuelle et par l’assimilation personnelle de la foi objective et ecclésiastique. Les moyens auxquels on eut recours furent ceux que Spener lui-même avait recommandés, c’est-à-dire les entretiens familiers, la méditation de la Parole, les lectures pieuses et la prière.
Le mouvement revêtit bientôt un caractère prononcé d’indépendance. Spener n’en a pas été le créateur dans toutes les provinces et dans toutes les villes, où ce mouvement s’est produit. Son rôle a plutôt consisté à donner des directions, des conseils, à prévenir les abus, enfin à mettre les esprits en garde contre les dangers d’une voie nouvelle et inconnue. Ce mouvement fut loin d’être calme et paisible ; il eut à souffrir les résistances d’orthodoxes sans vie spirituelle, qui ne craignirent pas de recourir plus d’une fois aux armes charnelles, et qui opposèrent à un christianisme vivant et saint une foi des lèvres et une profession plus large et plus commode, en s’appuyant sur l’ignorance et la crédulité des masses. Il en résulta sur un grand nombre de points des luttes et des résistances, dirigées surtout contre les tendances nouvelles que l’on considérait comme une véritable secte : bornons-nous à citer Darmstadt, Erfurt, Halle, Gotha, Iéna, Halberstadt, Wolfenbuttel, Hanovre, Hambourg.
Les détails de ces luttes locales relèvent de l’histoire ecclésiastique, et l’on peut dire du piétisme qu’il est une manifestation pratique plutôt que théologique. C’est ce qu’ont méconnu la plupart de ses adversaires avant Löscher. Convaincus, grâce à leur conception de la vie religieuse, que le piétisme ne pouvait revêtir une autre forme que la forme dogmatique, ils se virent amenés à le considérer comme une forme dogmatique particulière, et à rédiger contre lui un véritable catalogue d’hérésies. Il leur semblait que la foi pure et orthodoxe se développait nécessairement, et comme en vertu d’une loi physique, sous une forme harmonique et vivante. Ils estimaient que la connaissance chrétienne (illuminatio), sous sa forme pure et parfaite, agit spontanément sur la volonté et fait naître naturellement la vie sainte et agréable à Dieu. Comme ils plaçaient dans la pureté de la foi une confiance aveugle, ils s’abandonnèrent à une sécurité absolue et se proclamèrent les restaurateurs de l’Église, oubliant qu’eux-mêmes avaient les premiers porté atteinte à la pureté de la doctrine, puisqu’ils avaient transformé l’Évangile éternel et vivant en un code légal, et altéré par leur confusion de la nature et de la grâce les principes de la foi et de la nouvelle naissance. Toutes ces opinions erronées les empêchèrent de comprendre le mouvement nouveau, qui était devenu pour eux une véritable pierre d’achoppement, et d’en saisir la nécessité et la part de vérité.
Nous voulons nous borner à présenter quelques considérations générales sur ces luttes religieuses. Elles eurent lieu pour la plupart entre théologiens, et restèrent enfermées dans les limites de l’organisation ecclésiastique de leur temps. Des pasteurs en furent les chefs et, bien loin de songer à émanciper les laïques du joug évangélique du ministère, ils se proposaient simplement d’entr’ouvrir à leur piété des sphères nouvelles d’activité pratique. Remarquons, en outre, que les théologiens, qui luttèrent contre le piétisme et qui remportèrent contre lui plus d’une victoire extérieure, déployèrent généralement aussi peu de piété que de science. Les quelques théologiens savants de Leipzig et de Wittemberg se montrèrent pour la plupart intrigants, dominateurs, pleins d’astuce et d’hypocrisie ; tel est le portrait que l’on doit tracer de J. Mayer, de Hambourg, et de Schelwig de Dantzig. Ces tristes côtés du pastorat orthodoxe de cette période nous sont révélés par la ligne de conduite que J.-B. Carpzov adopta dans les discussions de Leipzig, discussions qui méritent d’arrêter un moment notre attention, parce qu’elles ont été la première manifestation de l’hostilité de l’orthodoxie dominante à l’égard du piétisme.
L’année même de la vocation de Spener à Dresde (1686), deux professeurs, H.-H. Francke et P. Anton, avaient fondé à Leipzig, sans son concours, un collège philobiblique, destiné à étudier et à approfondir l’exégèse, indignement négligée par les professeurs de la faculté. Plusieurs maîtres s’étaient joints à eux, et leurs rangs furent bientôt grossis par les étudiants et par la bourgeoisie. Spener, qui les connaissait à peine de nom, se réjouit de leurs travaux et leur donna quelques directions précieuses. Ils eurent soin de choisir pour président de leur association le professeur de théologie Alberti, et de se placer sous le protectorat de l’autorité académique. Leur entreprise obtint un succès éclatant, sur lequel ils n’avaient nullement compté ; ils virent des centaines de jeunes gens se consacrer avec ardeur à l’étude de l’Écriture sainte, et laisser désertes les froides salles, où les professeurs lisaient leurs collegia sur Aristote, ou sur tout autre chose que la Bible. Il en résulta aussi une profonde transformation de la vie morale, jointe à un ardent désir de sanctification et de salut ; mais comme cette ardeur, toute nouvelle et tout inexpérimentée encore, était sortie à plusieurs reprises des limites de la prudence chrétienne, la faculté ordonna une enquête qui, tout en constatant la pureté de vie et de principes d’Anton et de Francke, eut néanmoins pour résultat l’interdiction des réunions philobibliques, et la suspension prononcée contre Francke. Spener fut impuissant à conjurer l’orage. Sa propre situation à Dresde était devenue pleine de difficultés et de périls pour lui, grâce à l’austère fidélité avec laquelle il remplissait ses fonctions de directeur spirituel auprès du prince. Carpzov saisit cette occasion pour se déchaîner contre le piétisme : tel était le nom que l’on donnait déjà à la tendance représentée par Spener. Les chefs du piétisme durent s’éloigner l’un après l’autre de la Saxe électorale, mais la Saxe n’en subit pas moins pour sa part l’impulsion imprimée aux esprits par ce réveil religieux.
Les piétistes trouvèrent un asile dans les Etats de l’électeur de Brandebourg. Spener devint l’un des premiers dignitaires de l’église Saint Nicolas de Berlin (1691), et eut pour collègues Schade et Lange ; Francke, Breithaupt et Anton furent nommés professeurs à l’université de Halle, fondée en 1694. Cet acte important assura au piétisme une position officielle en Allemagne, où les progrès rapides de la jeune université répandirent son influence. Halle devint le Wittemberg du piétisme, grâce à la réputation de ses professeurs, à la maison d’orphelins de Francke, à l’imprimerie biblique de Canstein, enfin aux travaux missionnaires et pédagogiques de Francke. Les attaques n’avaient pourtant rien perdu de leur vivacité et de leur amertume. Spener fut en butte aux diatribes passionnées de Schelwig, Carpzov, Alberti, et des théologiens de Wittemberg ; Francke fut pris à partie par J.-F. Mayer, qui s’était signalé à Hambourg par sa violence, et qui avait réussi par ses intrigues à assurer la défaite de Horb, auquel il avait reproché comme un crime d’avoir osé prétendre améliorer la version de Luther ! Toutefois ces attaques étaient si furieuses, si désordonnées, et sur plus d’un point si faibles et si mal conduites, que l’opinion publique, entraînée du reste par la modération, par la piété infatigable et par l’incontestable talent de Spener, se prononça en faveur du piétisme, qui déjà avait dégénéré rapidement sur quelques points de l’Allemagne. Nous avons atteint la seconde période, qui s’étend de 1705, année de la mort de Spener, à 1740.
Dans cette seconde période l’orthodoxie luthérienne trouva un défenseur également remarquable par son érudition et par sa piété, dans la personne de Val.-Ernest Löscher, surintendant de Dresde, mort en 1749, qui dans ses Unschuldigen Nachrichten, de 1702-1719, et dans son Timotheus Verinus, se montra supérieur en dignité à son adversaire Joachim Lange[a]. C’est alors que la controverse présenta un caractère vraiment scientifique, parce que chaque parti chercha à analyser et à reconnaître les principes fondamentaux de l’adversaire. Ces controverses, pas plus que le colloque de Mersebourg provoqué par Löscher, ne purent aboutir à un rapprochement des deux partis. Löscher ne voulut abandonner aucune des thèses dogmatiques, qui excitaient le plus l’antipathie des piétistes ; il sembla même se complaire à les exagérer encore, et reprit dans ses ouvrages celles mêmes de ses accusations, dont les piétistes avaient démontré victorieusement l’injustice. Les temps étaient bien changés ; le piétisme, convaincu de son bon droit et de sa force, passa d’une défensive timide à une énergique offensive. Löscher se vit bientôt seul dans l’arène, repoussé par ses amis aussi bien que par ses adversaires, Buddæus lui-même s’éloigna de lui, et la génération nouvelle travailla à trouver la synthèse de l’orthodoxie et du mysticisme. Löscher avait bien compris la nécessité impérieuse de cette transformation nouvelle, mais il était trop engagé dans la routine traditionnelle pour pouvoir l’imposer à sa piété et à sa raison.
[a] J. Lange, Antibarbarus orthodoxiæ dogmatico-hermeneuticus, 1709-11. Die Gestalt des Kreuzreichs Christi in seiner Unschuld, 1713. Erlseuterung der neuesten Historie der evangelischen Kirche von 1689-1719. Halle, 1719.
Ces quelques indications suffisent pour faire comprendre l’histoire extérieure du piétisme. Si nous voulons résumer les questions dans lesquelles il a exercé une certaine influence sur le développement de la théologie, nous en trouvons trois principales : la théologie, l’Église et la morale chrétienne. Le piétisme n’a pas voulu modifier, ou amoindrir le contenu de l’enseignement théologique, et a cherché seulement à en régénérer la forme et la méthode. Selon lui, l’Église enseignante doit posséder une foi vivante et active, et ses docteurs doivent être des hommes régénérés. Il demande que les étudiants recherchent la piété en même temps que la science, et ne croient pas que l’érudition puisse jamais remplacer pour eux la conversion du cœur. La vraie science théologique, au contraire, présuppose la régénération de l’âme, et la foi est la mère de la connaissance. La première place dans l’enseignement théologique appartient de droit à l’étude de l’Écriture sainte, qui est la lumière de l’intelligence, et qui est seule capable de toucher le cœur à salut ; toutes les autres disciplines théologiques ont pour mission d’édifier les futurs pasteurs, qui seront appelés plus tard à édifier les autres.
En ce qui touche l’Église, le piétisme ne saurait se contenter de l’institution officielle, qui place les intelligences passives des laïques en face de l’enseignement du clergé ; ce qu’il réclame, c’est une Église, dont tous les membres, pasteurs et laïques, soient vivants et contribuent à l’édification commune. Spener oppose au sacerdoce luthérien, qui avait pris à l’égard des laïques une attitude analogue à celle du clergé catholique, l’idée du sacerdoce universel des chrétiens, qu’il fait reposer, à l’exemple de Luther et de Mélanchthon, sur la base évangélique de la justification par la foi, et qu’il envisage comme le devoir de contribuer à l’édification du corps spirituel de Christ, devoir dont le droit est imprescriptible et inaliénable. La puissance de la vie morale nouvelle doit arracher les laïques à leur sommeil léthargique, et combler l’abîme creusé entre eux et les membres du Clergé, pour ne plus laisser subsister que la simple distinction entre des frères qui enseignent, reprennent et consolent, et des frères qui reçoivent l’instruction pour concourir, eux aussi, par leur foi agissante à l’avancement du règne de Dieu. Les laïques pieux ont à la fois le droit, et le devoir d’exercer dans le sein de leurs familles, ainsi que dans le cercle de leur vie sociale et intime, une véritable cure d’âmes. Ils peuvent s’édifier en commun par des entretiens fraternels, dans lesquels chacun, sous la direction du pasteur, a le droit de prendre la parole et de prier. Il serait à désirer que les laïques pussent se partager le travail, et s’organiser en comités sectionnaires sous la présidence du pasteur. Spener aurait voulu reproduire dans la société religieuse les institutions de la vie civile mutatis mutandis, et créer des conseils presbytéraux chargés de maintenir la discipline, de choisir les pasteurs, etc., institution qui fut partiellement établie, quoique d’une manière assez étroite et incomplète, dans le Wurtemberg, par Valentin Andreæ, vers 1640.
Le piétisme voulait enfin accomplir une réforme complète des mœurs. La communauté religieuse devait devenir aussi une communauté morale, et faire comprendre à ses membres que le Seigneur exige la sanctification de tous les disciples de Jésus-Christ. Pour arriver à ce résultat, la morale chrétienne doit condamner formellement tout ce qui donne la moindre prise à l’amour du monde, tout ce qui peut troubler, agiter ou distraire l’âme, danse, théâtre, luxe des vêtements et de la table, jeu, conversations et lectures frivoles et inutiles. Spener a été, sur ce point, beaucoup plus modéré que les continuateurs de son œuvre. Il reconnaissait en morale bien des choses indifférentes (adiaphora), et ne voulait, en toutes choses, prévenir que l’excès, assuré que des jouissances permises avaient pour résultat, sans compromettre l’âme, de fortifier et d’aguerrir le corps.
Les orthodoxes rigides se montrèrent, au début, favorables à ces divers principes de Spener. Balth. Mentzer, de Giessen, Schelwig, J.-B. Carpzov, J.-F. Mayer, lui témoignèrent la plus chaude sympathie, et applaudirent aux collegia pietatis, tant que les projets de réforme demeurèrent à l’état d’idée. Du moment toutefois où les piétistes commencèrent à les mettre en pratique, et menacèrent de troubler le calme des théologiens orthodoxes, en leur demandant de vivre, eux aussi, en nouveauté de vie, ceux-ci comprirent le danger qui les menaçait et, convaincus qu’eux seuls possédaient la vérité, ne voulant d’ailleurs modifier en rien leurs habitudes intellectuelles et morales, ils engagèrent une lutte ardente et acharnée contre les novateurs, et n’en mirent que plus en lumière le mal intérieur, qui couvait depuis tant d’années au sein de l’Église. Des tendances, qu’on dissimulait encore, furent proclamées ouvertement, et c’est un des arguments les plus favorables aux piétistes, que celui qui nous est fourni par le fait incontestable, que les orthodoxes furent contraints par eux de démasquer et d’afficher des principes contraires à l’esprit primitif de la Réforme et qui, aux yeux d’un observateur impartial, portent une grave atteinte à sa base fondamentale.
Nous voyons une confusion de l’Église visible terrestre et de l’Église invisible, confusion que le catholicisme a à peine osé pousser si loin, apparaître dans quelques-unes des thèses posées par les orthodoxes contre leurs adversaires, dans le cours de la controverse. Schelwig affirme que des sectaires peuvent seuls enseigner la nécessité d’une réforme dans l’Église, car ce n’est pas l’Église, mais les impies qu’elle renferme, que l’on doit chercher à corriger. Un vrai luthérien doit éviter d’insulter l’Église, sa mère, en prétendant découvrir en elle des imperfections et des misères. L’Église visible est parfaite et irréprochable devant Dieu, parce qu’elle possède la pure doctrine. La faculté de Wittemberg déclare, en 1695, que les livres symboliques constituent sur tous les points, une vérité inspirée, communiquée à l’Église par l’Esprit-Saint à côté de la Parole et obligatoire comme elle. Mayer veut faire signer à tous les ecclésiastiques l’assertion que les livres symboliques ne renferment que la pure parole de Dieu. Le surintendant Simon déclare hérétique quiconque professe une autre doctrine sur les points secondaires, et réclame contre lui l’excommunication. Les orthodoxes ne veulent même pas admettre que les livres symboliques soient susceptibles d’une réforme accomplie à la lumière de l’Évangile ; ils ont presque oublié la distinction si naturelle établie par les réformateurs entre la foi historique et la foi évangélique, et assignent à l’Église telle quelle une autorité d’origine divine, Schelwig s’indigne contre Spener, qui demande que les théologiens ne donnent leur adhésion aux livres symboliques qu’après les avoir étudiés avec soin. Il est bon, sans doute, ajoute-t-il, que chaque pasteur ou professeur les lise, mais il n’est pas au pouvoir de tous de les examiner et de les comprendre. Il doit suffire aux moins instruits de croire qu’ils ne renferment aucune erreur, et de s’en remettre, pour le reste, à la sollicitude de l’Église, leur mère, qui a accompli elle-même cette tâche en lieu et place de ses enfants.
On ne doit pas s’étonner, dès lors, que beaucoup de chrétiens de cette période aient admis l’inspiration des livres symboliques. Une tradition investie d’une autorité divine intrinsèque, par le fait qu’elle se substitue à la Bible et qu’elle en paralyse ou en fausse l’étude, demeure impuissante et stérile tant qu’elle ne s’est pas incarnée dans des personnages vivants. La confusion entre l’Église visible et l’Église invisible, la divinisation de celle-là dans sa forme historique, aboutissent à la glorification de ceux qui sont investis par elle des attributions du ministère. Aussi voyons-nous Simon assigner aux décisions du ministère évangélique une sanction égale à celle de la Parole, et Löscher lui-même reconnaît au ministère une vertu divine indépendante de la piété ou de l’indignité de celui qui en est investi, parce que, dit-il, toute parole de Dieu renfermée dans la Bible, les livres symboliques ou la prédication évangélique, possède une vertu intrinsèque qui illumine toute intelligence entrée en contact avec elle, et commence en elle par ce seul fait l’œuvre de la régénération. Le pasteur n’est pas un instrument, mais un sanctuaire du Saint-Esprit, qui agit sur les âmes par la seule vertu de son ministère. La controverse ardente contre Schade montre aussi quelle importance extrême on attachait à la confession individuelle (dont Luther n’avait nullement affirmé le caractère obligatoire), et à l’absolution donnée par le pasteur.
Spener maintint contre Schade la légitimité de cette double institution, mais, fidèle à l’esprit de Luther, il ne plaça pas l’accent sur le fait que le pasteur devait et pouvait prononcer un jugement formel sur la réalité de la réconciliation du pécheur avec Dieu, fait vers lequel inclinaient les orthodoxes. La confession était, à ses yeux, non pas un acte du domaine judiciaire, mais l’offre de la part de Dieu du pardon des péchés non seulement aux croyants actuels, mais aussi à ceux qui seraient appelés, plus tard, à accepter la vérité, offre dont l’efficace dépendait de la liberté responsable du fidèle, qui pouvait s’assimiler par la foi la grâce qui lui était offerte, ou la tourner en dissolution par son endurcissement. L’Église, fidèle à l’esprit de son Maître, devait éviter seulement de jeter les perles devant les pourceaux.
Enfin, en ce qui touche les laïques, les orthodoxes luthériens trouvaient dans leur conception du baptême un puissant argument en faveur de l’identification qu’ils prétendaient établir entre l’Église visible et l’Église invisible. Conrad Dilfeld ne comprenait pas l’insistance avec laquelle Spener réclamait des jeunes étudiants en théologie la conversion du cœur. Ceux-ci n’avaient pas assurément besoin d’une grâce particulière de l’Esprit-Saint, puisqu’ils l’avaient reçu une fois pour toutes, lors de leur baptême. L’absence de la régénération peut priver l’étudiant du bonheur éternel, mais ne saurait l’empêcher d’achever ses études. Un chrétien régénéré n’a sur les autres aucun avantage dans l’étude de la théologie. L’étude sérieuse et approfondie de la matière aurait pu faire de Platon et d’Aristote de grands théologiens, quand bien même ils auraient considéré les mystères de la religion chrétienne comme des fables grossières. Avec ses prétentions, Spener veut avoir sans doute non pas des théologiens, mais des prophètes, et trahit ainsi l’enthousiasme sectaire qu’il cache sous de pieuses apparences.
Ces questions se rapportent à l’élément théologique des controverses piétistes. Les principes, que nous avons vus professés par les soi-disant orthodoxes, nous ont montré que ceux-ci concevaient l’Église luthérienne comme une institution homogène, définitive, investie par Dieu de pouvoirs divins, grâce à l’abdication volontaire en sa faveur du Saint-Esprit, qui a cessé d’agir directement sur les âmes, et qui les a livrées à l’autorité absolue de l’Église. Non pas assurément que les fidèles doivent être entièrement privés du secours de la grâce, mais il suffit qu’un auditeur entre en contact avec la Parole de Dieu lue ou prêchée, pour ressentir l’influence sanctifiante de l’Esprit de Dieu. Tous ceux qui s’occupent de la Parole sainte reçoivent directement de Dieu une force et une illumination surnaturelles, qui renferment virtuellement les premières grâces de la régénération. Il est incontestable que cette théorie, en renversant les rapports établis primitivement par l’économie du salut entre le Créateur et ses créatures, aboutit à un véritable déisme, dont la base est surnaturelle et dont le mode d’action est purement magique. Il ne saurait plus être question pour nous d’une communion directe avec Dieu, qui a cessé de conserverdes rapports vivants et historiques avec le mondé. Il renferme sa grâce (personnelle à l’origine, et qui jusqu’alors découlait de sa communion avec l’âme) dans l’enveloppe sensible de l’Église, du ministère, de la Parole et des sacrements, dont les grâces agissent d’elles-mêmes et d’après le mode des lois physiques.
L’expérience a montré à bien des reprises, et de la manière la plus manifeste, que la communion de l’âme avec les choses finies, même les plus saintes et les plus parfaites, ne pouvait nous garantir la possession de Dieu lui-même ; que, pour arriver à la source de toute vie, l’âme doit s’élever au-dessus du monde de l’expérience et de la matière, que c’est là ce qui distingue la foi de la superstition ; enfin que l’homme naturel, à moins d’être arraché à lui-même, ne peut que tomber dans l’illusion dangereuse et mortelle pour son âme, qui consiste à se croire en possession de ce qu’il doit commencer par chercher avec ardeur. J. Lange l’a bien reconnu, l’orthodoxie dominante assigna à des forces purement humaines une efficace divine, et tomba ainsi dans le pur pélagianisme, ne craignit pas d’affirmer l’impossibilité absolue de tout contact de l’âme avec la Divinité, et flétrit comme un enthousiasme sectaire la foi en l’action continue et immédiate du Saint-Esprit sur les consciences et sur les cœurs.
A ce titre, Spener a dégagé de nouveau des entraves traditionnelles d’une orthodoxie morte et intellectualiste les sources vives et primitives de la religion et de la Réforme, et en a rouvert l’accès aux âmes altérées de sainteté et de justice. Il ne se contente pas d’enseigner avec la vieille orthodoxie la communion immédiate de l’âme avec l’infini et sa participation à la vie divine comme une grâce possible, mais il envisage aussi la recherche sérieuse de cette communion comme, l’un des devoirs les plus importants du chrétien. C’est là pour lui non pas un axiome de sa raison, non pas un enseignement objectif accepté sans contrôle, mais un fait d’expérience vivante et intime, qui devient le point de départ et le centre de son activité réformatrice.
Le Dieu que Spener connaît, le Dieu qu’il adore, est le Dieu vivant et vrai et non pas un Dieu qui se renferme dans sa solitude immense, pour laisser agir à sa place les grâces renfermées dans les sacrements et dans la Parole, grâces qui avaient pour but, non pas de le remplacer, mais de conduire les âmes à lui. Il reconnaît une Providence directe et spéciale, dont l’action est surnaturelle, bien qu’obéissant à ses propres lois ; il envisage les miracles du Nouveau Testament comme quelque chose de plus que des faits merveilleux accomplis dans le passé ; à l’exemple de Luther, il les voit se reproduire chaque jour dans le grand miracle de la régénération, qui transforme le vieil homme en un fils de Dieu. Les grâces divines ne sont pas à ses yeux de simples institutions humaines recevant une puissance magique et mystérieuse, qui leur permet de faire rayonner dans l’âme les dons de Dieu avec les procédés et d’après les lois des forces physiques, mais des moyens dont le Saint-Esprit se sert pour travailler et transformer les consciences.
Bien loin d’être soumis à l’institution du ministère évangélique, Dieu, qui l’a créé, lui communique son efficace selon son bon plaisir. Les ministres de la parole, qui veulent exercer avec fruit la charge auguste dont ils sont investis, doivent être eux-mêmes régénérés et convertis et avoir fait l’expérience intime des grâces de ce Dieu, dont ils sont les ambassadeurs auprès des fidèles. Spener n’a pas voulu transformer le fond même de l’enseignement théologique, et il n’a pas même cherché à rapprocher les deux grandes communions évangéliques. Il veut faire passer la vérité de la tête dans le cœur et dans la vie pratique. En restituant à la Parole sainte la place d’honneur, qui lui revient de droit dans la théologie et dans l’Église, il refuse à l’Église et à l’État le droit de donner force de loi aux livres symboliques, et n’envisage comme obligatoire leur maintien qu’en tant qu’ils sont conformes à l’enseignement de la Parole de Dieu.
Nous pouvons acclamer dans cette controverse le réveil de l’enseignement primitif de la Réforme, obscurci et dénaturé par les théories intellectualistes de la scolastique luthérienne. Il ne s’agit plus pour le chrétien de conserver au fond de l’âme les ignorances et les défaillances morales de l’homme naturel, interrompues de temps en temps par les actes de confession et par l’absolution sacerdotale du prêtre, et aboutissant à une légèreté coupable, ou à une incertitude pleine d’angoisse. L’œuvre accomplie par le Saint-Esprit est une œuvre de rénovation et de vie, un réveil de la véritable personnalité spirituelle, qui se développe par la voie libre et morale de la sanctification progressive.
Spener et le piétisme primitif ont admirablement mis en lumière la grande vérité, méconnue par bien des orthodoxies, que la rédemption et la justification doivent avoir pour conséquence et pour complément l’épanouissement d’une vie sainte et agréable au Seigneur, et l’œuvre qu’ils ont entreprise est pénétrée d’un puissant souffle moral. Nous voyons déjà cette tendance morale se manifester dans l’idée que se fait de la nouvelle naissance et de la foi le piétisme, qui ne les réduit pas à n’être qu’un acte purement divin et dans lequel l’homme, plongé dans un état de passivité absolue, ne joue aucun rôle. Cette thèse, qui est celle de l’orthodoxie symbolique, aboutit logiquement au double décret de prédestination. Spener, au contraire, fait de la repentance sérieuse et de l’aspiration de l’âme vers la sainteté les conditions de sa participation à la grâce divine. Les œuvres, dit-il, sont présentes dans la foi, qui renferme en principe la reconnaissance pour Dieu et l’amour de ce qui est saint et juste. Les œuvres procèdent donc nécessairement de la foi, et ne contribuent en rien à la justification du fidèle. La morale reprend ses droits avant, pendant, et aussi après la nouvelle naissance.
L’homme a été renouvelé par Dieu, non pour jouir passivement de la possession impersonnelle de Dieu, mais pour devenir ouvrier avec lui dans le développement et dans le triomphe du bien en lui et autour de lui. Le piétisme fait consister cette sanctification personnelle dans le renoncement de l’âme à tous les plaisirs du monde et dans l’élément actif de l’expansion du royaume de Dieu. La pensée consolante de l’activité féconde et vivante de la morale évangélique soutient Spener, et lui fait entrevoir par la foi des jours de rénovation spirituelle pour l’Église sur la terre. Cette espérance sublime lui fit exprimer à son lit de mort le désir d’être enveloppé dans un linceul blanc, et déposé dans un cercueil garni de blanc, parce qu’il ne voulait emporter rien de noir avec lui dans le sépulcre. Il avait, ajoutait-il, assez longtemps gémi ici-bas de la misère et de la langueur de l’Église, pour laquelle il avait porté le deuil, et sur laquelle il avait soupiré et pleuré dans le fond de son âme.
L’espérance d’un avenir glorieux de l’Église est l’un des traits particuliers à la piété de Spener. Il veut que les forces morales consacrées au service de l’Église soient vivifiées par une foi nourrie de l’espérance sublime de l’Évangile, et possédant, grâce à elle, l’idéal des principes qu’elle doit tendre à placer toujours plus à la base de son activité. Il ne croit pas, comme beaucoup de théologiens luthériens, que l’homme a accompli sa destinée le jour où ses péchés lui ont été pardonnés par Dieu. Spener mit en lumière le premier, et développa dans les âmes la conscience d’une activité indépendante et personnelle, qui travaille à la réalisation dès ici-bas du but assigné à la vie. Il applique à la vie présente bien des devoirs et bien des gloires, que les théologiens reléguaient d’ordinaire dans la vie future. Il n’estime pas que, pendant le règne terrestre de mille ans, que Dieu réserve dans l’avenir à son Église, le péché et le mal aient encore complètement disparu, et substitue à cette pensée le principe de la disparition progressive du mal. Il voit dans ce règne de mille ans bien moins la substitution du gouvernement visible de l’Église par Jésus-Christ, et de l’action surnaturelle de Dieu aux efforts et aux travaux des hommes, que la manifestation de la grandeur et du triomphe de l’humanité régénérée, qui se consacre toujours plus au Seigneur et qui travaille avec un redoublement de zèle à la sanctification des âmes.
L’eschatologie de Spener a revêtu dans le second siècle de l’Église évangélique la même forme que le chiliasme du second siècle de l’Église primitive. Ces deux tendances, en effet, se sont proposé de déraciner dans les chrétiens, absorbés par la préoccupation absolue de l’infini et de l’absolu, l’illusion dangereuse que l’âme, en possession du salut et des grâces qui y sont attachées, est arrivée au but et doit se borner à conserver intact jusqu’à l’heure de la consommation éternelle le trésor inappréciable, que la miséricorde divine lui a octroyé. Toutes deux appellent les fidèles à devenir ouvriers avec Dieu dès ici-bas, et à tramer de leurs mains agiles le tissu de leur bonheur éternel. On peut observer que l’Église évangélique de la fin du dix-septième siècle exprime dans sa foi au règne de mille ans le pressentiment, dont elle est vaguement pénétrée, de la grande mission historique que la Providence lui a assignée dans le monde après l’avoir délivrée des horreurs de la guerre de Trente ans, et le piétisme a eu l’insigne honneur d’entr’ouvrir le premier à la foi évangélique ces vastes horizons et de guider ses premiers pas dans la carrière de l’activité scientifique et missionnaire. Les nombreuses institutions de Halle, maison d’orphelins, société biblique, évangélisation des juifs et des païens, qui étaient l’application, aussi variée que féconde, de devoirs honteusement négligés par l’orthodoxie régnante, sont les signes avant-coureurs de cette ère nouvelle, dont nous contemplons les progrès sérieux et rapides.
Si le piétisme a ses rayons, il a aussi ses ombres et nous révèle, une fois de plus, la grande loi providentielle du mélange de puissance divine et de faiblesse humaine inhérent au développement historique et ecclésiastique du christianisme au sein de l’humanité. Nous pouvons néanmoins faire remonter la responsabilité des erreurs du piétisme à la haine que l’incrédulité lui témoigna dès le début, et à l’opposition de ceux qui, au sein de l’Église, le repoussèrent au nom de ce qu’ils estimaient être la vérité, opposition qui entraîna, par réaction, le piétisme à exagérer ses principes et à déployer en face de l’Église une attitude sectaire qui était, à l’origine, bien éloignée de l’esprit et des intentions de Spener. L’impulsion, ainsi détournée de sa marche première, n’a pas repris sa direction primitive, et le piétisme triomphant a déployé, à son tour, autant d’étroitesse et d’intolérance que l’orthodoxie du dix-septième siècle.
L’idée que le piétisme se fait des devoirs de la vie morale nous révèle déjà les lacunes de sa théorie. La morale piétiste se renferme dans les limites étroites de la piété personnelle. Au lieu de comprendre le devoir pour le chrétien régénéré de développer à la lumière de sa foi les aptitudes diverses que Dieu lui a données, et de travailler à pénétrer de l’esprit de la création spirituelle toutes les virtuosités et toutes les puissances de la création première, elle se concentre dans le travail de la sanctification individuelle et des progrès intimes de l’âme arrachée à l’ignorance et au péché. Elle envisage le monde sinon comme un ennemi, du moins comme un suspect, et ne sait établir aucune distinction entre le monde naturel et le monde dénaturé, ce qui tient aussi à ce qu’elle accentue d’une manière trop étroite et trop incomplète le caractère nouveau et exceptionnel du christianisme, qu’elle ne sait pas rattacher au plan primitif du Créateur. Aussi son attitude en face du monde est-elle aussi hostile que négative, car elle craint d’entrer en contact avec lui, et ne saisit pas la nécessité de le pénétrer de son esprit, et de le faire concourir à la réalisation du royaume de Dieu par le développement des lois qui lui sont propres, régénérées par le souffle chrétien. En plaçant ainsi l’âme dans une attitude défensive, et même hostile en face du monde, le piétisme lui interdit l’accès des sphères nombreuses d’activité morale, qui lui auraient permis d’étendre le champ de ses observations et de déployer les forces vivantes de sa foi.
Nous pouvons nous en rendre compte en relevant le fait qu’il envisage la vie morale de l’homme sous une forme abstraite, qui ne laisse que peu de place aux manifestations nombreuses et variées qu’elle comporte dans le plan de Dieu. L’art et la science lui sont demeurés à peu près étrangers, et il en est venu à considérer comme un principe mauvais tout le domaine du beau. Le piétisme veut et entend renfermer l’homme dans le cadre étroit de la piété et de la conversion individuelles et tout ce qui ne s’y rattache pas d’une manière ; directe et intime, tout ce qui ne concourt pas à ce but unique est à ses yeux, entaché d’inutilité, sinon de mal formel. La conversion individuelle a pris, dans le piétisme, la place de la pure doctrine, dans l’orthodoxie scolastique. Elle se suffit à elle-même, elle conserve et défend son principe avec un soin si jaloux, qu’elle redoute même de le perdre en le développant au dehors ; toute son activité tend, non pas à s’épanouir au dehors et à pénétrer le monde de son esprit, mais à se replier sur elle-même. Son inspiration fondamentale est le souci de son propre salut, et Dieu a voulu que la foi inactive en fût dépossédée. Aussi le piétisme n’est-il point parvenu à arracher le chrétien à la légalité, et à faire naître en lui l’assurance inébranlable de son salut, car il n’a pas su lui donner comme mot d’ordre de son activité l’amour du prochain, l’amour qui s’oublie pour son objet, qui se consacre à lui, bien loin de le transformer en un instrument de son égoïsme, et qui assure ainsi son propre bonheur en accomplissant à son égard les devoirs que Dieu lui impose. Nous avons vu que l’orthodoxie luthérienne tendait à se concentrer dans la foi qui possède le salut et qui devient le principe religieux de la vie nouvelle et à se complaire dans sa possession, au lieu d’y puiser une inspiration nouvelle.
Nous avons vu aussi que le piétisme condamne la jouissance égoïste du salut, et prêche la foi active et pratique que les réformateurs avaient les premiers proclamée. Il n’en est pas moins vrai que cette foi pratique et vivante n’a pas su encore s’élever au-dessus des limites étroites du moi, puisqu’elle subordonne l’amour du prochain au désir exclusif du salut personnel. Il en résulte que la morale piétiste est généralement étroite, pleine d’inquiétude et d’angoisse, et qu’elle méconnaît le grand principe de l’Église, parce que, pour elle, le prochain n’est plus pour le chrétien qu’un moyen d’avancer sa sanctification et de manifester la gloire de Dieu, et aussi parce qu’elle a substitué le devoir à l’amour.
Assurément, le piétisme a voulu réaliser un idéal supérieur à l’idée que se font de l’Église les orthodoxes, chez lesquels l’amour du prochain offre souvent un caractère trop humain et trop peu pénétré de l’amour de Dieu. Toutefois, en se concentrant, comme nous l’avons montré, dans l’œuvre du salut personnel, et en lui subordonnant toutes les autres facultés de l’âme, il rompit les anciens liens qui rattachaient l’homme à la société de ses semblables comme hommes et comme membres de la même Église extérieure (liens que d’ailleurs la persécution tendait elle-même à relâcher de plus en plus), sans pouvoir y substituer encore les liens plus puissants et plus doux de l’amour chrétien. S’il avait pu s’élever à une conception supérieure des rapports qui existent entre la nature et la grâce, et saisir les points de contact providentiels qui relient la première à la seconde création, le piétisme aurait pu communiquer à son activité morale une impulsion énergique, et prendre en face de l’Église, de la science, de l’État et de l’art, une attitude plus utile en même temps que plus digne. Pour s’être replié sur lui-même, et pour avoir cru que la sphère dans laquelle il s’était concentré renfermait tous les devoirs ainsi que toutes les aptitudes de la vie chrétienne, il s’est imposé une tâche que l’on peut qualifier de monastique et d’étroite, et qui laissait de côté des devoirs qui n’auraient pu que lui être profitables, et dont la pratique large et intelligente aurait hâté les progrès du royaume de Dieu dans le monde.
Si nous concentrons un moment notre attention sur la science, il nous sera facile de reconnaître que le piétisme de Halle n’a pas su lui rendre justice. Il oublia que Dieu a assigné à l’humanité le monde tout entier comme théâtre de son activité intellectuelle et morale, et, en restreignant au cercle étroit de l’édification toutes les études de l’intelligence, il a méconnu l’indépendance et la sainteté intrinsèques de la vérité. Dans sa lutte contre une scolastique frivole et vide, il a eu raison d’affirmer la nécessité pour les théologiens de l’expérience personnelle des vérités qu’ils sont chargés d’enseigner, mais il a fait lui-même fausse route dans cette question en ce qui touche la science. En exigeant, en effet, de tout théologien appelé à exercer dans l’Église un ministère scientifique ou pratique, le don divin de la nouvelle naissance, il obligeait l’Église à formuler une sorte de manuel des critères de la régénération, et il exposait les âmes à la double tentation de l’hypocrisie et du fanatisme.
Il y a plus, en opposant à la thèse orthodoxe « que l’illumination véritable de l’âme peut s’accomplir avant l’apparition en elle de la nouvelle naissance, grâce à son contact avec la Parole et les sacrements, qu’elle le doit même, parce que la nouvelle naissance ne peut s’accomplir que chez ceux qui ont subi ce premier travail, » sa thèse favorite, « que la régénération doit nécessairement précéder toute perception vraie et sérieuse de la vérité, » le piétisme tombe lui-même dans l’erreur, parce qu’il méconnaît l’importance pour toute piété sérieuse de la parfaite intelligence de la vérité objective. Une régénération qui s’opère immédiatement en l’homme, et qui n’y a pas été préparée par use connaissance véritable de la loi divine, par la pratique et l’expérience de la vie morale, par une aspiration plus ou moins précise et claire vers la rédemption et le salut, ne peut s’accomplir que d’une manière aveugle et magique. Un observateur impartial ne peut donner raison ni aux orthodoxes ni aux piétistes, parce qu’il doit envisager le développement normal de la vie morale de l’homme comme une évolution, qui communique la valeur de l’illumination chrétienne à la connaissance, encore bien imparfaite, de l’homme naturel, par le moyen de la foi qui fait pénétrer dans sa volonté et dans son cœur les effluves de la grâce.
Assurément, l’orthodoxie scolastique est tombée dans l’erreur la plus grave et la plus dangereuse en faisant dépendre l’efficace de la Parole de Dieu de la grâce du ministère, et en assujettissant la possession du salut à d’autres conditions que la Parole et que la foi, en contradiction avec le principe matériel de la Réforme. Mais les piétistes, eux aussi, en se laissant entraîner à dire que seul le chrétien régénéré est un vrai théologien, et que seule la prédication d’un tel homme peut toucher les âmes à salut, se sont, sans s’en rendre compte, sensiblement rapprochés de la thèse orthodoxe. On a eu tort, par contre, de reprocher aux piétistes de mépriser la Parole de Dieu et les sacrements, car, s’ils réclament une communion directe de l’âme croyante avec Dieu par l’action du Saint-Esprit, ils sont bien loin de vouloir supprimer tout intermédiaire. Le médiateur sensible et humain entre Dieu et l’homme est la Parole. Spener dit de la sainte cène que c’est un des moyens les plus efficaces que Dieu ait mis à la portée de l’humanité pour la rendre participante de la nature divine. La faculté de Wittemberg considéra cette thèse comme contraire au principe de l’Église luthérienne, et lui opposa l’affirmation que la sainte cène, tout en étant un trésor inappréciable, ne devait, à aucun titre, être préférée à la Parole ou au baptême. Le piétisme ne pouvait pas, en vertu de son principe si hostile à l’opus operatum, assigner au baptême des enfants l’importance exceptionnelle que lui reconnaissaient les orthodoxes. L’accent placé par lui sur l’élément subjectif de l’œuvre du salut, et l’importance qu’il attachait au sentiment individuel de la rédemption, ne lui ont pas permis de bien comprendre le développement de la conscience personnelle du chrétien sur la base de la grâce prévenante de Dieu, s’attestant, d’une manière personnelle pour l’enfant, dans l’acte du baptême.
Comme on le voit, sur le terrain pratique aussi bien que dans le domaine de la science, le piétisme ne pouvait répondre qu’imparfaitement aux besoins de réforme de l’Église. Il n’a pas plus le droit de se substituer à l’Église tout entière que le monachisme ne peut prétendre à représenter le catholicisme. Il est vrai d’ajouter que les adversaires du piétisme n’étaient pas plus parfaits que lui sous ce rapport, et que la régénération réclamée par le piétisme est aussi indispensable pour le ministère que le sont les sacrements pour l’Église. Ces faits réunis nous attestent que les deux partis, aussi incomplets l’un que l’autre, avaient également besoin d’un principe supérieur, qui les purifiât en les complétant.
Le piétisme de l’Allemagne du Nord, bien qu’il ait compté dans ses rangs quelques hommes distingués, ne révèle que trop clairement, par les ouvrages qu’il a produits, l’absence d’études scientifiques profondes. La piété et l’expérience religieuse des étudiants étaient l’objet des soins les plus minutieux et les plus assidus, mais les professeurs étaient trop disposés à oublier que toute étude, pour être profitable et moralisante, réclame des travaux profonds et savants, inspirés par un ardent amour de la vérité. Bien que Lange ait protesté contre ce reproche, il n’en est pas moins vrai que les piétistes n’attachèrent qu’une valeur médiocre à la philosophie, bien que le premier auteur allemand d’un système indépendant d’Aristote et de sa docte cabale, Leibnitz, fût le contemporain de Spener. Louis Lange crut devoir recourir au pouvoir civil pour chasser de Halle Ch. Wolff, qui chercha le premier à exposer le système de Leibnitz sous une forme systématique. Francke, après avoir présenté, en 1695, malgré l’avis défavorable de Spener, une critique assez vive de la traduction de Luther, se laissa arrêter par les misérables arguments d’un J.-P. Mayer
[Francke a encore publié en 1723 ses Prælectiones hermeneuticæ, dans lesquelles il cherche à établir des exceptions à la règle officielle, basée sur l’interprétation d’après l’analogie de la foi. Il distingue entre le sens littéral ou pédagogique, et le sens spirituel accessible aux seuls chrétiens régénérés. Nous considérons comme ayant une plus grande valeur intrinsèque les écrits de J.-J. Rambach, Commentatio de idoneo sanctarum litterarum interprete, 1720. Institutiones hermeneuticæ, 1723. Dans ce dernier ouvrage il exige de l’exégète outre les connaissances philologiques un certain tact religieux, et veut que l’on assigne avec emphase aux paroles dictées par l’Esprit de Dieu, tout le sens qu’elles comportent. L’analogie de la foi, qu’il maintient, est plus une analogie de la Bible, que des symboles ecclésiastiques. Il fut suivi dans cette voie par S.-J. Baumgarten. Hoffmann, à l’exemple des théologiens que nous venons de citer, admet le sens multiple, allégorique, parabolique et typique, tout en cherchant à concilier avec lui l’unité des enseignements scripturaires. Hoffmann, Institutiones theologiæ exegeticæ, 1754. Les théologiens de Wittemberg s’élevèrent avec indignation contre ces déviations de l’interprétation traditionnelle.]
Lange a publié plus tard un commentaire biblique en quatre volumes, sous le titre de Lumière et Droit (1729) ; mais le désir de trouver des applications édifiantes à chaque ligne, est loin de contribuer à la clarté et à la justesse de l’interprétation. Son grand ouvrage historique sur la période qui s’étend de 1689 à 1719, est un véritable plaidoyer pro domo sua, qui ne repose sur aucune étude objective et impartiale.
L’histoire impartiale de l’Église et des hérésies de Gottfried Arnold, en quatre volumes (1699), offre un plus grand intérêt. Arnold, dont la piété est aussi intime que profonde, a réagi avec une telle énergie contre l’Église, qu’il cherche dans les sectes hérétiques la saine tradition de la vie spirituelle, qu’il refuse à l’Église officielle. Il a rendu, toutefois, à l’histoire ecclésiastique de grands services, en obligeant ses successeurs à juger les hérésies avec une plus grande impartialité, et à saisir les liens qui les rattachent à l’Église officielle et qui font de cet ensemble une unité réelle et vivante. Le but que se propose Arnold n’est pas strictement historique, et il désire surtout contribuer à l’édification de ses lecteurs en subordonnant la pure doctrine à l’amour. Son exposition historique ébranle la confiance que l’Église a en son infaillibilité et reporte toutes ses sympathies sur les sectes, et en particulier sur les mystiques. Arnold se vit exposé bientôt aux objections et aux attaques d’Ernest Cyprian. Arnold trouve que les ecclésiastiques sont précisément ceux qui ont la vie la moins sainte et le cœur le plus dur, et il en conclut que le ministère évangélique ne vaut pas mieux que la papauté. L’antéchrist n’est plus incarné pour lui, comme pour les centuries de Magdebourg, dans la personne du pape, mais dans l’ensemble de la hiérarchie catholique ou protestante. La hiérarchie approuve ce qui est mauvais, et ses critiques constituent une présomption en faveur du principe qu’elle attaque. Son ouvrage trahit une antipathie profonde contre l’organisation ecclésiastique de son temps et contre son principe de la pure doctrine, qu’il envisage comme un opus operatum et comme une doublure de la théorie catholique du mérite des œuvres. Weismann est plus modéré et plus impartial dans les jugements qu’il formule.
Les traités dogmatiques, qui abondent dans les écoles piétistes, n’ont que médiocrement contribué à l’avancement de la science. Ces traités substituèrent, il est vrai, à la forme scolastique lourde et pesante de leurs adversaires, une méthode plus claire et plus limpide, mais tombèrent dans l’indéterminé et dans le vague, sans faire faire à la science un seul pas vers la solution de quelques-uns des problèmes les plus difficiles de la théologie. Les appels fréquents faits par le piétisme et par les écoles mystiques qui s’y rattachent à l’expérience personnelle et à l’action directe du Saint-Esprit réclamaient impérieusement le contrôle salutaire d’une règle supérieure, qui pût servir de contre-poids à la fantaisie et au caprice de l’expérience particulière. En réalité, cet appel au témoignage de l’Esprit-Saint fut souvent substitué à un développement scientifique demeuré étranger au piétisme, qui ne fit faire de progrès qu’à la morale chrétienne et à la théologie pratique.
[Spener, Evangelische Glaubenslehre, ein Jahrgang Predigten vom Jahr 1687, édition de 1717. Breithaupt, Institutionum theologicarum, lib. II, 1693. Thèses credendorum atque agendorum fondamentales. Halle, 1701. G. Anton, Collegium antitheticum. Freylinghausen, Grundlegung der Theologie, 1704. Compendium der Theologie, 1723. J. Lange, Œconomia salutis, 1730. Sous une forme plus polémique : Antibarbarus orthodoxiæ dogmatico-hermeneuticus, 1709-11. On peut ranger aussi le traité de Spangenberg, Idea fidei fratrum, 1782, parmi les livres qui ont un caractère tout particulièrement pratique et édifiant. Breithaupt, Theologia moralis. Halle, 1734. Joac. Lange, Œconomia salutis eaque moralis, 1734. Löscher, Wernsdorf et autres furent scandalisés par le simple titre du livre : Economie morale du salut. Ils y virent un empiétement de la sanctification sur la justification. Nous retrouvons aussi l’influence de Spener dans la Théologie morale de Iæger, Tubingue, 1714 ; de Kortholt, Copenhague, 1717, et de J.-J. Rambach, 1739, et même dans Buddæus, Institutiones theologiæ moralis, 1711, modèle de Rambach ; J.-G. Walch, et autres. Nous pouvons citer dans le domaine de la théologie pratique Weismanni Rhetorica sacra, 1689 ; Breithaupti Institutio hermeneutico-homiletica, 1685 ; J.-L. Hartmann, Pastorale theologicum, Norinb., 1678 ; Chr. Kortholt, Pastor fidelis, etc., 1696 ; G. Arnold, Geistliche Gestalt eines evangelischen Lehrars nach dem Sinn und Ezempel der Alten, 2 Theile, 1704, 1723 ; enfin la simple explication de la doctrine chrétienne d’après l’ordre du petit catéchisme de Luther, par Spener, 1677, et ses Tabulæ catecheticæ ; enfin le catéchisme de Gésénius.]
A partir de la mort de A.-H. Francke (1734), le piétisme ne fit plus que dégénérer et languir dans le nord de l’Allemagne, dont Halle était comme la métropole. A mesure qu’il perdait cette fraîcheur des impressions et cette verve d’exécution qui avaient marqué ses premières années, il chercha à retenir l’inspiration de son origine et à la conserver par le moyen d’une terminologie pieuse, bientôt stéréotypée comme le patois de Canaan de nos jours, par une sévère discipline extérieure et par une méthode d’éducation de la vie religieuse, qui substituait à la spontanéité une réflexion prématurée. Sans doute, le piétisme insista avec énergie sur la nécessité de la nouvelle naissance et de la certitude du salut, et tint un plus grand compte de la régénération que l’orthodoxie, qui n’y voyait que le don divin de la puissance de croire, et qui l’estimait accomplie dans l’âme du fidèle dès le jour’de son baptême. Mais le piétisme, en transportant la régénération dans le domaine de la vie consciente et réfléchie, perdait de vue la base objective de la grâce prévenante, qui peut seule assurer à la vie nouvelle un appui sérieux et un développement rapide. En sacrifiant l’impression immédiate de la grâce à la recherche de la certitude du salut, il substitua toujours plus à la simplicité confiante et enfantine de la foi des premiers jours la réflexion spirituelle, la recherche anxieuse de son adoption par Dieu, le désir enfin de posséder des critères absolus du salut, désir qui pouvait aboutir aux erreurs les plus graves.
Le piétisme du Wurtemberg a su remonter aux sources de l’enseignement évangélique primitif, et montrer que ce n’est pas tant la conscience précise de notre adoption par Dieu que la confiance enfantine, qui nous en donne la douce certitude, quand et comme Dieu le juge convenable. Dans les premières années du dix-huitième siècle le piétisme aboutit à l’hypocrisie spirituelle et à un légalisme, dont les fruits amers furent des jugements arbitraires, des schismes puérils, un orgueil spirituel immense et une absence absolue de charité, défauts et vices, qui exercèrent une influence funeste sur la piété et qui ne donnèrent naissance à aucune grande personnalité chrétienne. On peut même remarquer que quelques-uns des chefs de l’école rationaliste ont été élevés dans les écoles piétistes.
Pendant que le piétisme de Halle tombait, sous une autre forme et plus rapidement que l’orthodoxie, dans la sécheresse et dans la mort spirituelle, le mouvement religieux provoqué par Spener qui sur plusieurs points de l’Allemagne n’avait pas subi l’influence de Halle, projetait dans l’Église évangélique deux branches nouvelles qui, sans avoir l’importance et l’extension du piétisme, s’en distinguaient par plusieurs caractères, qui leur assuraient une puissance plus grande et plus durable, parce qu’elles avaient su éviter quelques-unes de ses erreurs les plus dangereuses, et s’assimiler certains éléments importants de la vie ecclésiastique, qui malheureusement étaient demeurés étrangers à celui-ci. Nous voulons parler de Zinzendorf et des frères moraves, et de Jean-Albert Bengel et de son école, qui, tous deux, ont également connu la liberté et l’amabilité de l’Évangile, et ont reçu l’empreinte profonde de sa spontanéité créatrice, tout en se distinguant par ce double trait particulier, que la personnalité puissante et vivante de Zinzendorf lui a permis de grouper autour de lui quelques âmes sympathiques et d’organiser la vie commune de cette société particulière et restreinte sur une base chrétienne, tandis que Bengel et son école, inspirés par leur affection pour la grande Église évangélique et émus par la vue de ses souffrances, lui sont demeurés fidèles. Bengel a ouvert la voie à une science nouvelle et vivante, entièrement affranchie du joug pesant d’une scolastique desséchée et stérile et qui, bien loin de s’en séparer, l’a pénétrée de son esprit et a exercé sur la masse chrétienne une influence salutaire et bénie. Nous pouvons envisager Bengel et ses disciples comme les précurseurs et les pères de la théologie évangélique moderne.
[Voir sur Bengel, Ose. Wæchter, Johann-Albrecht Bengel, Lebensabriss, Character und Ansprüche, 1865, p. 361, où Bengel parle de ceux qui ont des dispositions sérieuses et sévères de piété, mai auxquels sont inconnues la vraie connaissance des mystères de l’Évangile, la douceur et la bonté, p. 391. Ce qu’il a le plus à cœur, c’est que le chrétien croie directement, sans se plonger dans des réflexions constantes sur la nature de la foi. En demandant à une âme de posséder une foi réfléchie, on l’expose à bien des erreurs et à bien des rechutes. Tel un enfant, auquel dès ses premiers pas on crierait : Ne tombes-tu pas ? et qui tombe aussitôt. Il faut, par contre, amener à une foi réfléchie des hommes animés du même esprit que les Corinthiens. — Nous retrouvons dans Bengel un grand nombre de passages pleins de vie, d’entrain, bien éloignés du formalisme auquel le méthodisme a recours pour convertir les âmes, p. 418. Bengel dit des choses indifférentes : « Je n’en suis pas partisan, mais n’a-t-on pas trop exagéré le principe ? La gaieté naturelle est bien plus supportable qu’une tristesse naturelle, mais qui accable l’âme. » p. 422. ]
Sources. — Burk, Bengels Leben und Wirken, 1831. — Wæchter, Johann-Albrecht Bengel, etc. — Hartmann, Article Bengel, dans Herzogs Realencyclopædie. — Herm. von der Goltz, Jahrbücher fur deutsche Theologie, 1861, 460-506. — Gass, Geschichte der protestantischen Dogmatik. — Tholuck, Das akademische Leben im 17. Jahrhundert.
Jean-Albert Bengel, né à Winnenden, près de Stuttgart, en 1687, mort le 2 novembre 1752, a été l’un des premiers théologiens de son temps, et, à une époque où le piétisme de Halle penchait déjà vers une décadence rapide, a puissamment contribué au réveil de la vie religieuse au sein de l’Église évangélique, et en particulier dans le Wurtemberg, qui avait pendant la première moitié du dix-septième siècle vidé jusqu’à la lie la coupe de l’orthodoxie luthérienne, et n’en soupirait qu’avec plus d’ardeur après une nourriture plus substantielle et plus forte, lui qui avait eu naguère le privilège de posséder un J.-Valentin Andreæ et un Hedinger. Sa piété aussi profonde que virile était également exempte de cette âpreté sombre et triste, si chère au piétisme de la décadence, et de la piété tendre, un peu efféminée et énervante de Zinzendorf. Nous trouvons en lui un précieux mélange de crainte et de confiance, enfantine. Il unit à un profond respect pour la majesté divine, qui le rend indifférent à l’approbation ou au blâme des hommes, la confiance absolue du chrétien qui ne se sent plus un esclave, mais un véritable fils, qui considère comme son bien propre la demeure et les trésors de son père céleste.
Avant que Bengel eût commencé sa carrière théologique, Spener s’était concilié l’affection de nombreux amis dans le Wurtemberg, et comptait parmi ses disciples des hommes considérables, tels que Reuchlin, Weismann, Hochstetter et Iager, qui conservèrent longtemps avec Halle des relations d’amitié et de sympathie chrétiennes. Bengel lui-même passa l’année 1713 à Halle, et en rapporta des impressions sérieuses et profondes. Grâce à son indépendance, fruit de l’esprit souabe, qui s’était déjà trahie par plusieurs travaux scientifiques, il sut se frayer sa propre voie, tout en s’assimilant les principes des autres écoles théologiques qui concordaient avec ses principes, et constitua vers 1740 une école homogène et originale.
Nous retrouvons chez Bengel, au même degré que chez Spener, la piété ardente et pratique et la conscience délicate et sévère, qui communiquent à sa personnalité religieuse un charme sympathique, et qui provoquent ce respect qu’inspire toute âme, dans laquelle on retrouve la vie et la présence de Dieu. L’élément intellectuel est aussi très développé chez lui, ainsi qu’un intérêt puissant et chaleureux (non plus seulement, comme dans l’école de Halle, concentré sur le salut de l’âme individuelle) pour la grande Église de Dieu répandue au sein de l’humanité et pour l’éducation religieuse du monde dans le passé comme dans l’avenir. Bengel se rattache sur ce point à l’espérance de jours meilleurs pour l’Église, que Spener exprimait sur son lit de mort, mais il sait donner à cette espérance une forme concrète et précise et la formuler dans un jugement d’ensemble sur le monde, qui lui permet de considérer le développement historique de l’humanité comme l’épanouissement de l’action divine et comme un enchaînement de faits et de tendances intimes, qui tous aboutissent à la fondation du royaume de Dieu. Toutes ces considérations se rattachent, d’ailleurs, d’une manière intime et profonde à la Bible elle-même.
Il nous est possible d’établir par de nombreux exemples que Bengel fut un fils soumis et dévoué de l’Église luthérienne, mais non pas un adorateur servile de la lettre et de la formule. Parlant du serment que doit prêter tout pasteur d’enseigner suivant les livres symboliques, il demande qu’on n’astreigne pas les consciences à une conformité minutieuse et trop littérale et que l’on n’exige que les points fondamentaux. « Ceux, dit-il, qui vivent selon le train du monde ont intérêt à être de bons orthodoxes. Ils croient ce qui est écrit sans avoir à passer par l’examen et par l’expérience, mais ce n’est-pas là une œuvre aussi facile pour les âmes auxquelles la vérité est chose précieuse et rare. » Bengel est opposé à une union purement politique entre les réformés et les luthériens, parce qu’il n’admet que l’union spirituelle et réelle qui rattache entre eux les chrétiens régénérés des deux communions, et que l’union entre chrétiens inconvertis ne peut être qu’une illusion et qu’une apparence mensongère. Ce qu’il reproche surtout au calvinisme, c’est son Dieu despote et sa prédestination absolue, et il estime que l’opposition des luthériens contraindra les calvinistes à adoucir la cruelle formule du décret absolu.
Bengel dit du baptême qu’il unit étroitement les enfants à Jésus-Christ, mais que nous ne pouvons comprendre ce qui s’accomplit en chacun d’eux suivant sa réceptivité plus ou moins intense. Il met dans son exposition de la sainte cène l’accent sur la présence réelle du corps et du sang de Christ, en reconnaissant que les livres symboliques luthériens ont été, sur ce point, entraînés trop loin par leur réaction contre l’Église réformée. Il n’enseigne pas que les inconvertis et les incrédules participent, eux aussi, au corps et au sang de Jésus-Christ. La justification et la sanctification sont comme les deux fils distincts, qui constituent par leur union un fil retors et solide. Il existe pour le cœur une certitude vivante du pardon des péchés, qui accompagne la foi naissante. La foi, à ses débuts, est encore tendre et délicate, et se fortifie par la vie active plus encore que par des réflexions intimes et inquiètes. On ne doit pas, toutefois, nier l’utilité de la foi consciente d’elle-même ; c’est à chacun à affermir sa foi par les voies qui lui sont propres. Quoi qu’il en soit, la certitude de la foi doit être, du côté de l’homme, distinguée de la certitude de la grâce inamissible. La certitude grandit avec les épreuves et avec les expériences de la foi. Bengel estime que la conversion véritable est une œuvre sérieuse et si difficile, qu’elle est, à son début, entourée de nombreux périls. Un des traits caractéristiques de son école est l’accent qu’elle met dans les questions christologiques sur l’humanité de Jésus-Christ ; elle enseigne que Christ a marché sur la terre par la foi, et non par la vue, qu’il a dû lutter contre des tentations étrangères à sa véritable nature et venues du dehors, mais qui auraient pu le vaincre réellement, et qu’il dut repousser avec toute la force de sa volonté pure et sainte. Bengel considère comme une grave exagération de langage l’assertion que Jésus ait été assis à la droite de Dieu dès les premiers moments de sa conception dans le sein de Marie.
Comme on le voit, Bengel[a] est resté fidèlement attaché aux enseignements de son Église, mais, précisément parce qu’il avait puisé aux sources pures et primitives de la Réforme, il conserve toute la liberté de sa pensée et de sa foi en face des livres symboliques et de la dogmatique de son temps transformée par la scolastique. Aussi, sa théologie est-elle bien moins une dogmatique qu’une étude directe de la Bible ; ses études et ses aptitudes le rendaient capable de mener à bonne fin cette œuvre considérable, car il unissait à des études philologiques profondes et sérieuses un esprit clair et lucide, un grand tact et une modération remarquable. Esprit spéculatif et penchant plutôt vers les études historiques, il apporta à l’étude de la Bible l’abnégation la plus pure et la plus scrupuleuse. On sent combien il avait donné lui-même son cœur aux sujets si importants qu’il aborde, et dont les vérités harmoniques se reflètent dans ses écrits. L’esprit est aussi mis en éveil par lui, et saisit à sa lumière l’ensemble vivant des idées divines se développant progressivement au sein de l’humanité, et il sait déployer toutes les ressources scientifiques qui sont à sa disposition pour en exposer l’ensemble majestueux et le développement providentiel.
[a] Bengel descendait par sa mère de Jean Brenz, le réformateur du Wurtemberg.
Le premier travail auquel Bengel se livra, travail dont le peu d’apparence extérieure a empêché les théologiens de reconnaître le mérite et de l’apprécier à sa juste valeur, a été la rédaction d’un texte correct du Nouveau Testament en opposition à la tyrannie arbitraire du texte traditionnel, reçu sans contrôle et fixé sans examen. Il ne se laissa pas décourager par la grandeur et l’aridité de l’entreprise, compara tous les manuscrits du Nouveau Testament qu’il put recueillir ou consulter, les citations des Pères de l’Église et les plus anciennes traductions. Bengel a été, en Allemagne, le fondateur de la critique du texte du Nouveau Testament, et nous devons nous rappeler aussi que cette science qui aborde les plus graves problèmes de l’authenticité des livres inspirés, a été créée par un théologien dont nous ne pouvons qu’admirer la piété vivante, et non point par un incrédule, par un sceptique ou par un indifférent. La foi évangélique purifie et affermit chez Bengel l’élément critique, qui, sans elle, n’a jamais ni profondeur, ni dignité. Le texte sacré, dit-il lui-même, compromis par l’incertitude et la multiplicité des variantes, demande une forme complète et unique, qui nous préserve du danger de négliger des pensées écrites par les apôtres eux-mêmes, ou d’admettre dans le texte des erreurs des copistes[b]. Le zèle chrétien, qui ne peut souffrir que l’on traite comme des paroles humaines les pensées de la sagesse divine, nous interdit d’assigner à des pensées de l’homme une autorité qui n’appartient qu’à Dieu. Ce double principe s’applique aux passages isolés, aussi bien qu’à l’ensemble des écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament[c]. Les chrétiens, et en particulier les théologiens, doivent étudier la Bible tout entière, et non plus seulement quelques passages isolés du contexte, transformés par l’orthodoxie vulgaire en un code dogmatique.
[b] Gnomon Novi Testamenti, in quo ex nativa verborum vi simplicitas, profunditas, concinnitas, salubritas sensuum cœlestium indicatur. Tubingue, 1742. Præfatio, § 8.
[c] Il a publié une nouvelle édition du texte du Nouveau Testament avec un appareil critique, 1734.
Bengel a joint à la critique du texte l’exégèse biblique. Il cherche, avant tout, à obtenir une explication nette et précise des enseignements les plus importants renfermés dans les saintes Écritures, sans tomber[d] dans une herméneutique étroite, qui n’admettrait qu’une inspiration mécanique et magique et qui foulerait ainsi aux pieds les droits de la conscience individuelle et la spontanéité des diverses manifestations d’une même vie spirituelle chez les écrivains sacrés. Bengel, dans la définition des idées fondamentales de la foi, de la vie, de la lumière, de la justice, de la vie éternelle, veut éviter l’étroitesse des formules dogmatiques, et l’inconvénient grave d’une interprétation si large et si vague, qu’elle semble autoriser tous les abus et toutes, les théories. Il cherche, avant tout, le sens le plus simple, le plus plus clair et le plus direct que lui présentent les mots et le contexte lui-même[e]. Il est assuré, en procédant ainsi, de ne perdre aucune parcelle de la vérité divine, mais il ne veut pas que l’on traite la Bible comme un simple petit manuel de sentences pieuses et dogmatiques, mais comme une harmonie vivante, puissante et infinie.
[d] Il retrouve, par exemple, plus de traces d’inspiration dans saint Matthieu et saint Jean que dans saint Luc et saint Marc.
[e] Il a exposé ses principes et sa méthode dans un ouvrage classique, son Gnomon, qui a été réédité souvent avec le même succès.
Bengel demande que l’on considère les livres de la Bible comme une chronique incomparable et sans égale du plan providentiel de l’éducation de l’humanité, depuis les origines jusqu’à la consommation des siècles, à travers toutes les périodes de la nature et de l’histoire, comme un ensemble plein d’harmonie suave et majestueuse. Il n’a pas cherché, avec Coccéius et quelques modernes, à donner une forme systématique à ce plan de la maison de Dieu qui embrasse les cieux et la terre. Il a compris le double écueil de cette méthode, qui expose soit à méconnaître la loi de développement de l’histoire, soit à effacer devant la succession rapide d’événements divers la trame éternelle et le plan unique de Dieu, en un mot, à retomber soit dans une opinion sectaire et incomplète, soit dans la foi historique et morte. Il sait, par expérience, que la connaissance de l’histoire chrétienne ne suffit pas, à elle seule, pour faire naître la foi, qui doit se nourrir de vérités éternelles dont l’histoire n’est que l’enveloppe terrestre. Aussi veut-il unir à la dogmatique biblique la grande idée de l’éducation de l’humanité. Son principe fondamental, et sa ferme assurance, est que l’Écriture sainte possède à sa base un ensemble de réalités divines que Dieu révèle au monde par ses paroles et par ses actes, mais il s’est contenté de jeter quelques jalons dans ses écrits, et n’en a pas retracé un tableau systématique et d’ensemble.
Bengel a consacré une étude toute spéciale à l’accomplissement du plan de Dieu dans les derniers jours du monde. Pour lui, le but de l’économie actuelle, d’après la Bible, est la manifestation future de la majesté de Jésus-Christ. L’intelligence de cette perfection absolue de la consommation de toutes choses peut seule permettre de comprendre le principe et l’importance du développement du plan divin. Pour bien saisir l’organisme des pensées divines, qui constitue comme l’ossature de l’histoire universelle, il est indispensable d’avoir une connaissance exacte et précise de la chronologie biblique. En traçant un tableau synthétique des notions chronologiques éparses dans la Bible tout entière, on obtient une division logique, sage et providentielle des grandes périodes de l’histoire. L’harmonie extérieure révèle la puissance divine interne qui les pénètre et les féconde.
Bengel croit avoir trouvé dans cette harmonie progressive de la révélation, qui se développe depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, un argument apologétique précieux en faveur de la Bible et de la religion chrétienne. De même que l’intelligence des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, où la justice habitera, permet de comprendre le caractère et le but de l’économie actuelle, de même aussi le développement lent et infaillible de l’économie divine confirme et explique les prophéties qui n’ont pas encore reçu leur accomplissement. Bengel, poussé par un ardent désir d’approfondir les voies divines, s’est livré à de nombreuses études sur l’Apocalypse, et a élaboré un système chronologique très complet.
[Ordo temporum a principio per periodos œconomiæ divinæ historicas atque propheticas ad finem usque ita deductus, ut tota series — ex Veteri et Novo Testamento — proponatur, 1741. Erklærte Offenbarung Johannis, 1740. Sechzig erbauliche Reden über die Offenbarung Johannie, 1747. Cyclus, sive de anno magno solis, etc., 1747. Voir Herzog, Realencyclopædie, II, 60, 61.]
Remarquons qu’il établit une distinction profonde entre le jugement dernier, dont nous ne connaissons ni le jour ni l’heure, et le règne de mille ans, qui embrasse à ses yeux une période indéterminée. Ses calculs n’ont pas été justifiés par les faits, et il avait lui-même reconnu la possibilité d’une erreur, mais cet échec n’a nui en rien à l’action sérieuse, qu’il a été appelé à exercer sur la théologie. Nous avons vu se vérifier la prophétie qu’il avait prononcée sur lui-même, qu’il serait oublié pendant quelque temps, mais qu’on reviendrait à lui, car ses écrits ont été les premiers messagers d’une période plus sérieuse et plus vivante pour l’exégèse évangélique. Nous devons reconnaître que les théologiens officiels et les universités à la mode ne témoignèrent que peu de sympathie à ses travaux ; toutefois, malgré les faibles encouragements de ses contemporains, il parvint à grouper autour de lui un cercle d’hommes sérieux, pleins de science et de piété, qui surent développer avec liberté et avec intelligence, les nombreux germes de vérité renfermés dans ses écrits.
[Il fut depuis 1713 professeur à Denkendorf, se vit en 1741 nommé prélat à Herbrechtingen, et contribua en cette qualité à la rédaction des lois dites de Bilfinger, 1743, lois pleines de modération et de bienveillance à l’égard du piétisme, qui permirent à celui-ci d’exercer sur l’Église de Wurtemberg une influence bénie et profonde, sans tomber dans l’esprit sectaire et sans abdiquer son caractère particulier.]
L’école de Bengel se partagea en deux groupes distincts, unis entre eux par un commun amour de la Bible et des œuvres. Le premier de ces groupes s’est consacré plus exclusivement aux travaux historiques, le second aux spéculations de la pensée chrétienne. Celui-là compta le plus grand nombre d’hommes distingués, et exerça sur le mouvement théologique de son temps une influence plus prononcée, grâce à ses travaux exégétiques, pratiques, et historiques. Contentons-nous de nommer J.-F. Reuss, Fr. Roos[f], Weismann[g], les travaux systématiques de Reuss et de Burk.
[f] Magn.-Fr. Roos, Fundamenta psychologiæ ex sanctis Scripturis collecta, 1769.
[g] Weismann, mort en 1747. Introductio in memorabilia historiæ ecclesiasticæ. Tub., 1718. M.-Fr. Roos, Versuch einer christlichen Kirchengeschichte, 2 vol.
[Jér.-Fr. Reuss a écrit des éléments de morale d’une grande valeur. Elementa theologiæ moralis. Tubingue, 1767. Prenant pour point de départ la doctrine chrétienne, il cherche à établir l’indépendance et la supériorité de la morale chrétienne en face de la morale philosophique ou naturelle. Nous pouvons rattacher à ces études le traité de Burk sur la justification. Citons encore Steinhofer, Conr. Rieger, Flattich, Storr l’aîné, Hartmann. Chr.-Aug. Crusius, de Leipzig, adversaire de la philosophie de Wolff, offre de grandes analogies avec Reuss et Bengel, mais possède un esprit plus philosophique. Sa tractation de la conscience est ce qu’il a écrit de plus remarquable. Il maintient l’union indissoluble de la religion et de la morale, et l’appuie sur des arguments sérieux, qu’il emprunte à une notion, plus libre et plus large tout à la fois, de la révélation. Voir C.-A. Crusius, Kurzer Begriff der Moral theologie. Leipzig, 1772, 1773. 2 volumes. Nous pouvons considérer comme ses disciples Gellert, Rehkopf, Reichard, Morus, etc. Crusius a mérité par ses travaux bibliques le bel hommage que lui a rendu Delitsch, 1845.]
L’école spéculative de Bengel a revêtu de bonne heure des tendances théosophiques ; ses représentants les plus distingués furent Christophe-Frédéric Œtinger, Louis Fricker, Ph.-Matth. Hahn, et Mich. Hahn. Ces théosophes relient l’école de Bengel à celle de Jacob Böhme, et sont les précurseurs de la philosophie moderne et de Schelling. Ils embrassent dans leurs spéculations non seulement l’économie du salut, et les questions qui se rattachent à la religion et à l’établissement du royaume de Dieu, dont le règne spirituel de Christ est l’épanouissement suprême, mais encore l’essence divine et la nature, la matière et l’esprit, les rapports entre l’homme et Dieu, et entre l’âme et le corps. Œtinger engage une polémique ardente contre l’idéalisme de Wolff, parce que celui-ci, sous prétexte de respecter la majesté incommensurable de Dieu, le transforme en une abstraction métaphysique et sans vie qui, tout en portant le nom d’Etre le plus actuel, est soumise aux lois d’une nécessité aveugle et inflexible et cesse d’avoir avec le monde des esprits des rapports directs et vivants. La théorie du meilleur des mondes possible de Wolff et de Leibnitz, sacrifie à une théodicée incomplète la distinction du bien et du mal, parce qu’elle est contrainte de considérer le mal comme un fait nécessaire et inévitable, comme la limite essentielle du monde et de l’homme et qui les distingue seule de Dieu. Cette théorie porte une atteinte sérieuse au principe des causes finales, encourage les hommes à se contenter du monde tel qu’il est, et à tomber dans un eudémonisme grossier, qui considère comme irréalisable le souverain bien, qu’il a reconnu en principe. Quel contraste entre cette vertu bourgeoise, terre à terre, dont le Dieu est sans vie et la morale sans idéal, et les principes d’Œtinger !
Œtinger est amené par les nécessités de la polémique à remonter jusqu’au premier principe, à l’idée de Dieu, que les réformateurs avaient reçue du moyen âge sans la pénétrer de l’esprit évangélique, et que Bengel avait déjà proclamée incompatible avec les enseignements de l’Écriture. Bengel, par le fait qu’il envisageait le monde céleste comme un ensemble de réalités, devait cesser de considérer Dieu comme un être infini, insondable, tout volonté et entendement, pour voir en lui le centre vivant de l’univers, qui pénètre le monde entier de son esprit, tout en conservant sa gloire et sa félicité intactes, et en en rendant les hommes participants par Jésus-Christ. On comprend, dès lors, que Bengel voulût d’autres relations entre Dieu et l’homme que celles qu’établissent la loi inflexible et l’autorité juridique, et qu’il cherchât à affermir et à démontrer les relations vivantes de Dieu avec la nature et avec l’âme. Ses travaux ont exercé une grande influence sur l’idée que ses contemporains se faisaient de la rédemption.
Œtinger s’est emparé de ces idées éparses dans les écrits de Bengel, et leur a communiqué le cachet de son esprit aussi profond qu’original[h]. Dieu n’est pas pour lui l’unité absolue, mais l’unité des forces divines. Il admet en Dieu des forces vivantes, unies entre elles par un lien indissoluble, mais pouvant agir chacune séparément et d’une manière indépendante. Il espère obtenir par cette définition une conception du mouvement en Dieu, capable de renverser le panthéisme de Spinosa et les froides abstractions de Wolff et du déisme. Il reproche à la dogmatique orthodoxe elle-même de tomber dans un spiritualisme exagéré et d’établir entre l’esprit et le corps une opposition contraire au réalisme biblique. Nous devons concevoir la gloire, que l’Écriture sainte assigne à Dieu, bien moins sous la fonde abstraite de la majesté spirituelle, que comme le corps rayonnant de Dieu et comme la manifestation objective de sa vie intérieure.
[h] Auberlen, Die Theosophie F.-Ch. Œtingers mit Vorwort von Rothe, 1847, Hamberger et Ehmann ont remis Œtinger en honneur. En France, nous avons la traduction de la Théologie du cœur, d’Œtinger, par M. Steinheil. Meyrueis, un vol. in-12.
Œtinger et ses amis envisagent Dieu non pas comme un pur esprit, mais comme une vie substantielle, qu’ils veulent désigner sous le nom de corporalité de Dieu. C’est elle qui constitue le premier principe de la nature. Les forces infinies de la Divinité, qui se reflètent dans la nature dans leur unité primitive, se retrouvent en l’homme, qui est un monde et un Dieu en miniature ; c’est en lui qu’elles peuvent se séparer l’une de l’autre et agir avec indépendance. L’apparition de l’homme est le point de départ de l’histoire, c’est-à-dire le règne de la liberté, dont le but final est l’unité de l’esprit et de la nature sous la forme de la gloire et du triomphe, unité qui élèvera la nature à la puissance de la corporalité spiritualisée et assurera à l’esprit sa force et son organisation substantielles. Ces principes, reproduits de nos jours par Schelling et Rothe, et appliqués par ce dernier à la morale, Œtinger prétendit les puiser tous directement dans la Bible même. Le réalisme biblique, dégoûté des rêveries idéalistes d’une orthodoxie, qui avait laissé dans l’ombre quelques-uns des points fondamentaux de l’enseignement scripturaire, et ne voulant posséder que des vérités complètes et formelles, repoussa toute interprétation symbolique des Écritures, appliqua son littéralisme aux visions d’Ezéchiel, et relégua dans l’avenir toutes les prophéties qui ne s’étaient pas accomplies à la lettre.
Aussi, bien que sa devise fondamentale, que la corporalité est le but final des voies divines, reposât sur une base sérieuse et fondée, nous voyons l’école de Bengel tomber dans un littéralisme étroit, qui aboutit même parfois au judaïsme, car elle enseigne que le sacerdoce et les sacrifices de l’économie mosaïque reparaîtront dans le royaume de mille ans, et que le peuple juif régnera sur tous les autres peuples de la terre. Il est évident que cette école s’exposait ainsi aux plus graves erreurs, et pouvait aboutir à une conception matérialiste et grossière du monde à venir, à la glorification du judaïsme prophétique aux dépens de l’économie chrétienne, enfin sur le terrain de l’eschatologie à des théories assez rapprochées de celles de l’Église romaine.
Toutefois ce ne sont là encore que des germes funestes, qui se développeront plus tard, mais qui pour le présent n’enlèvent à l’école de Bengel rien de sa fraîcheur et de sa vie. Quelles que soient les imperfections de sa méthode, elle a cessé d’avoir vis-à-vis de la science humaine une attitude hostile, elle espère réconcilier la raison et la foi, elle pose par la richesse et la grandeur de quelques-uns de ses principes les bases d’une philosophie plus profonde. Nous voulons étudier avec quelques détails quelques-unes de ses propositions les plus importantes sur la théorie de la connaissance.
Œtinger cherche à poser les bases d’une théologie spéculative, ou philosophie de la religion, qui embrasse et résume la nature et l’histoire sainte. Nous retrouvons en lui une piété simple et enfantine unie à une intelligence puissante ; à une ardente soif de connaissance, à une érudition étendue, enfin à une raison large et éclairée. La nouvelle science, dont il veut être le prophète et le précurseur, doit réagir avec une égale vigueur contre le spiritualisme de l’orthodoxie, qui transforme les grandes réalités chrétiennes en des abstractions mortes et vides, et contre la philosophie idéaliste de Wolff. Nous retrouvons chez Œtinger cet ardent amour de la nature, que nous avons constaté chez les théosophes contemporains de Luther. Pour lui la nature actuelle, matérielle, grossière, sujette à une décomposition constante, recouvre une réalité supérieure, qui sera révélée au monde par les événements des derniers jours. Il considère comme aussi prétentieuses que stériles les tentatives d’expliquer la nature par les lois des mathématiques ou de la mécanique. La science n’en comprend pas les profondeurs, et les microscopes les plus puissants n’en peuvent sonder les abîmes. Plus on avance dans la voie des découvertes, plus on voit de nouveaux horizons s’entr’ouvrir à ses regards, et plus aussi on est forcé de s’écrier : Dieu est insondable et incompréhensible ! Ce qu’il y a de vrai, c’est que la nature, dans son état actuel, est en voie de devenir et de chercher Dieu, qui est son but suprême.
Œtinger, dans le désir de saisir sur le fait et de constater ces développements successifs de la matière, a cherché à arracher à la nature ses secrets par des expériences, qui offrent quelque analogie avec celles des alchimistes du moyen âge. La vie est à ses yeux ce qu’il importe de connaître, elle se révèle au sens commun, et lui dévoile des secrets, qui demeureront toujours une énigme indissoluble pour la raison abstraite. Les infiniment petits reflètent les mondes et renferment autant de sagesse et d’harmonie que les plus grands astres de l’univers. L’homme qui sait contempler la nature constate et retrouve la toute-présence de Dieu dans la vie de toutes choses. Œtinger adopte pour organe d’une étude sérieuse et féconde de la nature non pas les abstractions chères à certains philosophes ou orthodoxes, mais bien plutôt le sentiment spontané et instinctif de la vie d’une âme pure en communion avec Dieu, sentiment qui rétablit entre l’âme aussi disposée et les mystères de la nature l’affinité innée, qui existait chez les premiers habitants de la terre. Nous retrouvons dans ce sentiment l’empirisme métaphysique de Schelling, qui s’applique à l’histoire aussi bien qu’à la nature, et nous pouvons constater son analogie avec la distinction établie par Hamann entre l’audition des sons et l’oreille musicale, entre la vue des couleurs et le sens artistique du coloris. Nous devons toutefois aborder la nature avec toute la puissance de notre pensée, et l’étudier à ce point de vue d’un peu plus près. Œtinger envisage l’idée de la vie comme la résultante de deux forces opposées, unies dans une troisième force supérieure. Le multiple aboutit au dualisme, qui à son tour se confond dans l’unité. L’Écriture sainte et les anciens lui fournissent les points de repère nécessaires à une saine conception de la vie.
Œtinger cherche également une philosophie de l’esprit, et l’obtient par l’union de deux facteurs, l’Écriture sainte et le sens inné et universel de la vérité. Ces deux sources, qu’il place aussi en tête de son principal traité, la théologie déduite de l’idée de la vie, constituent la philosophie sacrée. Déjà la vie de l’âme (la ψυχή distinguée du νοῦς, la sphère inférieure de l’âme), renferme une tendance secrète vers la vie spirituelle, un sens instinctif de l’éternité, produit d’un rayonnement de la lumière incréée et divine qui, en s’unissant à la vie des créatures inférieures, provoque dans l’homme des pressentiments communs à toute la race, et que l’on peut résumer dans les grands traits du sentiment du juste et de l’injuste, et d’un certain tact de l’utile et du nécessaire. Œtinger appelle ces aptitudes instinctives l’intelligence spirituelle et musicale de la vérité, don fait par Dieu à tous les hommes, et qui ne reparaît jamais dans les âmes qui ont perdu cet instinct providentiel de la vie, de la vérité, du juste et de l’injuste.
Les théologiens orthodoxes reprochèrent à Œtinger de ne tenir aucun compte du dogme du péché originel, et de favoriser les progrès d’une théologie naturelle, dans laquelle se confondaient la raison et le Saint-Esprit, la nature et la grâce. Il nous est facile de répondre à ce reproche en prouvant combien le sensus communis diffère de la connaissance chrétienne. Œtinger ne voit dans le sensus communis que le tact de la sagesse universelle, le pressentiment instinctif de la vie et de la vérité, de la lumière et du droit. Ce pressentiment, isolé de Dieu, n’assure à l’homme aucune connaissance certaine et durable, mais il sert d’organe à la révélation objective de Dieu ; Dieu présent partout agit et parle par la création tout entière, qui le reçoit et le révèle. Les puissances purement humaines, la science, l’État, la société révèlent au sens commun le Dieu présent partout. C’est lui, qui retrouve et qui contemple dans tout ce que l’humanité présente de vrai, de beau et de bien la vie divine, qui circule encore dans le cœur de l’homme naturel. Christ a possédé ce sentiment puissant de la vie sous une forme exceptionnelle. Notre sensus communis, qui comprend aussi les mouvements de la conscience, nous attire à Christ et sert de base à l’action du Saint-Esprit sur l’âme humaine.
L’Écriture sainte communique au sensus communis l’autorité et la puissance, qu’il possédait à l’origine, et les vérités qu’elle enseigne touchent et pénètrent les profondeurs les plus intimes de la conscience. Sans le concours de la parole sainte et l’action toute-puissante de la grâce, le sensus communis serait exposé à tomber dans les erreurs les plus graves. C’est à ce sens intime de la vérité, que toute âme humaine possède en puissance, et dont le Saint-Esprit, relève le prestige, et non à un système philosophique quelconque, qu’il appartient d’interpréter les saintes Écritures. Œtinger assigne aux enseignements bibliques une importance décisive dans toutes les questions, qui se rattachent au double domaine de la nature et de l’esprit. Il donne le nom de philosophie sacrée à l’accord des données de la Bible et du sens commun. Ce qui le distingue de Bengel, c’est le désir de retrouver l’ensemble des vérités fondamentales qui servent de base et d’assise à toutes les sentences isolées des Écritures, et il a su reconnaître le premier la nécessité d’une philosophie chrétienne, et par conséquent l’importance capitale de posséder une connaissance complète et d’ensemble des vérités fondamentales, capable de combattre et de réfuter toutes les fausses philosophies. L’Écriture sainte n’a pas moins besoin à ses yeux du concours de la philosophie sacrée, qui est aussi nécessaire pour sa parfaite intelligence, que la clef est indispensable pour ouvrir la serrure.
Bien qu’il ait le désir sérieux et sincère de fonder une science universelle, il n’a su, comme Hamann, que tracer quelques lignes générales de son système, et déposer dans le trésor commun de l’intelligence humaine quelques aperçus isolés, mais pleins de lumière et de grandeur. Nous ne retrouvons, en réalité, un plan systématique et complet que dans sa théologie déduite de l’idée de la vie. Le plus souvent il faut un grand travail de la pensée pour coordonner les principes épars, dont l’unité n’existait que dans son intelligence, et n’a jamais été clairement formulée dans ses écrits. Son style archaïque et populaire contraste singulièrement avec le langage et la méthode des novateurs du dix-huitième siècle qui, non contents de secouer le joug de la scolastique, affectent le style de la vie courante et usuelle. Nous sommes frappés de l’originalité de son esprit, de son indépendance et de son isolement au milieu du grand courant littéraire de son époque, et nous ne saurions mieux le comparer qu’à un diamant précieux, qui n’a pas encore passé par les mains du lapidaire. Nous devons signaler les analogies qui existent entre les spéculations théosophiques d’Œtinger et le système gnostique d’Emmanuel Swedenborg. Cet homme remarquable, qui unissait un caractère généreux et noble une intelligence cultivée, et dont l’esprit présente un étrange mélange d’enthousiasme et de rationalisme, a opposé à la dogmatique orthodoxe un système, dont l’enveloppe supranaturaliste recouvre les hérésies les plus dangereuses et présente les contrastes les plus extraordinaires.
Commençons par retracer les traits principaux de ce système, qui n’a pas été puisé directement à la source de la Parole sainte, tout en y faisant de nombreux emprunts, qu’il aurait pu faire aussi bien à tout autre livre, car il est certain qu’il n’y a que peu de points de contact entre la Bible et lui. Nous devons même considérer sa conception particulière de la Bible comme le reflet de ses théories individuelles, et nous rappeler qu’il croyait à une lumière supérieure à celle de toutes les révélations antérieures, lumière dont il devait être le prophète, et qu’il se pensait appelé à fonder l’Église de la nouvelle Jérusalem. Les révélations angéliques, que Swedenborg reçoit directement du ciel, doivent fournir la clef d’une interprétation saine et sérieuse des Écritures et rétablir l’Église dans l’unité glorieuse des premiers jours. En fait ces révélations constituent un canon supérieur à celui de la Bible, et possèdent une autorité divine intrinsèque. Nous voyons, en effet, Swedenborg guidé par elles, repousser tous les hagiographes de l’Ancien Testament, et ne conserver des écrits du Nouveau Testament que les évangiles et l’Apocalypse dont il prétend déterminer le sens précis en vertu de ses prérogatives divines.
Swedenborg avait un sentiment trop profond de l’harmonie intérieure du monde, que le péché n’a pu complètement détruire, et de l’enchaînement progressif et harmonique des divers éléments qui la constituent, pour ne pas être choqué de l’indifférence avec laquelle la théologie officielle envisageait la nature. Entraîné par un esprit de réaction extrême contre le spiritualisme des théologiens et l’idéalisme des philosophes, il travailla à lui assurer sa place légitime dans l’univers et à l’introduire jusque dans les catégories de l’essence et de l’être. C’est ce qui lui valut à l’origine les profondes sympathies d’Œtinger. La nature est aux yeux de Swedenborg la colonne de l’univers ; c’est elle qui donne à l’esprit et à l’amour leur base substantielle. L’âme profondément pieuse de Swedenborg était antipathique à l’intellectualisme absolu de l’orthodoxie luthérienne. Il aspirait à une communion réelle de Dieu et du monde, communion qu’il cherchait à réaliser par des spéculations émanatistes et profondément empreintes de panthéisme. C’est ce qui nous explique aussi la polémique ardente, qu’il engagea contre les formules orthodoxes de la Trinité, qui reléguaient la Divinité dans les abîmes d’une transcendance inaccessible à la pensée, et n’établissaient aucun point de contact entre elle et la Trinité révélée dans ses rapports directs avec le monde. Ce qui peut nous montrer aussi que c’est bien là la cause réelle de son opposition, c’est qu’il déclare une perle de grand prix la vraie doctrine de la Trinité, qui enseigne non pas une trinité des personnes, mais une trinité de la personne.
Swedenborg cherche à montrer cette triplicité de la personne pénétrant l’univers tout entier, et en vient dans son émanatisme à confondre Dieu et le monde, réunis et absorbés l’un dans l’autre. Nous reconnaissons aussi dans ses théories une profonde aspiration morale, dont le principe repose sur une conception erronée de la justification par la foi, qu’il combat, parce qu’il ne l’a pas bien comprise. Il veut substituer l’amour à la foi, parce qu’il ne voit dans la foi que l’acception d’enseignements traditionnels et de faits historiques. Son panthéisme secret et inconscient ôte toute sève et toute vigueur à sa morale. L’homme, auquel il assigne toutefois le don de la liberté, est pour lui d’essence divine par droit de naissance, aussi combat-il le dogme évangélique du péché originel, et peut-il se passer de la rédemption. Il enseigne que l’homme, toujours en possession de sa liberté, peut toujours se prononcer pour le bien, et déployer dans la pratique du devoir les puissances intérieures, dont il dispose. L’humanité, dit-il, occupe dans le monde une place importante ; c’est elle qui supporte, pour ainsi dire, l’univers tout entier, sa chute radicale entraînerait un bouleversement universel et irréparable.
Swedenborg conçoit l’être universel sous l’image de trois cercles concentriques. Dans le cercle intérieur siège le Seigneur sur son trône d’amour, entouré par un ensemble harmonique et gradué d’esprits supérieurs, qui révèlent par leur activité les diverses puissances de l’amour ; le second cercle est celui du Seigneur sous la forme de la vérité divine ; ce cercle, lui aussi, constitue un royaume de forces intelligentes. Le troisième cercle est formé par le monde visible et matériel et par l’homme à l’état de nature. Ces trois cercles ont une existence simultanée et parallèle, mais qui n’exclut ni les réactions réciproques, ni les contacts sympathiques. Pour faire comprendre leur origine et leur évolution, Swedenborg passe de l’image des cercles concentriques à celle du cône, dont la pointe supérieure, bien qu’imperceptible, renferme et produit le cône tout entier, et devient le point de départ d’un mouvement circulaire d’émanation, dont les cercles vont s’élargissant sans cesse du cercle de l’amour au cercle de la pensée, et enfin au cercle de la nature. C’est une véritable évolution (Prozess) de Dieu, qui progresse de l’être virtuel à l’Etre complet et réel par le devenir : Esse, fieri, effectus. Schneckenburger y voit avec raison l’une des sources de la théorie de Hegel.
C’est la même essence divine qui se manifeste dans ces cercles successifs sous des formes diverses, qui sont toutes virtuellement renfermées en Dieu. Il en résulte que chacun de ces cercles, chacune de ces manifestations variées du même principe, possède de grandes affinités à l’égard de ses congénères. L’univers peut être considéré comme rempli d’affinités et de sympathies électives, auxquelles Swedenborg donne le nom de correspondances. Dieu, parvenu au dernier terme de son évolution, qui est l’homme, est entré dans la sphère de la réalité.
L’homme, grâce à sa nature physique et spirituelle, manifeste l’union des principes, qui en dehors de lui sont séparés l’un de l’autre, à savoir de la nature, de l’intelligence et de l’amour. L’homme se trouve en relation avec toutes ces sphères en vertu de sa communion avec l’idée divine. Nous retrouvons la triplicité en Dieu lui-même ; la divinité du Seigneur ou le Père, l’humanité divine ou le Fils, la Divinité qui se révèle dans la sphère de la réalité, ou le Saint-Esprit. L’homme, but suprême et épanouissement définitif de la vie divine, présente la perfection idéale de l’univers. Dieu, en devenant homme d’une manière sensible, acquiert l’existence qui répondait à son essence, puisque toutes les puissances, renfermées virtuellement en lui, se trouvent réalisées dans l’homme, dont il a pris la forme. Christ est l’homme véritable, dans lequel réside la Trinité, à savoir la divinité du Père, l’idée de l’homme et la réalité sensible. Le Fils, qui était virtuellement en Dieu, et qui se manifeste et devient réel dans la personne de Christ, exprime l’amour substantiel, ou divinité du Père. L’âme de Christ procède de Jéhovah, et se donne dès ici-bas un corps céleste. Christ revêt aussi un corps terrestre, qu’il reçoit de Marie et embrasse ainsi dans sa personne tout l’univers, depuis son point de départ, qui est l’amour ou Dieu, jusqu’à son point d’arrivée, qui est l’homme.
Cette dernière assertion de Swedenborg établit une différence entre le Christ idéal et le Christ réel. Le but de l’évolution divine devait être l’union en Christ de tous les attributs divins ; or le corps terrestre emprunté à Marie ne saurait participer à cette transformation. Il est donc nécessaire que la Divinité déploie sa puissance pour le faire disparaître, ou pour lui faire subir une seconde incarnation. Cette transformation communique la divinité à son humanité dans son corps aussi bien que dans son âme, il est le premier et le dernier, car en lui Dieu et la nature se pénètrent réciproquement. C’est en lui que se manifeste la Trinité, il est Jéhovah, une nature, une unité absolue, qui est le point central de l’univers. Sans le Christ la foi en Dieu ne serait qu’un regard jeté vers les profondeurs insondables de l’azur. Le sentiment que nous avons de Dieu peut désormais s’appuyer sans crainte sur la réalité concrète, que Dieu a acquise en Christ. Christ a le pouvoir de communiquer aux âmes sa sagesse et son amour, et a recours pour cet effet à l’Écriture, que Swedenborg envisage comme la continuation de l’incarnation constante de Dieu au sein de l’humanité, depuis que Christ a quitté la terre.
Swedenborg dont les idées pélagiennes et rationalistes ne réclament ni l’acte rédempteur, ni la communion de l’âme avec Jésus, ne voit dans le Christ historique qu’une forme de la révélation de la parole divine. Le Christ historique rentré dans le monde invisible n’a fait sur la terre qu’une apparition éphémère, tandis que la parole, la lettre, révèle et manifeste Dieu sous une forme définitive. Le contenu de la parole n’est pas autre chose que le Seigneur, dans lequel Dieu lui-même s’abaisse. L’homme était primitivement appelé à devenir la base du ciel, mais il a détourné son cœur de Dieu, celui-ci lui a envoyé la parole, pour rétablir l’union entre lui et le ciel[i]. La parole a déjà joué ce rôle médiateur avant la venue de Jésus sur la terre, et elle le joue encore aujourd’hui en dehors de la société chrétienne. Elle a revêtu différentes formes. A l’origine elle était orale ; la vérité divine, proférée par Dieu lui-même devant le monde des anges, prenait son essor à travers les cieux des cieux, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue aux oreilles de l’homme. L’idolâtrie a été cause que la parole orale, d’où procède toute la sagesse des peuples antiques, est devenue une parole écrite. Cette parole écrite est renfermée dans la Bible, œuvre prodigieuse et aussi importante que l’univers. Comme elle renferme la Trinité tout entière, elle présente trois sens, sens littéral, spirituel et céleste. Elle n’est ni l’œuvre d’une créature, ni une créature ; comme Christ, mais avec un caractère plus durable, elle possède l’Etre divin sous sa triple forme, et est comme un reflet de Dieu et de l’univers. Elle joue dans le monde le rôle de médiateur ; grâce à elle cette synthèse des extrêmes qu’elle possède, se reproduit en l’homme sous une forme personnelle, qui réunit la nature, la vérité et le bien. L’exégèse sérieuse doit chercher à lever du sens littéral aux sens spirituel et céleste, et retrouve les affinités multiples, qui relient entre eux les trois mondes de la nature, du vrai et du bien.
[i] Voir Hauber, Swedenborgs Lehre von der heiligen Schrift. Tübinger Zeitschrift, 1840.
Emmanuel Swedenborg, en fondant l’Église de la nouvelle Jérusalem, fournit à ses disciples la clef de la vraie interprétation des Écritures. Le noyau de sa doctrine, dégagée de ses rêveries fantastiques, est un rationalisme mystique, qui cherche à concilier des tendances spéculatives et pratiques. Il veut s’élever au-dessus de la transcendance philosophique, de la passivité de l’âme humaine et du mépris idéaliste de la nature, que professe l’orthodoxie vulgaire, mais sa conception de l’évolution divine est purement cosmique, et nous transporte du domaine certain de l’histoire et de la révélation dans les rêveries du gnosticisme.
Sources. — Zinzendorf, Ein und zwanzig Discurse über die Augsburger Confession vom Jahr 1747. — Le livre d’hymnes des frères moraves. — Les écrits de Zinzendorf. — Voir aussi l’ouvrage déjà cité de Sohneckenburger, l’article Union de Twesten dans l’Encyclopédie de Herzog.
Le piétisme de Halle, à mesure qu’il s’éloignait de l’époque de Spener, était de plus en plus tombé dans un esprit de légalité rigide, qui s’imposait à la volonté, en lui inspirant plus d’aversion pour le monde que d’activité créatrice. C’est contre cette tendance que réagissent le comte Zinzendorf, et la communauté qu’il a fondée, pour se livrer sans réserve à la spontanéité et à l’action directe du sentiment religieux. Zinzendorf remet en lumière l’élément mystique du principe réformateur qu’avait négligé le piétisme, mais sans tomber dans l’étroitesse de certains mystiques, qui affectionnent la vie indépendante et solitaire et qui s’isolent de la communion de l’Église. Le trait caractéristique de Zinzendorf, c’est d’unir à une grande intelligence des profondeurs de la vie religieuse et des mystères de l’âme un vif amour de la paix, un esprit remarquable d’organisation et un instinct social, qui fait défaut à la plupart des piétistes.
Zinzendorf, né en 1700, a su établir dans sa communauté (qui, bien que séparée de l’Église officielle, ne révèle aucun esprit de coterie et de secte), une organisation, qui, sans être applicable aux Églises nombreuses, les présuppose et les vivifie. En réunissant dans sa communauté les diverses confessions évangéliques comme autant de types d’un même principe, il a réalisé à l’avance l’union des Églises, ou lui a tout au moins préparé les voies. La communauté de Herrnhut descend en ligne directe des frères moraves, et a reçu dans son sein des débris de l’Église hussite et des Vaudois du Piémont, mais Zinzendorf a imprimé à ces divers éléments le cachet commun du luthéranisme, et s’est toujours considéré comme appartenant à la confession d’Augsbourg, sans pourtant s’être jamais rattaché à aucune Église officielle. Il subit les examens d’usage à l’université de Tubingue et reçut même la consécration luthérienne. Toutefois les frères moraves, repoussés par l’étroitesse doctrinale de la scolastique luthérienne, cherchent à élargir le cœur et les pensées de tous ceux qui croient leur Église particulière seule en possession de l’infaillibilité.
Herrnhut a eu l’honneur de remettre en lumière l’idée de la vraie catholicité, que les Églises particulières, en dépit de leur importance, ne sauraient renier sans tomber dans l’esprit sectaire, et elle a joué en face des confessions évangéliques un véritable rôle missionnaire, qu’un cléricalisme étroit peut seul méconnaître. Dans des jours de critique, de doute et d’indifférence, les frères moraves ont seuls entretenu sur l’autel de la piété le feu sacré de l’amour chrétien. Nous retrouvons cette profondeur du sentiment religieux dans les prières, le chant, les hymnes, le style, qui perd l’ampleur de la tradition pour revêtir les formes familières de la vie domestique, dans l’amour pour le Rédempteur, qui rapproche les cœurs, et qui élève les chrétiens au-dessus des différences extérieures de rites et de symboles, et semble réaliser la sainte Église universelle. La piété de l’école de Halle a quelque chose de pédagogique et de sombre, celle des Moraves est douce, aimante, organisatrice et féconde. Ils retrouvent en Christ l’amour de Dieu sous une forme humaine et actuelle. Zinzendorf enseigne que le Verbe lui-même s’est abaissé dans le sein de Marie, pour recevoir d’elle une existence vraiment humaine, et c’est le Christ homme qu’adorent les Moraves, l’homme dans lequel ils retrouvent la manifestation de l’amour divin. Christ sur la terre s’est dépouillé volontairement et d’une manière absolue de tous les attributs de la divinité, et a été un homme semblable à nous en toutes choses, si l’on en excepte le péché ; depuis sa séance à la droite de Dieu il est son représentant dans l’univers physique et moral et possède la plénitude de la divinité. Les Moraves célèbrent et commémorent d’une manière toute particulière les souffrances du divin Fils de l’homme, et tombent parfois dans les raffinements et les subtilités d’une piété puérile.
La vie religieuse consiste dans la perception de l’amour de Dieu par le sentiment, qui est le centre de l’activité physique et morale de l’homme. Absorbés par les jouissances pures de ce sentiment intime et par l’action présente et constante du Rédempteur, devenu leur frère et leur ami, les Moraves n’ont que peu de goût pour les études théologiques.
[L’Idea fidei fratrum de Spangenberg, 1782, ne résout pas les problèmes scientifiques soulevés par la théologie de son temps, et adoucit même les formules présentées par Zinzendorf d’une manière plus instinctive que logique. De nos jours la société morave est entrée avec un zèle digne de louange dans le courant de la science évangélique. On peut s’en assurer, en lisant Plitt’s Evangelische Glaubenelehre nach Schrift und Erfahrung, 2 vol., 1863, 1864, qui présente sous une forme scientifique quelques-unes des vues de Zinzendorf, et en particulier ses conceptions christologiques. On doit reconnaître, que sa définition de la Trinité ne se distingue du trithéisme que par des nuances imperceptibles.]
Nous devons reconnaître, toutefois, et admirer chez Zinzendorf le sentiment vivant et joyeux de la justification et de la puissance rédemptrice de Christ. Sa foi et son expérience religieuse le portent à repousser, ou tout au moins à reléguer au second plan le principe formel de la Réforme. Nous le voyons professer des opinions très hardies sur l’inspiration, sur les écrits sacrés, et en particulier sur la personne de saint Paul. L’élément moral scientifique joue un très faible rôle dans ses écrits et n’y occupe guère plus de place que les formules dogmatiques précises. Zinzendorf substitue à l’élément de la sainteté, de la justice et de la crainte du Seigneur, c’est-à-dire à toutes les notes graves de l’âme religieuse, l’abandon et la familiarité, qui se manifestent même quelquefois dans les prières et dans les hymnes par des expressions peu convenables.
Pendant quelques années la paix de Hermhut fut troublée par des tendances antinomiennes, dont la piété des membres plus sérieux parvint heureusement à triompher. Quelques hommes sérieux signalèrent à cette occasion aux Moraves les dangers et les lacunes de leurs tendances : contentons-nous de citer C.-V, Löscher, Baumgarten, de Halle ; Frésénius, de Francfort ; P.-G. Walch, d’Iéna, et surtout le pieux et savant Bengel. L’intervention de Bengel produisit les effets les plus réjouissants, et la communauté morave sortit de l’épreuve purifiée et aguerrie. Elle se vit appelée à exercer une influence décisive sur le mouvement théologique de la Réforme, et à prendre une place éminente dans le courant religieux de notre époque, grâce aux travaux et au génie de son disciple, le plus illustre, Schleiermacher.
[Abriss der Brüdergemeinde, 2 Theile, 1751. On ne doit pas faire de la théologie du sang, que lui aussi, Bengel, professe, quelque chose d’exclusif et d’absolument nouveau. Il reproche à Zinzendorf de tailler tous ses disciples sur le patron de sa propre piété, ce qui donne à son institution un caractère de plante de serre chaude. Le jardin produit des fruits plus savoureux, parce qu’ils ont poussé d’après les lois de la nature et dans la saison convenable.]
Nous avons vu les éléments divers, dont se compose une théologie saine et sérieuse, unis et fondus d’une manière aussi heureuse que providentielle, dans les écrits des réformateurs, sans que l’Église évangélique en ait encore la notion claire et précise. Cette unité primitive n’avait donc aucun caractère de certitude absolue, parce qu’aucun des éléments divers, dont elle se composait, n’avait encore subi tout le travail théologique nécessaire. Aussi voyons-nous toutes ces tendances si diverses, après quelques années d’une unité apparente, se séparer, voire même se combattre au dix-septième siècle, et reproduire en sens inverse les évolutions du quinzième siècle. Cette décomposition de la synthèse évangélique s’accomplit insensiblement et sans parti pris. Elle avait pour prétexte et pour justification apparente d’établir sur une base solide et immuable l’élément intellectuel et doctrinal de la Réforme. Comme nous l’avons vu, ce travail fut loin d’être inutile, et demeura toujours sur le ferme terrain du principe évangélique, surtout si on le compare à l’évolution dogmatique du moyen âge. Il en résulta, toutefois, que les autres éléments de la vie religieuse ; méconnus ou relégués dans l’ombre par cette préoccupation intellectuelle exclusive, rompirent à leur tour le lien commun qui les rattachait ensemble, se frayèrent leur propre voie.
La prépondérance de l’élément doctrinal se manifeste sous la double forme de la scolastique luthérienne et de l’école de Calixte. La première pousse la précision des formules jusqu’à la subtilité la plus minutieuse ; la seconde, tout en établissant un minimum de formules et en les subordonnant aux données de ses travaux historiques, substitue elle aussi les définitions aux réalités, dont elles ne sont que les formules. Cet intellectualisme rigide de la formule rigoureuse est énergiquement combattu par le piétisme, qui remet en honneur les côtés pratiques du christianisme, la conversion et la sanctification personnelles et envisage le christianisme sous la face exclusive de la volonté. De son côté le mysticisme rompt toute communion avec la hiérarchie officielle et se plonge dans les rêveries d’une piété individuelle et fantaisiste. Böhme reste attaché de cœur à l’Église et repousse toute idée de schisme, tout en se passant de son ministère, de ses institutions et de ses sacrements, et substitue l’imagination à la raison. Zinzendorf, enfin, unit à un sentiment religieux aussi spontané que libre une raison pratique, qui lui permet d’organiser des communautés choisies et indépendantes.
Chacune de ces formes nouvelles de l’esprit protestant a sa part de vérité, répond à des besoins légitimes de l’âme humaine et représente un progrès marqué en face des autres tendances. Ces tendances sont néanmoins atteintes toutes du même mal, et ne peuvent obtenir de résultats durables qu’en se soumettant à une discipline ecclésiastique sérieuse et vivante, parce qu’elles se condamnent réciproquement avec une étroitesse étrange et qu’elles méconnaissent par suite le devoir et la grandeur d’une union libre et sincère, qui peut seule assurer le succès de leurs efforts, impuissants et stériles, tant qu’ils seront isolés les uns des autres et qu’ils se paralyseront réciproquement. Nous pouvons nous demander s’il existe un remède, et chercher à découvrir le principe qui, les arrachant aux préoccupations mesquines d’une étroitesse. égoïste, leur permettra de se comprendre et de se compléter réciproquement.
Assurément le temps est un grand maître, et l’expérience est instructive pour un système, surtout quand elle a renversé toutes les espérances et montré la fausseté des prémisses. Il n’en est pas moins vrai qu’il est plus facile de reconnaître l’étroitesse d’autrui que les lacunes de son propre système, et il ne suffit pas toujours, pour prendre le droit chemin, de constater simplement qu’on a fait fausse route. L’une des malédictions les plus terribles attachées à la décadence spirituelle est l’aveuglement de ceux qui en sont les victimes, et qui, bien loin de s’humilier de leur décrépitude, l’envisagent, les aveugles ! comme un progrès et comme un triomphe, et deviennent presque incapables tout à la fois de comprendre la nécessité du remède et de savoir l’appliquer.
Il est donc évident que la situation réclamait l’action d’un élément nouveau, capable de faire, subir à toutes les tendances, devenues hostiles et étrangères l’une à l’autre, bien qu’elles eussent toutes procédé du même principe, une refonte complète, qui en effaçât les aspérités et qui les, rattachât entre elles par un lien nouveau et solide. La transformation devait s’accomplir dans le domaine de la conscience, car on ne peut retrouver, et conquérir avec certitude, que ce que l’on a reconnu comme la vérité. Ce ne pouvait pas être assurément l’œuvre d un jour, et des années devaient s’écouler, avant qu’une théologie nouvelle, mûrie par l’étude et par la connaissance des vrais principes, pût entreprendre l’œuvre délicate et sérieuse de l’épuration des divers éléments de la vérité, devenus chacun une petite Église exclusive et incomplète, et de la reconstruction consciente de l’harmonie primitive. Il était avant tout nécessaire de rassembler les matériaux dont cette théologie devait être composée.
En effet, pour qu’une semblable théologie fût possible, il était nécessaire que les voies et moyens lui eussent été préparés. L’étude sérieuse et profonde de l’histoire et de l’exégèse devait en être le point de départ. L’esprit humain, affranchi des liens séculaires de l’habitude et de la tradition, avait à se retremper à la source de l’Évangile éternel, à comprendre les lois de l’histoire et du développement de l’Église et à reconnaître dans le premier âge de la Réforme, non pas un modèle à copier servilement, mais un principe de vie à s’assimiler et à reproduire ; à l’histoire et à l’exégèse devait se joindre une philosophie spéculative et sérieuse ; enfin la science parvenue à ces hauteurs, devait travailler à découvrir et à réaliser la synthèse du fait et de l’idée, de la théorie et de l’histoire.
Il est certain que la science du dix-huitième siècle, dans sa tentative de s’affranchir du joug et des traditions du passé, se fraya des voies nouvelles et adopta des méthodes hostiles au christianisme historique. Il en résulta que l’on vit reparaître des systèmes analogues soit au naturalisme hellénique, soit au légalisme juif, systèmes inférieurs, que le christianisme avait plus d’une fois terrassés et vaincus. Ces réactions hostiles furent toutefois d’un grand prix pour l’Église évangélique. Elles étouffèrent bien des controverses mesquines, qui s’étaient élevées au sein de l’Église, ou les rendirent impossibles à force de ridicule et firent comprendre aux Églises divisées le devoir et la nécessité de l’union en face d’un ennemi envahissant et sans frein ainsi que d’une philosophie qui forçât les théologiens à revenir à l’étude des principes.
Il y a plus. Le mouvement incrédule de la science du siècle dernier contraignit la théologie à revenir à des vues d’ensemble et à combler les lacunes de ses théories. On fut amené à étudier les rapports entre l’essence divine et l’homme, la nature et la grâce, la première et la seconde création, rapports dont l’intelligence et la solution pouvaient seules assurer les progrès de l’exégèse, de l’histoire biblique, de la dogmatique et de la morale. on avait jusqu’alors négligé dans l’exégèse l’élément historique et grammatical, méconnu dans la personne de Jésus son humanité, anéanti dans la théorie de l’inspiration la personnalité des écrivains sacrés, enfin on avait cru rehausser la Divinité en lui sacrifiant l’homme et la nature. Le résultat du progrès des lumières et de l’évolution de la pensée devait être l’affirmation claire et précise que, plus la Divinité s’affirme et se manifeste dans le monde, plus l’humanité recouvre ses titres et réalise sa véritable destinée.
On comprend dès lors combien les progrès de l’exégèse et de l’histoire sainte dépendaient de ceux des sciences naturelles et philosophiques, et quels heureux résultats la spéculation philosophique devait attendre de l’idée chrétienne dégagée des voiles épais des formules.