I. Formation du Canon
Dans les premiers temps de l’âge apostolique, la grande autorité, au sein de l’Église, c’est le Seigneur. Cette autorité est égalée à celle de Dieu lui-même parlant dans les oracles de l’Ancien Testament (1 Corinthiens 7.10 ; 9.14). Encore au second siècle, on trouve chez le plus ancien historien ecclésiastique, Hégésippe (mort en 180), cette expression : « La loi, les prophètes, et le Seigneur ».
D’après Luc 1.3-4, les souvenirs du ministère du Seigneur furent d’abord transmis par les témoins oculaires de son activité, puis recueillis et rédigés sans ordre, par « plusieurs » — ce qui était tout naturel, puisque tous les chrétiens ne pouvaient entendre les témoins, et que ceux-ci disparurent peu à peu, — puis racontées « d’une manière suivie » par les évangélistes. Ces évangélistes, en prenant la plume, se proposaient soit de contribuer à l’édification des chrétiens, soit d’amener ceux du dehors à reconnaître que Jésus était le Fils de Dieu. Tels furent les premiers éléments de ce qui devint plus tard le Nouveau Testament.
En même temps que les paroles du Seigneur, mais plus lentement, les écrits des apôtres s’imposèrent à l’attention des églises. Les lettres de Paul étaient lues dans les églises auxquelles elles étaient adressées, et communiquées à d’autres églises (Colossiens 4.16). Plus tard vinrent les épîtres catholiques, adressées à tous les dispersés, et l’Apocalypse. Ces écrits étaient lus au culte public (Apocalypse 1.3), comme la Loi et les prophètes dans les synagogues.
Toutefois, pendant longtemps, il n’y eut pas de recueil proprement dit, encore moins un recueil uniforme, et moins encore un recueil ecclésiastique. Divers livres étaient utilisés, comme l’épître de Clément, l’épître de Barnabas, le pasteur d’Hermas, qui ne figurent pas dans notre Nouveau Testament.
A mesure que les communautés chrétiennes devenaient plus considérables et entraient davantage en contact avec les courants intellectuels de leur temps, la liberté dans l’emploi des livres sacrés de la nouvelle alliance n’était pas sans offrir de sérieux inconvénients. A la faveur de cette liberté et de cette incertitude, les tendances les plus diverses et les plus fâcheuses pouvaient se manifester et se légitimer. Dans les livres alors en usage, on pourrait citer bien des assertions étranges et antiévangéliques. Le danger devint aigu quand se prononcèrent deux mouvements d’inspiration opposée, d’un côté celui des gnostiques, qui rejetaient l’Ancien Testament et la tradition des douze, ne retenaient que les épîtres de Paul et l’Évangile de Luc, et méconnaissaient l’origine spécifiquement divine du christianisme, — d’un autre côté celui des Montanistes, qui prétendaient créer un prophétisme nouveau et exagéraient le spiritualisme évangélique. L’hérésie obligea l’Église à se défendre, et, pour se défendre, à délimiter les livres qui devaient faire autorité.
Nous ne pouvons raconter ici en détail l’histoire de la formation du Nouveau Testament. Qu’il nous suffise de dire qu’à la fin du second et au commencement du troisième siècle, on constate l’existence d’une collection proprement dite, d’un canon du Nouveau Testament, dans les écrits d’Irénée (140-202), de Tertullien (160-220), dans le fragment de Muratori (même époque), pour l’Occident, de Clément d’Alexandrie (216) et d’Origène (185-254), pour l’Orient. C’est encore une période de formation.
« Vers le milieu du second siècle il n’y a encore qu’une ébauche de ce que sera le Nouveau Testament. La plupart des éléments qui le constituent sont là, mais en désordre… Vers la fin du second siècle, on est d’accord, un peu partout, sur l’étendue du Nouveau Testament, et il comprend tout l’essentiel du nôtre » (Fritz Barth). D’après ce dernier auteur, on peut parler de l’an 180 comme d’une date approximative pour la formation d’une collection des écrits du Nouveau Testament.
Le critère auquel on eut recours pour le choix des livres, ce fut l’origine apostolique des écrits. De là des hésitations, des flottements, pour la seconde épître de Pierre, l’épître de Jacques, les deux dernières épîtres de Jean et l’Apocalypse, l’origine apostolique de ces écrits n’étant pas universellement admise. Quant aux Évangiles de Marc et de Luc, ils étaient trop consacrés par l’usage pour qu’on pût hésiter à leur sujet.
Si l’on demande à qui est due la première formation de cette collection, il semble que certaines pages d’Irénée et de Tertullien fournissent les éléments d’une réponse. Nous voulons parler des passages où ces Pères apostoliques parlent avec insistance des évêques comme héritiers de la succession apostolique et gardiens de la foi, et des passages où ils attribuent une importance particulière aux communautés d’origine apostolique. On peut conclure de ces affirmations que les évêques des églises apostoliques de l’Asie Mineure et de la Grèce, églises particulièrement considérées, intervinrent, d’accord avec l’évêque de Rome, soit oralement, soit par écrit, pour arrêter le canon. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons rien dire de plus précis.
C’est dans le cours du quatrième siècle que fut achevée la formation du canon, sous l’influence de trois hommes : Athanase, Jérôme, Augustin. Athanase réussit à faire accepter l’Apocalypse par les églises d’Orient, où elle n’était généralement pas admise. De même, son influence, aidée de celle de Jérôme, fit admettre par les Églises d’Occident l’épître aux Hébreux. C’est grâce à lui également que la seconde épître de Pierre, celle de Jacques, celle de Jude, les deux dernières de Jean, furent admises en Occident. En 382, un synode, à Rome, sous l’influence de Jérôme, fixe la liste des 27 livres du Nouveau Testament. Après Athanase et Jérôme, c’est saint Augustin qui a le plus contribué à faire l’unité dans l’Église sur la question du canon. Sous son influence, le concile d’Hippone, en 393, arrêta la collection de 27 livres canoniques « en dehors desquels il n’était permis de rien lire dans l’Église ». Un dernier indice des hésitations de jadis fut la manière dont on désigna l’épître aux Hébreux : « 13 épîtres de Paul, et une, du même, aux Hébreux », et l’autorisation de lire les Actes des Martyrs aux anniversaires de ces martyrs. Le concile de Carthage, en 419, formula le canon en parlant nettement de quatorze épîtres de Paul et en rejetant les Actes des Martyrs. Ce décret fut sanctionné par le pape Gélase (492-496).
II. Histoire du Texte
1°) Les Manuscrits
Dans les deux premiers siècles, on écrivait surtout sur du papyrus, d’un seul côté, avec un style de roseau et de l’encre de suie. Plusieurs morceaux de papyrus étaient joints ensemble, et la feuille ainsi obtenue était fixée par le côté droit à une baguette autour de laquelle on la roulait. C’était le tomos (grec), ou volumen (latin), que l’on enfermait dans une boîte. On ne possède aucun des manuscrits originaux, ni aucune des copies faites pendant les premiers siècles, ce qui s’explique en partie par la nature peu résistante du papyrus. Dès le troisième siècle, on employa les peaux d’animaux, ou parchemins. On en faisait des cahiers de trois ou quatre feuilles (terniones, quaterniones), qui, réunis, formaient un codex, généralement de la grandeur d’un de nos in-folio. Chaque page était partagée en plusieurs colonnes (de deux à quatre). Telles furent les cinquante copies de la Bible qu’au quatrième siècle Eusèbe de Césarée fit confectionner sur l’ordre de l’empereur Constantin, et qui furent confiées aux églises de Constantinople. Les riches faisaient faire des exemplaires écrits en lettres d’or ou d’argent sur parchemin de pourpre. Ceux, au contraire, pour lesquels le parchemin ordinaire était trop cher se procuraient un parchemin ayant déjà servi dont ils faisaient disparaître l’écriture, pour y coucher un nouveau texte. Ces manuscrits se nomment palimpsestes. L’ancienne écriture ne peut, le plus souvent, être reconstituée que par des procédés chimiques. Le papier (papier de coton ou de lin) ne fit son apparition qu’à partir du huitième siècle. Il fut importé de Chine.
Au point de vue de l’écriture, les manuscrits se divisent en deux catégories, manuscrits en lettres onciales et manuscrits en lettres cursives. Jusqu’au neuvième siècle, ils sont en lettres onciales. On compte environ cent trente de ces manuscrits. Voici les plus anciens :
- Le Vaticanus, du quatrième siècle.
- Le Sinaïticus, du quatrième ou du cinquième siècle. C’est le seul manuscrit en lettres onciales qui renferme le Nouveau Testament, tout entier.
- L’Alexandrinus, du cinquième siècle.
- Le Codex d’Ephrem, palimpseste, du cinquième siècle, écrit probablement en Égypte. Il manque environ les trois huitièmes du Nouveau Testament. Ce manuscrit est à la Bibliothèque nationale de Paris.
- Le Codex Bezæ[a], du sixième siècle. Il provient de Lyon. Il fut offert par Théodore de Bèze à l’université de Cambridge, dans la bibliothèque de laquelle il est conservé. Il contient les Évangiles et les Actes des Apôtres, avec des lacunes. Il est en grec et en latin. Aucun manuscrit ne contient des variantes aussi originales.
- Le Codex Claromontanus, du sixième siècle, en grec et en latin. C’est la suite du manuscrit précédent. Il appartint aussi à Théodore de Bèze. Il contient les épîtres de Paul. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de Paris.
[a] Théodore de Bèze dit qu’il provient de l’abbaye de Saint-Irénée, et qu’il l’eut en 1562. Or cette même année, cette abbaye fut pillée par les troupes du baron des Adrets. Il paraît donc certain qu’un soldat de des adrets, après s’être emparé de ce manuscrit, en fit don à Théodore de Bèze.
Tous les manuscrits en lettres onciales postérieurs au septième siècle dérivent de l’Église grecque, seule en état, alors, de conserver et de reproduire le texte original du Nouveau Testament.
Les manuscrits en écriture cursive font leur apparition au neuvième siècle. C’est à ce moment que fut inventée cette écriture, qui permettait d’écrire chaque mot d’un trait et d’économiser l’espace. Grâce à ces deux innovations, qui datent à peu près de la même époque, l’écriture cursive et le papier, le nombre des manuscrits augmenta considérablement. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, on en compte environ 3700 en écriture cursive.
Il faut mentionner, en outre, les lectionnaires, exemplaires destinés à servir à la lecture publique dans les églises et ne contenant que les péricopes ecclésiastiques. Les uns sont en lettres onciales, les autres en écriture cursive. On en connaît environ 1300, dont les plus anciens datent du sixième siècle.
Il existe donc plus de 5000 manuscrits du Nouveau Testament.
[Ainsi, le nombre des manuscrits qui permettent de fixer le texte du Nouveau Testament est sans parallèle dans toute la littérature humaine. Il y a des classiques importants dont on ne possède qu’un seul manuscrit. Le professeur Nestle a rappelé que tout ce que nous avons de Sophocle nous vient d’un manuscrit unique du huitième ou du neuvième siècle. Pour d’autres auteurs, on considère dix ou quinze manuscrits, comme un total très respectable. Mais peu remontent plus haut ou même aussi haut que le dixième siècle.]
2°) Les Variantes
Dans toute copie, nous l’avons déjà dit, les erreurs sont inévitables. Avec le nombre des copies, elles augmentent fatalement. Si déjà Origène se plaignait amèrement de l’état des manuscrits de son temps, on comprend qu’à plus forte raison, au seizième siècle, on fût loin de se trouver en présence d’un texte uniforme du Nouveau Testament.
[« Il en est un peu des copies successives d’un texte, dit M. Rilliet, dans la préface de sa traduction du Nouveau Testament, comme du cours d’un ruisseau. La forme première de la parole écrite se modifie bien plus par voie d’accroissement et d’agrégation, que par voie de condensation et de retranchement. Dans la multiplication graphique, les éléments adventices sont bien plus nombreux que les éléments supprimés. Rendre plus clair ce qui est grammaticalement obscur, corriger ce que l’on croit inexact ou erroné, substituer ce qui semble naturel à ce qui paraît étrange, éclaircir les contradictions réelles ou apparentes, introduire la glose à côté ou à la place du mot qu’elle explique, compléter ce que l’on trouve insuffisant, enrichir les récits en y insérant les détails analogues tirés d’ailleurs et que l’on veut sauver de l’oubli, conformer l’une à l’autre les narrations diverses d’un même fait, ou les formules d’un même enseignement : voilà quelques-uns des traits du travail auquel les copistes-correcteurs se livrent généralement, ainsi que l’expérience le démontre, dans la reproduction des textes. Quant aux omissions, elles ont le plus souvent lieu par inadvertance, et elles proviennent ordinairement de l’identité des mots entre lesquels se trouve placée la phrase ou l’expression omise. Les suppressions intentionnelles sont presque toujours dictées par le désir de faire disparaître des difficultés ou des contradictions qui sont embarrassantes ou qui paraissent insolubles. Enfin, des altérations plus ou moins graves sont dues à la négligence ou à l’ignorance des copistes, dont les uns voient ou entendent mal, dont les autres, ne comprenant pas ce qu’ils transcrivent, dénaturent le texte ou estropient la langue.
Les divergences qu’offrent les manuscrits du Nouveau Testament dérivent toutes des causes que nous venons d’indiquer, et que signalent déjà les Origène et les Jérôme. Le texte sacré a été fréquemment transcrit avec inadvertance ou incurie ; mais il a été aussi intentionnellement corrigé, élucidé, complété, en sorte que ce sont souvent les variantes qui paraissent au premier coup d’œil les plus naturelles et le mieux à leur place, qui ont le moins de chances d’appartenir au texte primitif. Ainsi, entre deux leçons, on doit en général préférer celle dont l’interprétation est la plus difficile, parce que cette difficulté même explique l’origine de l’autre ; et plus une variante paraît convenable, moins elle a de probabilité ».]
Souvent, les changements ont pu être inspirés par les meilleures intentions, par le respect même pour le texte sacré ou par le désir de l’adapter à l’usage ecclésiastique. Voici sous quelles formes elles ont pu se produire :
Changement de formes provinciales en formes classiques, ou l’inverse ; changement de formes rares en formes usuelles ; corrections grammaticales ; corrections de style ; additions destinées ou à rendre le texte plus clair, ou à faire ressortir le parallélisme de la pensée ; modifications destinées à rendre uniformes des passages parallèles, soit dans les Évangiles, soit dans les Épîtres ; modifications amenées par l’usage liturgique ; fautes provenant d’une perception fautive de texte, soit par l’oreille (si le copiste écrivait sous la dictée), soit par les yeux, ou d’une abréviation mal comprise ; omissions de mots répétés dans l’original ; division erronée des mots, que l’écriture onciale ne séparait pas ; modification de passages qui pouvaient paraître étranges ou malsonnants ; atténuations provenant de la décadence de la vie spirituelle dans l’Église ; modifications dogmatiques, amenées par les controverses avec les hérétiques.
Ces altérations, toutefois, furent enrayées dès qu’il y eut, avec un canon, un texte qui s’imposait à la vénération des églises. Déjà au second siècle, Origène s’efforce de rétablir le texte biblique dans son intégrité. Pourtant, en 1707, John Mill signalait l’existence de trente mille variantes dans le Nouveau Testament grec. Mais le nombre des variantes importantes est extrêmement restreint, et aucune d’elles ne saurait, dit M. Rilliet, « porter la moindre atteinte ni aux vérités de fait, ni aux vérités de dogme qui constituent l’essence de l’Évangile. »
Voici l’histoire de la variante la plus importante et la plus célèbre du Nouveau Testament.
Dans les éditions modernes du Nouveau Testament, par exemple dans la version révisée anglaise, dans la version synodale (1903), dans le Nouveau Testament grec de Nestle édité par la Société britannique, aux versets 7 et 8 du chapitre 5 de la première épître de Jean, il manque les mots suivants, qu’on était habitué à trouver dans Ostervald et Martin : « … dans le ciel, le Père, la Parole et le Saint-Esprit et ces trois sont un. Et il y en a trois qui rendent témoignage sur la terre ». Ces mots sont une interpolation (reproduite en note marginale par les éditions que nous venons de mentionner).
Elle ne se trouve dans aucun des deux cent cinquante manuscrits grecs qui contiennent les mots qui précédent et ceux qui suivent. On rencontre une leçon qui y ressemble dans quatre manuscrits grecs seulement, tous postérieurs à 1400, et ce passage y fait l’effet d’une interpolation. Aucun écrivain grec ne cite ces mots avant 1215, même dans les discussions sur la Trinité. Les chrétiens de Russie, de Géorgie, d’Arménie, de Perse, d’Arabie, de Syrie, d’Abyssinie et d’Égypte, ne les ont jamais connus, car ils ne se trouvent pas dans les nombreuses versions de ces divers pays.
Parmi les manuscrits que l’on possède aujourd’hui, le premier qui contienne ces mots est un manuscrit latin du septième siècle, aujourd’hui à Munich. Ils sont absents de tous les manuscrits utilisés par Alcuin, vers 800. Les meilleurs des manuscrits les plus anciens de la Vulgate (huitième, neuvième et dixième siècles) les omettent. On les trouve dans la plupart des autres manuscrits latins, mais ils font d’abord leur apparition ajoutés après le verset 8, et figurent souvent comme l’interpolation d’un écrivain postérieur.
Voilà pour le témoignage des manuscrits. Quant à l’histoire, la plus ancienne trace qu’elle semble nous apporter de ces paroles, c’est leur citation dans une confession de foi rédigée en 484 par l’évêque Eugène de Carthage et par d’autres évêques, à l’usage de Hunneric, roi des Vandales, qui persécutait les chrétiens d’Afrique. Nous n’avons pas, d’ailleurs, l’original de cette confession de foi, mais seulement une copie, postérieure probablement au septième siècle.
Quoique ce passage se lise dans la Vulgate, version sanctionnée par le Concile de Trente, des théologiens catholiques, parmi lesquels, en 1885, l’abbé Martin, professeur d’exégèse à la Faculté de théologie de Paris, se sont prononcés contre son authenticité. Dernièrement, sur la demande de Pie X, la commission des études bibliques du Vatican s’est prononcée dans le même sens. « Je suis très convaincu, a dit le pape à un des membres de la commission, par les bonnes raisons exposées dans votre rapport ; mais, pour des motifs de convenance et d’opportunité que vous apprécierez, je crois qu’il est préférable de ne pas le publier. » Le lecteur pensera sans doute que la méthode suivie par les éditions nommées plus haut vaut mieux que celle préconisée par le pape.]
Néanmoins, cela va sans dire, le lecteur du Nouveau Testament ne saurait être trop jaloux de posséder le texte sacré sous une forme qui se rapproche, autant que possible, de sa forme primitive. Et ce n’est, il faut le dire, qu’après un temps assez long et de laborieux efforts, que les éditeurs ou les traducteurs du Nouveau Testament ont fait droit à un désir si légitime.
3°) Le Texte imprimé
L’imprimerie était inventée depuis plus d’un demi-siècle, et le Nouveau Testament grec n’avait pas encore été imprimé. Il le fut pour la première fois, en 1514, dans le cinquième volume de la Polyglotte de Complute (Alcala, en Espagne) éditée par le cardinal Ximénès[b]. Cette œuvre remarquable fut utilisée par Simon de Colines et par Robert Estienne. Elle était trop coûteuse pour pouvoir se répandre chez un grand nombre. La première édition populaire du Nouveau Testament grec fut celle d’Érasme, en 1516. Laissons ici la parole à M. Rilliet, dans sa préface de la traduction du Nouveau Testament :
[b] L’Ancien Testament est daté de 1517. Mais l’ouvrage ne vit le jour qu’en 1522.
« Beaucoup plus nombreux que leurs devanciers, les manuscrits de la seconde période, en lettres cursives, avaient envahi les bibliothèques, et quand, après plus d’un demi-siècle depuis la découverte de l’imprimerie, on eut l’idée de publier dans leur texte original les livres de la nouvelle alliance, ce furent des copies relativement modernes qui tombèrent sous la main de l’illustre éditeur à qui l’on doit la première édition grecque du Nouveau Testament. C’était Érasme. Il a dit lui-même de cette publication : « Praecipitatum fuit verius quam editum[c] », et il est bien certain que, si l’on ne peut qu’applaudir à la pensée, toute tardive qu’elle était, de rendre public le texte original du Nouveau Testament, on ne saurait que déplorer la précipitation et l’incurie avec lesquelles Érasme exécuta ce travail. Du reste, ce ne fut pas de lui-même, mais à la sollicitation du libraire Froben, de Bâle, qu’il l’entreprit. Froben, craignant sans doute d’être devancé par l’apparition de la Bible polyglotte que le cardinal Ximénès faisait imprimer à Alcala, et dont le texte grec du Nouveau Testament était prêt dès l’année 1514, pressait Érasme de se hâter. Il ne fut que trop bien obéi. Prenant dans la bibliothèque de Bâle les premiers manuscrits venus, l’un du quinzième siècle pour les Évangiles, l’autre du treizième pour les Actes et les Épîtres, et une copie de l’Apocalypse tout aussi récente, Érasme les livra tels quels à l’imprimeur, « après leur avoir fait subir, dit-il, les corrections nécessaires », et qui consistaient, pour la plupart, à insérer dans le texte grec les leçons de la Vulgate latine. Il ajoute, dans les lettres d’où sont tirés la plupart de ces détails, que « la révision des épreuves a souffert, soit de l’incapacité des protes, soit du mauvais état de sa santé », mais il prie ses correspondants de garder pour eux ces confidences, « de peur, dit-il, que les exemplaires de cette édition ne restent dans les magasins de l’imprimeur, si l’on vient à se douter de la vérité[d]. » Telle est, d’après un aveu non suspect, l’édition dont le texte, très peu modifié, a été admis par les protestants, presque à l’égal de la Vulgate latine de 1592 par les catholiques, comme le texte authentique du Nouveau Testament.
[c] Il a été fait à la précipitée plutôt qu’il n’a été édité (Lettre à Pirckheimer, 1517).
[d] Lettres à Budé et à Latimer de l’an 1517.
Cette première édition d’Érasme avait paru en février 1516 ; il en publia en 1519 une seconde qui diffère de la précédente par quelques changements et par un grand nombre de corrections typographiques. En 1522 parut la troisième édition, qui s’éloigne fort peu de la seconde. Ces premières éditions furent réimprimées à Venise, Strasbourg, Haguenau, et ailleurs. En 1527, Érasme donna sa quatrième édition, où il admit quelques leçons nouvelles empruntées au Nouveau Testament de la polyglotte d’Alcala, qui avait été publiée en 1520. Enfin, il fit paraître en 1535 une cinquième et dernière édition, qui s’écarte à peine de la précédente, et qui fut reproduite presque sans changement par Robert Estienne (sauf pour l’Apocalypse, où il suit le texte d’Alcala), dans son édition de 1550. C’est celle-ci qui, retouchée en un très petit nombre d’endroits par Théodore de Bèze, fut, en 1624, adoptée par les Elzévirs de Hollande comme type de leurs nombreuses éditions. Maîtres du marché, il leur suffit d’affirmer, en tête de leur édition de 1633, que ce texte était le « texte universellement reçu » (textum ergo habes ab omnibus receptum in quo nihil immutatum aut corruptum damus), pour qu’il le devînt, et qu’à ce titre il possédât, pendant près de deux siècles, une sorte de consécration officielle. Peu d’usurpations ont été couronnées d’un aussi grand et illégitime succès ; jamais cadets de famille n’ont, avec tant d’audace, dépossédé leurs aînés, et la dépossession a longtemps duré. Heureusement qu’en ces matières il n’y a pas de prescription, surtout pour des chrétiens qui ont fait justice, il y a trois siècles, de prétentions bien plus graves et bien plus enracinées. Le retour aux sources est de droit, en ce qui concerne le texte sacré, comme en ce qui concernait l’Église, et il eût été ridicule, quand on a su rompre avec Rome, de n’oser rompre ni avec les Elzévirs, ni avec Érasme. »
« La piété à l’égard du Nouveau Testament, dit M. Sabatier, triompha de l’obstination dogmatique ». Aujourd’hui, nous avons un texte critique du Nouveau Testament, c’est-à-dire un texte résultant de la comparaison scientifique des manuscrits.
Les précurseurs de la restitution du texte du Nouveau Testament furent Wettstein, qui imprima à Bâle, en 1715, le texte reçu, mais en déclarant qu’il préférait d’autres leçons à celles de ce texte ; Richard Bentley, qui ne laissa que des travaux préparatoires (1720), et surtout le pieux Albert Bengel (1687-1751), qui, le premier, émit la pensée que les manuscrits, pour être consultés avec fruit, devaient être classés selon leur âge et leur dépendance les uns vis-à-vis des autres. Dans son édition du Nouveau Testament grec (1734), Bengel ménagea fort le texte reçu, mais il avait montré la voie. Il faut nommer ensuite :
- Semler (1721-1791), qui distingua trois familles de manuscrits, les familles alexandrine, orientale et occidentale ;
- Lachmann (1° édition du Nouveau Testament, 1831 ; 2°, 1842 et 1850) ;
- Tischendorf, qui publia successivement huit éditions du Nouveau Testament. La huitième (1869-1872) est pourvue d’un appareil critique à peu près complet qui permet à chacun de comparer les documents et de se faire à soi-même son texte ;
- Tregelles (Nouveau Testament publié de 1858 à 1870) ;
- Westcott et Hort (Nouveau Testament publié en 1881, après presque trente années de travaux) ;
- Gebhardt, qui a donné un texte établi par la confrontation du texte de ces trois derniers théologiens ;
- Puis Bernhard Weiss (Nouveau Testament publié de 1894 à 1900), Scrivener, Weymouth.
Le professeur Eberhard Nestle a édité un Nouveau Testament dont il a établi le texte par la confrontation de la huitième édition de Tischendorf, de l’édition de Westcott et Hort et de celle de Bernhard Weiss. Le texte adopté est celui pour lequel se prononcent au moins deux de ces critiques. Dans l’édition allemande, parue en 1898, l’opinion du troisième critique, lorsque les trois ne sont pas d’accord, est indiquée en marge. La Société biblique britannique a édité ce Nouveau Testament en 1904. Cette édition donne en marge les variantes, soit du texte reçu, soit du texte qui a servi de base pour le Nouveau Testament de la version révisée anglaise, paru en 1881.
De nouveaux travaux, encore inachevés, ont été entrepris par de Soden (1902-1906). Ce savant croit retrouver dans notre texte actuel la trace de trois textes différents : un texte d’Antioche, un texte Égyptien, un texte Palestinien.
Toutes les traductions modernes du Nouveau Testament sont faites sur un texte critique. On peut donc dire que le règne du « texte reçu » est fini. Rappelons que, dans les pays de langue française, les premiers traducteurs qui s’affranchirent du texte reçu furent, en 1858, Arnaud et Rilliet.
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