L’homme n’a part au salut accompli par Jésus-Christ qu’à de certaines conditions, qui se ramènent à trois : la repentance, la foi et la sanctification. La première entraîne la seconde, et la seconde ne peut aller sans la troisième. Car c’est après avoir senti nos péchés et pleuré sur eux, c’est après avoir compris toute notre misère et notre impuissance, que nous nous jetons dans les bras de Jésus ; et, quand une fois nous avons reçu le pardon de Jésus, quand sa paix a inondé notre cœur et que nous avons connu la divine puissance de son amour, il est impossible que nous ne l’aimions pas à notre tour, et que nous ne nous efforcions pas de lui obéir et de lui plaire. La foi qui nous unit à Christ, qui nous communique sa vie et nous rend participants des grâces du Saint-Esprit, est d’ailleurs en nous une incomparable puissance de régénération et de sanctification. Le salut par la foi, la justification et la sanctification par la foi, voilà la doctrine évangélique, voilà la doctrine des apôtres, celle de saint Paul en particulier.
Mais cette doctrine, nous l’avons constaté, a subi de bonne heure de graves altérations. Dès le second siècle, nous avons vu apparaître dans l’Église une tendance à substituer au salut par la foi le salut par les œuvres. Cependant la doctrine paulinienne est encore dominante pendant les trois premiers siècles, et jusqu’à Origène. Origène affirme avec énergie le principe de la justification par la foi, et parle sur ce point un langage que n’aurait pas désavoué Luther. Mais, dès le ive siècle, la doctrine paulinienne perd du terrain. Sous l’influence de causes diverses, que j’ai signalées, elle cède de plus en plus la place à la doctrine de la justification par les œuvres, c’est-à-dire par les bonnes œuvres prescrites et inspirées par l’Église. Les traditions pauliniennes sont oubliées, ou ne sont plus représentées que par des hommes que l’Église déclare suspects d’hérésie.
Cette transformation funeste peut être regardée comme à peu près accomplie au commencement du moyen âge, et elle va se consommant toujours plus à mesure qu’on avance vers la fin de notre période.
On retrouve cependant chez les scolastiques quelques traces de la doctrine qui avait été celle des Apôtres et de l’ancienne Église. Non seulement ils maintiennent, en principe, la nécessité, pour le salut, de la foi, de la repentance et de la sanctification, mais ils donnent à la foi une importance spéciale et lui assignent le premier rang. Elle implique, d’après eux, la repentance ; elle nous procure la rémission des péchés et est en nous le principe des bonnes œuvres. On recommande la contrition du cœur, et, comme signe, la pénitence ; le changement de la vie, et, comme signe, les bonnes œuvres.
Mais, dans la pratique, les œuvres extérieures de la pénitence remplacent la douleur intérieure causée par le sentiment du péché, qui est la vraie repentance, comme les œuvres extérieures de la charité remplacent le changement du cœur et de la vie, qui est la vraie sanctification. La foi elle-même n’est plus la foi au sens de saint Paul, une confiance et un don du cœur, un acte moral où sont en jeu à la fois la conscience, le cœur et la volonté et par lequel le pécheur, désespérant de lui-même, se jette dans les bras du Sauveur et se donne tout entier à celui qui s’est donné pour lui. C’est un acte purement intellectuel ; c’est une adhésion de l’esprit aux doctrines enseignées par l’Église, que l’on accepte en bloc et sans examen, par obéissance envers son autorité. On croit à l’Église et à son infaillibilité et l’on tient pour vrai tout ce qu’elle enseigne, parce que c’est elle qui l’enseigne.
Ainsi comprise, la foi perd toute sa vertu sanctifiante. Ce n’est plus qu’une adhésion tout extérieure à des formules apprises, qui demeure sans influence sur le cœur et sur la vie, et qui ne peut pas plus justifier le pécheur qu’elle ne peut produire en lui la sanctification. Voilà pourquoi la foi est insuffisante à elle seule pour donner le salut : il faut y ajouter les œuvres, celles de la pénitence et celles de la charité, — œuvres que recommande ou que prescrit l’Église et dont les mérites viennent s’ajouter au mérite de la foi, devenue elle-même une œuvre méritoire comme les autres.
C’est ainsi que la pratique dément la théorie. J’ajoute que souvent aussi la théorie s’accommode à la pratique et tend à la justifier.
Les scolastiques se font, en général, de la foi une notion très intellectualiste. Ils la réduisent à une simple croyance, à l’adhésion aux articles du symbole. Ils en méconnaissent ainsi la vraie nature et les vrais caractères ; et dès lors, au lieu d’être un principe de vie, l’instrument de la justification et de la sanctification, la foi n’est plus qu’une vertu parmi les autres vertus chrétiennes. C’est la première des trois vertus théologales — la foi, l’espérance et la charité, — auxquelles il faut joindre les quatre vertus cardinales (cardo, gond) — la justice, le courage, la prudence et la tempérance. — Il faut posséder toutes ces vertus pour être sauvé. La foi est la première dans l’ordre logique et historique de leur enchaînement ; mais c’est une vertu comme une autre, nécessaire et méritoire au même titre que les autres.
De même, et par une conséquence naturelle du point de vue intellectualiste auquel ils se placent, les scolastiques confondent, en général, la justification et la sanctification. L’homme, disent-ils, n’est justifié et n’obtient la rémission de ses péchés que dans la mesure où il est déjà sanctifié, où il possède la justice, laquelle est à la fois un don de la grâce et un effort de la volonté. Ceux des scolastiques qui insistent le plus sur la valeur de l’œuvre objective de la rédemption et sur les mérites infinis de la mort de Christ, n’échappent pas à cette confusion : c’est le cas, par exemple, d’Anselme et de Thomas d’Aquin.
J’ai exposé avec détail la doctrine d’Anselme sur la rédemption. On a vu que le sacrifice de Jésus-Christ, qui est l’offrande absolument volontaire d’une vie divine et sainte, a une valeur suffisante aux yeux de Dieu pour couvrir tous les péchés des hommes et effacer la coulpe infinie du péché. Cette valeur est même plus que suffisante, et infiniment plus — plus in infinitum — en sorte que la satisfaction offerte par le Sauveur est surabondante. Ces mérites infinis du Christ sont imputés par la miséricorde de Dieu au pécheur croyant. C’est le salaire et la récompense du Fils, envers qui le Père a contracté une sorte de dette, dont il ne peut s’acquitter que de cette manière.
Une semblable doctrine de la rédemption objective et de l’expiation devait conduire Anselme à une doctrine paulinienne de la justification, c’est-à-dire à la justification considérée comme un acte de Dieu par lequel il déclare juste le pécheur qui croit, quoiqu’il ne soit pas juste, et lui pardonne ses péchés, non en considération d’aucun mérite personnel, mais en considération des mérites infinis de Jésus-Christ. Anselme, en effet, entend quelquefois la justification dans ce sens, et la distingue nettement de la sanctification qui la suit, qui procède d’elle et qui est le résultat de l’œuvre du Saint-Esprit en nous. Mais, le plus souvent, il abandonne ce point de vue, il confond la justification avec la sanctification et il réclame les œuvres en même temps que la foi pour justifier le pécheur.
Il est entraîné à cette inconséquence par sa notion trop intellectualiste de la foi, comme aussi par les idées ascétiques et hiérarchiques qu’il partageait avec tout son siècle. Il ne faut pas oublier qu’Anselme était moine et qu’il était archevêque. Or, une notion rigoureuse de la justification par la foi, par les seuls mérites de Jésus-Christ, telle qu’elle découlait de sa doctrine de l’expiation, aurait rendu inutiles les œuvres monastiques et ébranlé le fondement sur lequel s’appuyait tout l’édifice de la hiérarchie sacerdotale.
Thomas d’Aquin insistait presque aussi énergiquement qu’Anselme sur la valeur infinie de la mort de Christ. Il enseignait, lui aussi, la satisfactio superabundans. Il devait être conduit, lui aussi, par de telles prémisses à la doctrine paulinienne de la justification par la foi. Et l’on pourrait trouver, en effet, dans ses écrits, maint passage favorable à cette doctrine. Mais ce ne sont là que des traits isolés et démentis par le reste de son enseignement. Il se fait habituellement de la justification une notion qui tend à la confondre avec la sanctification.
La justification, selon Thomas d’Aquin, consiste en ce que, par l’action de la grâce divine, l’homme est replacé dans un rapport normal vis-à-vis de Dieu, et, d’injuste qu’il était, devient juste. La justification est donc un changement d’état. C’est l’état de justice, ou de sainteté, succédant à l’état de péché, ou d’injustice — justificatio est motus de contrario incontrarium, transmutatio de statu injustitiæ ad statum justitiæ. — La rémission des péchés constitue un des éléments de la justification, ou de l’état de justice. Mais la rémission des péchés elle-même n’est possible qu’après une effusion, une communication de la grâce — infusio gratiæ. — La présence de la grâce dans le cœur du pécheur lui communique une justice qui le rend agréable à Dieu ; cette justice efface la coulpe du péché et permet à Dieu de pardonner. Les œuvres, fruits de la grâce, sont nécessaires pour que le pécheur soit justifié et pardonné. La justification se confond dès lors avec la sanctification ; et la rémission des péchés elle-même, qui est un des éléments de la justification, n’est accordée au pécheur que lorsque, par l’effet de la grâce, il est devenu juste, de pécheur qu’il était.
Nous trouvons la confirmation de ce point de vue anti-paulinien dans les idées de Thomas d’Aquin sur la foi. On constate chez lui la même notion intellectualiste de la foi, qu’on rencontre chez la plupart des scolastiques. La foi est pour Thomas un acte de l’intelligence, une simple croyance, une adhésion de l’esprit à certaines vérités. Et, comme cette foi tout intellectuelle ne suffirait pas à justifier le pécheur, il faut que l’obéissance et l’amour viennent s’y ajouter pour qu’elle soit efficace. De là la distinction établie par Thomas d’Aquin entre la fides informis et la fides formata (Sum, pars II, 2 ; qu. 4, art. 3). La première est la foi pure et simple, acte de l’intelligence seule ; la seconde est la foi accompagnée de l’amour et de l’obéissance, c’est-à-dire de certaines dispositions du cœur et de certains actes de la volonté. C’est la seconde seule qui justifie, ce qui revient à dire que la justification a pour fondement véritable, non pas la foi, mais les œuvres de l’obéissance et de l’amour.
Cette distinction entre la fides informis — ou informata — et la fides formata est restée classique au moyen âge et on la retrouve chez la plupart des scolastiques. Elle confirme ce que nous disions tout à l’heure de la fausse idée que se font les scolastiques de la justification, qu’ils confondent généralement avec la sanctification.
Pierre Lombard est le seul qui se sépare sur ce point, au moins en une certaine mesure, des autres scolastiques. Il se fait de la foi et de la justification une idée plus vraie et plus conforme à l’enseignement apostolique, en particulier à celui de saint Paul.
Il distingue deux sortes de foi ; ce qu’il appelle croire à Dieu, et ce qu’il appelle croire en Dieu — aliud est credere in Deum, aliud credere Deo — (Sent., III, 23). Croire à Dieu, c’est croire que Dieu est, qu’il est juste et tout-puissant, qu’il est notre créateur et notre juge. Mais cette foi tout intellectualiste n’est qu’une croyance stérile et morte. Le cœur n’y est pour rien, et elle ne peut produire l’obéissance et l’amour. Les méchants croient à Dieu de cette manière, et cela ne leur sert de rien. « Les démons aussi croient qu’il y a un Dieu, et ils en tremblent, » dit saint Jacques (II, 19). Croire en Dieu, au contraire, c’est avoir la foi vivante, qui n’est pas simplement une croyance, une opinion de l’esprit, mais une confiance et un don du cœur. L’homme qui croit ainsi s’unit à Dieu ; il compte sur lui ; il reçoit et accepte sa grâce, et lui offre, en échange, son obéissance et son amour. La foi, ainsi entendue, est déjà amour et obéissance — credere in Deum est credendo amare, credendo in eum ire, credendo ei adhærere et ejus membris incorporari (ibid.). Aussi cette foi est-elle justifiante et sanctifiante — per hanc fidem justificatur impius, ut deinde ipsa fides incipiat per dilectionem operari. — Phrase remarquable, où je trouve trois affirmations à relever : la justification par la foi (per), la distinction entre la justification et la sanctification (deinde), et enfin, la conception de la première comme source et principe de la seconde (ut).
Les représentants de l’école mystique se font en général une idée plus juste de la foi que les scolastiques proprement dits. Leur notion est moins extérieure, moins intellectualiste, plus morale, plus vivante, plus mystique en un mot ; mais ils ne savent pas distinguer nettement la justification de la sanctification. Jean Wessel, de Groningue, qui se rattache à cette école, a prononcé, sur l’impuissance de l’homme à se justifier par ses œuvres, quelles qu’elles soient, et sur la nécessité du salut par grâce et par la foi, des paroles qui font déjà pressentir celles de Luther.
Malgré les affirmations ou les protestations isolées de quelques docteurs, il n’en reste pas moins vrai que la doctrine dominante, celle qui détermine la pratique ordinaire au sein de l’Église, c’est la doctrine du mérite des œuvres, correspondant à la doctrine semi-pélagienne de la suffisance des forces naturelles pour faire le bien. Ceci nous conduit à la doctrine de la grâce.
La doctrine augustinienne est de plus en plus abandonnée au moyen âge. Elle est même condamnée comme une hérésie quand elle est reproduite dans toute sa rigueur par quelque disciple attardé et conséquent d’Augustin. C’est ce qui arriva, en effet, au ixe siècle, à propos de la doctrine de la prédestination.
Un moine d’Orbais (diocèse de Soissons), nommé Gotteschalk, frappé du relâchement de la doctrine de l’Église relative à la grâce et à la prédestination, entreprit de remettre en honneur la doctrine augustinienne de la grâce inconditionnelle, irrésistible et inamissible. Mais il renchérit encore sur Augustin, et professa la prédestination absolue. Augustin n’avait parlé que de la prédestination des élus à la vie éternelle. Les réprouvés, Dieu ne les prédestine pas à l’enfer : il les abandonne à eux-mêmes, et leur péché les mène à leur perte. Gotteschalk parle d’une double prédestination — geminam prædestinationem, sive electorum ad requiem, sive reprobatorum ad mortem : — le tout, pour ôter à l’homme tout sujet de se glorifier.
Raban Maur, archevêque de Mayence, accusa cette doctrine d’hérésie, prétendant que, d’après Gotteschalk, Dieu prédestinait les hommes au péché. Telle n’était pas cependant la pensée de Gotteschalk. Il disait que ceux à qui Dieu ne donnait point sa grâce, demeuraient sous la puissance du péché, en vertu de la chute d’Adam, et que Dieu, à cause de leur péché, les prédestinait à la mort. Le décret divin n’avait donc pas pour objet le péché des hommes, mais leur condamnation. Toute la différence qui sépare Gotteschalk d’Augustin, c’est que le premier affirme deux décrets au lieu d’un seul, deux prédestinations au lieu d’une. Mais cette différence est plutôt dans la forme et dans les mots que dans le fond des choses ; car il est clair que ceux que Dieu ne destine pas à la vie éternelle, il les destine par cela même à la mort. Le pauvre moine n’en fut pas moins condamné comme hérétique, et mis en prison par son métropolitain, Hincmar de Reims. Il trouva cependant des défenseurs qui plaidèrent sa cause, en justifiant sa doctrine comme d’accord avec celle d’Augustin : par exemple, Prudence, évêque de Troyes, Ratramne, moine de Corbie, et Servatus Lupus, abbé de Ferrières. De là une controverse qui fut, en Gaule, au ixe siècle, comme un écho lointain de la controverse pélagienne. Pour y mettre fin, Hincmar convoqua un synode à Quierzy (853). On y formula, en quatre articles ou chapitres (capitula carisiacensia), la doctrine de la prédestination et de la grâce. Ces articles rejettent l’expression de « prédestination double » — gemina prædestinatio. Ils affirment une seule prédestination, celle des élus, déterminée par la prescience de Dieu. Dieu prédestine au salut ceux qu’il sait devoir accepter sa grâce et s’en servir, — car la grâce peut être repoussée, et n’est pas irrésistible. Les autres, demeurant volontairement dans le péché, sont réservés à la condamnation. On peut dire, si l’on veut, que Dieu destine ces derniers à la condamnation, comme il destine les premiers au salut ; mais c’est parce qu’il prévoit le mauvais usage qu’ils feront de leur libre arbitre. Il n’y a donc là que la double application de la même loi, ou du même décret, en vertu duquel Dieu donne à chacun ce qu’il a mérité. Aussi le synode de Quierzy affirme-t-il l’universalité de la grâce. Dieu veut le salut de tous les hommes, et Jésus-Christ est mort pour tous. Ceux qui ne sont pas sauvés ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. La faute en est à eux seuls, s’ils n’ont pas cru, et si leur foi n’a pas été persévérante et agissante par la charité.
Toutefois, le concile de Quierzy ne mit pas fin à la controverse. En 855, un autre synode fut convoqué à Valence par Remi, archevêque de Lyon, qui avait pris parti pour Gotteschalk. Là on exposa, également en quatre chapitres, une doctrine contraire à celle de Quierzy, c’est-à-dire la doctrine strictement augustinienne, la prédestination inconditionnelle et absolue, réservant les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle condamnation. On ajoutait que Jésus-Christ n’est mort que pour les seuls élus. — Gotteschalk n’en demeura pas moins en prison, où il mourut.
Quoique la question débattue n’ait pas été tranchée par une autorité supérieure, comme le pape ou un concile général, la doctrine du synode de Quierzy prévalut, et les idées augustiniennes furent de plus en plus abandonnées. La majorité des scolastiques reproduisent sur ce point la conception semi-pélagienne. On peut les diviser en deux groupes, selon qu’ils se rapprochent davantage d’Augustin ou de Pélage.
1er Groupe. — Anselme est celui de tous les scolastiques qui se rapproche le plus d’Augustin. Cependant, il ne le suit pas jusqu’au bout. Il revendique le libre arbitre dans son traité De libero arbitrio, et il s’efforce de le concilier avec la prédestination qu’il entend d’une façon assez stricte. Il écrivit dans ce but spécial un livre, intitulé De concordia præscientiæ, et prædestinationis, necnon gratiæ Dei cum libero arbitrio. La liberté, selon lui, est un attribut inhérent à la nature humaine. C’est le caractère constitutif de la volonté, qu’on ne peut enlever à l’homme sans le détruire. Aussi la liberté a-t-elle survécu au désastre de la chute. Elle subsiste en face de la grâce divine, laquelle n’est pas irrésistible. Et c’est l’usage que chaque homme fera de cette liberté, qui détermine le décret divin qui le concerne.
Bernard de Clairvaux admet aussi à la fois la liberté et la grâce augustinienne, et il s’efforce comme Anselme de concilier ces deux termes dans un traité De gratia et libero arbitrio. Comme Anselme aussi, et plus ouvertement encore, il nie le caractère irrésistible de la grâce. Il y a pour lui deux facteurs dans l’œuvre du salut : la grâce, qui donne, et la liberté, qui reçoit. Il faut que la liberté accepte ce qu’offre la grâce. Ainsi, non seulement l’homme doit ne pas résister, mais il doit prêter son concours actif.
C’est Thomas d’Aquin qui a donné à la doctrine catholique de la grâce sa forme définitive. Il consacre à cette question un long chapitre de sa somme théologique (P. III, qu. 2, art. 10), et il cherche, avec son habileté et sa subtilité ordinaires, à concilier la doctrine augustinienne de la grâce, qu’il prétend maintenir, et la doctrine du mérite des œuvres, qui tient une place si importante dans le système catholique.
Il commence par établir, sur les pas d’Augustin, que, par suite de la chute et du péché originel (perte de la grâce, et altération des pura naturalia), l’homme est absolument incapable de faire par lui-même le bien. Sa volonté n’est libre que pour le mal et ne peut faire que le mal, car l’amour de Dieu, condition essentielle de toute action vraiment bonne, lui est impossible. Il faut donc que la grâce de Dieu le prévienne, le cherche du dehors et le sollicite à faire le bien. C’est ce que Thomas appelle la grâce prévenante — gratia præveniens — laquelle est entièrement inconditionnelle et imméritée, puisqu’elle précède tout mérite venant de l’homme. Cette grâce n’est pas irrésistible : il faut lui céder volontairement et agir d’après son impulsion.
Mais la grâce prévenante ne suffit pas. Après avoir été sollicités, il nous faut être aidés. Il faut que nous recevions la grâce coopérante — gratia cooperans, comitans, habilualis. La première grâce n’était qu’une sollicitation du dehors, une invitation passagère à faire le bien. Celle-ci est une force intérieure et continue, un appui constant, un concours habituel que Dieu prête à l’homme pour le rendre capable d’accomplir le bien. La première était inconditionnelle, imméritée, et n’était pas irrésistible. La grâce coopérante est conditionnelle ; l’homme doit la mériter par sa docilité à céder aux sollicitations de la première. Si, docile à ces impulsions de la grâce prévenante, l’homme commence à désirer le bien, à l’aimer, à le vouloir, il reçoit comme récompense la grâce concomitante, par laquelle il est rendu capable d’accomplir les bonnes œuvres — opera meritoria. — Cette seconde grâce est seule irrésistible pour Thomas, tandis qu’Augustin enseignait une grâce irrésistible et imméritée à tous les degrés.
Les bonnes œuvres ainsi accomplies par le libre arbitre de l’homme rétabli et soutenu par la grâce, sont méritoires à un double titre. Ce sont des œuvres à la fois humaines et divines. Considérées comme provenant de la volonté humaine, leur mérite est assez mince, et ne serait pas digne d’obtenir la vie éternelle. Ce mérite est réel toutefois, et il est convenable que Dieu en tienne compte à l’homme, qu’il récompense ses efforts, quelque minimes qu’en soient les résultats. C’est le meritam ex congruo. Considérées au contraire comme accomplies par la grâce du Saint-Esprit, ces œuvres ont un mérite tout autre, supérieur, divin, qui les rend dignes du salut éternel. C’est le meritum ex condigno. C’est par ce mérite spécial que l’homme obtient la justification et la rémission de ses péchés. Le fondement évangélique du salut est donc déplacé.
2e groupe. — Duns Scot ne s’accorde pas plus avec Thomas sur la doctrine de la grâce que sur celle du péché. Il se sépare davantage d’Augustin, pour se rapprocher plus de Pélage.
Pour lui, la conséquence du péché originel, c’est la perte de la grâce et de la justice surnaturelle. Mais la nature primitive de l’homme n’a subi aucune altération. Les conditions de sa vie morale demeurent les mêmes. L’homme possède donc la liberté de faire le bien. Il peut résister au mal et accomplir la loi de Dieu. Tous les commandements de la loi divine se ramènent à un seul, qui résume tous les autres : Dilige Dominum Deum super omnia. Or, l’homme peut, par ses seules forces, et sans le secours de la grâce, aimer Dieu, ou du moins commencer à l’aimer. Mais sa volonté est faible et vacillante, et, pour persévérer dans cet amour, il a besoin d’un secours de la grâce qui vienne fortifier et affermir sa volonté. C’est par le bon usage que fait l’homme de ses forces naturelles qu’il mérite de recevoir la grâce. Tel est, suivant Duns Scot, le meritum ex congruo. Ce mérite, du reste, est insuffisant pour obtenir le salut. Pour posséder un mérite digne de la vie éternelle, il faut à l’homme le secours de la grâce, par laquelle il accomplit des œuvres entièrement bonnes, dont la vie éternelle sera la récompense. Ainsi la grâce confère à l’homme le meritum ex condigno. Mais cette grâce, remarquons-le, est tout d’abord méritée par les bonnes œuvres naturelles, et elle doit être librement acceptée par la volonté, qui, ensuite, doit encore concourir avec elle.
En définitive, ce qui sauve, d’après Scot, ce sont les œuvres, les mérites de l’homme, et non pas la foi par laquelle il accepte le salut déjà accompli par Jésus-Christ. Ce qui sauve, c’est le meritum ex condigno, c’est-à-dire les œuvres accomplies par l’homme avec le secours de la grâce divine, ce que j’appellerai les bonnes œuvres surnaturelles. Et celles-ci ne sont qu’une conséquence du meritum ex congruo, c’est-à-dire des bonnes œuvres naturelles, par lesquelles on mérite le don de la grâce. Ainsi, l’homme mérite deux fois le salut. Il mérite d’abord la grâce par le bon usage qu’il fait de ses facultés naturelles. Il mérite ensuite le salut lui-même, par le bon usage qu’il fait de la grâce. L’ordre établi par l’Évangile est renversé.
C’est l’homme qui fait les premiers pas vers Dieu. C’est l’homme qui donne à Dieu, pour recevoir en retour quelque chose de lui.
Il en est de même, au fond, dans la doctrine de Thomas, malgré quelques différences apparentes. Ce qui sauve, ce sont les bonnes œuvres — opera meritoria — accomplies par la grâce coopérante, laquelle est méritée par le bon usage que fait l’homme de la grâce prévenante. Il est clair que ni Thomas, ni surtout Scot, avec de telles idées sur la grâce, ne pouvait admettre la prédestination au sens augustinien. Ils la subordonnent l’un et l’autre à la prescience divine. Dieu prédestine au salut, en leur accordant sa grâce, ceux qu’il prévoit devoir mériter cette grâce, l’accepter et en faire un bon usage.
Ainsi, la doctrine augustinienne de la grâce tend à disparaître de plus en plus de l’Église, comme la doctrine augustinienne de la prédestination. Au commencement du xive siècle, un théologien anglais, Thomas Bhadwardine — doctor profundus, — professeur à Oxford et plus tard archevêque de Cantorbéry, qui fut le maître et le précurseur de Wicleff, renouvela la tentative de Gotteschalk. Lui aussi fut frappé de l’oubli dans lequel était tombée la doctrine de la grâce. Il entreprit de réagir contre les influences pélagiennes dominantes et de remettre en honneur la théologie d’Augustin. Il écrivit dans ce but un grand ouvrage, sous ce titre significatif : De causa Dei adversus Pelagium libri III. Dans son avant-propos, il se plaint de ce que la plupart des docteurs de l’Église suivent Pélage dans ses erreurs, et prennent parti avec lui pour le libre arbitre et pour la suffisance des forces naturelles de l’homme, contre la grâce divine et ses illustres défenseurs : l’apôtre Paul et le grand Augustin. Il entreprend ensuite de démontrer que l’homme est entièrement esclave du péché, et qu’il ne peut être sauvé que par un acte souverain, absolu, inconditionnel de la grâce divine. Mais, comme Gotteschalk, il dépasse Augustin, en affirmant que la volonté toute puissante de Dieu contraint d’une manière irrésistible toutes les volontés créées à agir dans tel ou tel sens, C’est le déterminisme absolu ; c’est une sorte de panergisme divin.
Thomas Bradwardine fut accusé d’hérésie, et ne dut qu’à sa haute position ecclésiastique d’échapper à la persécution. Il eut pour disciple et successeur Wicleff, qui fut hautement désavoué et condamné par l’Église.
Ainsi, les remarques que nous avons faites à propos de la doctrine de la rédemption’s’appliquent également à celle de la grâce. Thomas d’Aquin a formulé la doctrine de la grâce, comme Anselme avait formulé celle de la satisfaction. Cette doctrine se rapprochait beaucoup d’Augustin, car elle proclamait l’impuissance de l’homme, la nécessité de la grâce, et cela à deux degrés, comme grâce prévenante et comme grâce coopérante. La théorie augustinienne, bien qu’affaiblie, est donc encore professée. Mais la plupart des docteurs s’en écartent pour se rapprocher de Pélage. Bientôt, Augustin n’a de disciples que parmi ceux que l’Église désavoue ou condamne. Et, d’ailleurs, la doctrine de la grâce, comme celle de l’expiation, devient une lettre morte, enfouie dans les livres des docteurs, d’où personne ne songe à la tirer. Elle demeure stérile. Elle est comme non avenue dans la pratique, et le salut n’est plus considéré comme un don de la grâce de Dieu, que l’homme reçoit par la foi : c’est le prix des mérites de l’homme, tant des œuvres par lesquelles il mérite la grâce que de celles qu’il accomplit avec l’aide de la grâce.
Ainsi, malgré la doctrine de la satisfaction suffisante, surabondante, infinie, formulée par Anselme, malgré la doctrine de la grâce exposée par Thomas, ce qui prévaut dans la pratique, c’est le mérite des œuvres, le salut obtenu comme une récompense, acheté à un certain prix, par des pratiques extérieures, par des indulgences, par les sacrements.
Cela vient de ce qu’il y a, dans la doctrine du salut gratuit, du salut par la foi, quelque chose qui répugne à notre orgueil et à notre cœur naturel. Croire à la grâce, accepter le salut comme un don gratuit de Dieu, c’est passer condamnation sur nous-mêmes, c’est nous reconnaître pécheurs, perdus, impuissants. Rien ne nous coûte davantage. Voilà ce qui explique comment nous constatons dans l’histoire des dogmes les deux faits suivants :
1° La doctrine du salut gratuit fut la première à s’altérer dans l’Église ; nous la voyons compromise dès le second siècle ;
2° Cette altération subsista et s’aggrava de plus en plus, à mesure que toutes les autres doctrines chrétiennes qui conduisent à celle-là (satisfaction, grâce, etc.), étaient formulées avec une plus grande précision. Surtout, la doctrine du salut gratuit fut méconnue et oubliée dans la pratique, quoiqu’elle fût encore professée en théorie, mais avec des interprétations et des réserves qui la dénaturaient et allaient jusqu’à la détruire.
La question des sacrements a une grande importance au moyen âge, et cette importance s’accroît à mesure que se perd davantage la notion du salut par la foi. Ce furent les scolastiques qui formulèrent sur ce point la doctrine de l’Église, en fixant le nombre et la notion des sacrements, restés jusque-là indécis. Ils achevèrent ainsi le grand travail de systématisation du dogme catholique, et posèrent, pour ainsi dire, le couronnement de l’édifice.
Pierre Lombard fut le premier à fixer à sept le nombre des sacrements, savoir : le baptême, la confirmation, la pénitence, l’Eucharistie, le mariage, l’ordre et l’extrême-onction. Toutefois il y eut encore après lui quelques incertitudes et quelques fluctuations sur ce point parmi les docteurs. Ce fut Thomas d’Aquin qui trancha la question. Il justifia le nombre de sept par toutes sortes de considérations mystiques. Depuis lors, ce nombre fut définitivement adopté. Il fut sanctionné, en particulier, au concile de Latran de 1215.
Quant à la notion du sacrement, elle fut définitivement fixée par Pierre Lombard et Thomas. Pierre Lombard, dans son livre des Sentences, définit ainsi le sacrement : Sacramentum proprie dicitur quod ita signum est gratiæ Dei et invisibilis gratiæ forma, ut ipsius imaginem gerat et causa existat (liv. IV, dist. 13). Le sacrement est donc un signe de grâce, qui contient et confère la grâce signifiée. Thomas d’Aquin reproduit la définition de Pierre Lombard, en y ajoutant des développements nouveaux.
Ainsi, il distingue les sacrements de la nouvelle alliance des rites de l’ancienne (circoncision et sacrifices). Ces rites n’étaient pas de véritables sacrements, car ils n’avaient aucune vertu effective. Ils ne contenaient pas la grâce, et ne pouvaient la communiquer. Pourquoi donc ? Parce que ce n’était là que des types, des symboles, l’ombre des biens à venir, ayant une valeur fictive, purement symbolique et prophétique, aussi longtemps que Christ n’avait pas paru pour accomplir son œuvre. Les sacrements de la nouvelle alliance ont, au contraire, une efficacité positive, parce qu’ils expriment des réalités déjà accomplies, celles que Jésus-Christ lui-même a consommées sur la croix. Les grâces de l’Évangile, n’étant plus des promesses, mais des biens actuels, peuvent être réellement contenues dans les sacrements et communiquées par eux.
Ces grâces sont de deux sortes : les unes indélébiles, les autres passagères. De là la distinction que Thomas établit entre deux classes de sacrements :
1° Les sacrements qui ne s’administrent qu’une seule fois, parce qu’ils confèrent une grâce indélébile : ce sont le baptême, la confirmation et l’ordre. Le baptême introduit l’homme une fois pour toutes dans la famille chrétienne. Il lui confère une grâce spéciale et inamissible, celle de la purification. La confirmation se rattache étroitement au baptême. C’est le baptême d’esprit après le baptême d’eau, c’est la régénération succédant à la purification. L’ordre enfin introduit pour toujours le chrétien dans la famille des prêtres. Ici encore, il y a une grâce spéciale et inamissible, une onction sainte, imprimant à celui qui l’a reçue un caractère sacré et ineffaçable ;
2° Les sacrements qui s’administrent plusieurs fois, parce que la grâce qu’ils confèrent, quoique réelle et effective, a cependant quelque chose de temporaire ; elle s’épuise et doit se renouveler. Ce sont les sacrements de l’Eucharistie, de la pénitence, du mariage et de l’extrême-onction (Sum., III, qu. 63, art. 2).
D’où vient cette vertu efficace des sacrements ? Pierre Lombard ne l’avait pas dit. Thomas l’indique, en l’appelant une virtus instrumentalis. Par ce mot, il attribue expressément la vertu du sacrement au sacrement lui-même, à l’acte qui sert comme de véhicule et d’instrument à la grâce. Sans doute, dit-il, la grâce vient de Dieu, qui en est la vraie source et la cause principale — causa principalis. — Mais Dieu communique cette grâce à l’homme par le moyen du sacrement. L’acte sacramentel est donc la cause instrumentale et nécessaire, le canal obligé, l’intermédiaire indispensable de la grâce. Il en est dès lors la cause immédiate et prochaine, tandis que Dieu en est la cause lointaine et médiate (Sum., III, qu. 62, art. 1).
Duns Scot se séparait sur ce point de Thomas d’Aquin. Pour lui, c’est Dieu qui est la cause immédiate et prochaine de la grâce conférée dans le sacrement. Ce n’est pas le sacrement lui-même qui agit, c’est Dieu qui opère directement dans le cœur du fidèle, au moment où le sacrement est administré.
Développez l’idée du sacrement cause instrumentale, c’est-à-dire immédiate et prochaine, de la grâce, et pressez-en les conséquences : vous arriverez à la doctrine de l’opus operatum. C’est ce que fit déjà Thomas d’Aquin. Il affirma que les sacrements communiquent la grâce qui leur est attachée par la seule vertu de l’acte sacramentel lui-même — per virtutem suæ formæ, — ou, comme dit Scot, ex virtute operis operati. La seule condition requise, c’est que le sacrement soit administré en bonne forme, selon le but et la règle de son institution. C’était la conséquence naturelle des principes posés. Si Dieu agit toujours, soit directement soit médiatement, par le sacrement, il est clair que peu importent les dispositions des hommes qui administrent ou qui reçoivent le sacrement : elles ne sauraient faire obstacle à l’action toute-puissante de Dieu.
La doctrine de l’opus operatum ne fut du reste jamais présentée dans toute sa crudité. Tout en affirmant que l’efficacité du sacrement ne dépend que de l’acte sacramentel lui-même, on exigeait cependant certaines conditions.
Celui qui l’administrait devait le faire selon le but et la règle de son institution, dans l’esprit de l’Église, et dans l’intention que le sacrement eût son plein effet, intention que l’officiant devait associer à celle de l’Église. Il suffisait cependant que cette intention fût habituelle, générale, et non actuelle, précise, au moment même où le sacrement était administré. C’est ce que dit Thomas d’Aquin, et il reconnaît sans difficulté que des prêtres distraits ou même indignes, c’est-à-dire incrédules et immoraux, peuvent conférer par les sacrements les grâces que Dieu y a attachées (ibid., qu. 64, art. 5-10).
Quant à ceux qui, reçoivent le sacrement, on leur demande la foi, la repentance et l’amour. Mais on ajoute, par une évidente contradiction, que l’efficacité du sacrement est indépendante de ces dispositions. Elle vient uniquement de l’acte même, pourvu qu’il soit régulièrement accompli. On comprend tous les abus auxquels pouvait donner lieu, dans la pratique, une telle théorie. Elle devint un oreiller commode pour la paresse spirituelle, et transforma la religion en un ensemble d’actes purement mécaniques, sans influence réelle sur le cœur et sur la vie.
Il nous reste à dire un mot de quelques-uns des principaux sacrements.
Quoique tous les sacrements fussent placés, en un certain sens, sur la même ligne, les sacrements du baptême et de la Cène demeuraient les sacrements par excellence.
Il ne fut rien ajouté d’important aux idées que l’on se faisait déjà dans la période précédente sur le Baptême. On continua à y voir une condition nécessaire du salut, et à enseigner la damnation des enfants morts sans baptême. Le baptême confère, d’après les scolastiques, une régénération, une purification surnaturelle, qui efface la souillure du péché originel, et qui rend l’homme agréable à Dieu, en l’introduisant dans l’alliance de grâce, dans la grande famille des rachetés, dans l’Église.
Mais la doctrine de la Cène subit dans notre période une transformation importante. C’est pendant le moyen âge, en effet, que se formula d’une manière définitive la théorie de la transsubstantiation, qui est demeurée la doctrine catholique par excellence, et le centre du culte romain tout entier.
Un fait remarquable, bien qu’il soit peu connu, c’est que l’Orient précéda sur ce point l’Occident. Nous trouvons la transsubstantiation affirmée par l’Église grecque plusieurs siècles avant qu’elle le soit dans l’Église latine d’une manière générale, officielle et définitive. L’apparition de cette doctrine en Orient coïncida avec la fameuse querelle des images. Le culte des images conduisait facilement au culte de l’hostie, et le culte de l’hostie à la doctrine de la transsubstantiation. Ce fut l’inverse de l’Occident, où la théorie plus tard conduisit au culte. En Orient, la théorie ne fut que la traduction en langage théologique des tendances superstitieuses de la piété populaire. Aussi la voyons-nous défendue par les partisans des images, et attaquée par leurs adversaires. Et le second concile de Nicée (787), qui consacra définitivement le culte des images, sanctionna aussi la doctrine de la transsubstantiation. Nous lisons, en effet, dans ses Actes : « Le pain et le vin sont le corps et le sang du Seigneur, qui sont offerts dans la cérémonie de la messe en sacrifice non sanglant, et qui sont mangés par les fidèles dans l’Eucharistie. »
Ainsi, nous voyons affirmé par un concile, en Orient, dès la fin du viiie siècle, ce qui ne sera proclamé en Occident comme doctrine de l’Église qu’au commencement du xiiie siècle. Toutefois, les Grecs ne précisèrent pas autant la chose que le firent plus tard les Latins, et ils n’allèrent jamais jusqu’au bout des conséquences logiques, savoir, la communion sous une seule espèce.
Quoique le second concile de Nicée eût été reconnu en Occident comme œcuménique (le viie de la série), ses décisions sur les images rencontrèrent, en France surtout, d’assez vives résistances, et, malgré ses affirmations relativement au pain et au vin, dans lesquels le corps et le sang de Jésus-Christ sont mangés par les fidèles, l’opinion dominante dans l’Église latine demeura longtemps l’ancienne opinion, qui avait été celle d’Augustin, d’après laquelle le pain et le vin, tout en demeurant physiquement les mêmes, étaient les images du corps et du sang du Seigneur. Une force spirituelle, une vertu sacramentelle, était attachée par là aux espèces, et venait, comme une véritable nourriture et un véritable breuvage, nourrir l’homme spirituel.
Mais la tendance toujours croissante à matérialiser le culte et à y mêler des éléments superstitieux, conduisit le peuple à transformer les images en réalités, et à ne plus voir dans le pain et le vin que le corps et le sang du Seigneur dont ils étaient les emblèmes. Vers le milieu du ixe siècle, Paschase Radbert, abbé de Corbie, celui qui le premier avait parlé de l’immaculée conception de la Vierge, fut aussi le premier à donner une forme théologique à la croyance populaire relative à l’Eucharistie. Il écrivit, en 830 ou 832, un traité intitulé : Liber de corpore et sanguine Domini, qu’il adressa plus tarda Charles-le-Chauve. Il y affirme que le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ se trouvent dans la communion, sous les apparences visibles du pain et du vin. Par la consécration s’opère ce changement de substances — sensibilis res intelligibiliter virtute Dei per verbum Christi in carnem ipsius ac sanguinem divinitus transfertur (II, 2). Les formes subsistent, pour exercer la foi, et ménager la débilité des sens, quoique parfois le vrai corps soit apparu aux communiants, sous la forme d’un agneau ou d’un enfant sur l’autel. Mais, visible ou non, le corps est présent C’est le même corps qui est né de Marie, qui a souffert, qui est mort et qui est ressuscité. C’est ce corps qui est créé de nouveau, d’une manière surnaturelle, par le Saint-Esprit ; en sorte que la consécration des espèces est comme une seconde incarnation, non moins miraculeuse que l’autre. Ce corps est réellement mangé par les fidèles ; mais, au lieu d’être soumis aux lois ordinaires de la digestion, il s’assimile immédiatement, tout entier et pour toujours, à notre chair et à notre sang. Et, après s’être ainsi incorporé à notre substance, il exerce en nous une double action : il nourrit l’homme spirituel, et il féconde et développe les germes du corps glorifié.
Cette doctrine parut nouvelle et étrange. Elle fut combattue comme hérétique par les docteurs les plus autorisés du ixve siècle, Raban Maur, Ratramne de Corbie, Scot Erigène, et d’autres encore, qui tous se prononcent dans le sens de l’opinion ancienne, qui avait pour elle la grande autorité d’Augustin. Ratramne surtout se montra très ardent dans la lutte. Comme il avait attaqué Radbert à propos de l’immaculée conception de Marie, il l’attaqua aussi à propos de l’Eucharistie. Il publia un traité ayant le même titre : De corpore et sanguine Domini, qui est la réfutation du traité de Paschase. Il n’y a point, dit-il, dans l’Eucharistie, de transformation corporelle, mais une simple transformation spirituelle. Le pain et le vin demeurent du pain et du vin ; mais, sous l’enveloppe de ces éléments visibles, se trouvent contenus d’une façon spirituelle le corps et le sang de Jésus-Christ. Ce corps n’est pas le corps terrestre, né de Marie et qui a été crucifié ; c’est le corps glorifié, le corps spirituel — sub velamento corporei panis corporeique vini, spirituale corpus Christi spiritualisque sanguis existit. — Cela ne veut pas dire qu’il y a dans le sacrement, comme l’enseignera plus tard Luther, deux choses distinctes : les espèces matérielles et le corps spirituel du Seigneur, l’une étant le contenant dont l’autre est le contenu (in, cum, sub pane). Il n’y a qu’une seule et même substance, laquelle matériellement est le pain et le vin, mais spirituellement et sacramentellement, le mystère du corps et du sang du Seigneur. Ce qui le prouve, c’est la comparaison que fait Ratramne entre la sainte Cène et le baptême. L’eau du baptême n’est matériellement que de l’eau ; mais, par la vertu du Saint-Esprit qui y est unie, cette eau devient une eau salutaire et vivifiante, l’eau qui purifie et qui régénère. De même, dans l’Eucharistie, le pain et le vin ne sont matériellement que du pain et du vin ; mais ces éléments corporels ont une vertu et une efficace spirituelles. Ils sont l’image et le gage — imago, pignus, figura — d’une grâce spirituelle, c’est-à-dire de la communion au corps et au sang de Jésus-Christ. Ce qui est vu et mangé est périssable et nourrit le corps périssable à la façon de tout autre aliment. Ce qui est spirituel est reçu par la foi et nourrit l’âme immortelle.
La doctrine de Ratramne rappelle, on le voit, par certains côtés, la doctrine luthérienne de la consubstantiation, car elle affirme la présence réelle du corps spirituel et glorifié de Christ et non de son corps terrestre et matériel ; et, par d’autres côtés, elle rappelle la doctrine calviniste de la manducation spirituelle, car elle enseigne qu’aux éléments visibles est attachée une grâce spirituelle, à laquelle on participe spirituellement par la foi.
Mais la doctrine de Radbert avait pour elle un double appui, qui devait un jour ou l’autre lui donner la victoire. C’était, d’une part, le peuple, dont elle flattait les instincts grossiers, superstitieux et charnels, l’amour du merveilleux et de tout ce qui parle aux sens et à l’imagination. Et, d’autre part, le clergé, dont elle rehaussait le prestige ; car, à la seule parole du prêtre, un mystère plus étonnant encore que celui de l’incarnation, s’accomplissait sur l’autel. Jésus-Christ, c’est-à-dire Dieu lui-même, descendait du ciel et venait s’enfermer dans l’hostie, qui devenait Dieu même, sans changer d’apparence extérieure. Aussi cette doctrine devint-elle de plus en plus la doctrine populaire, parmi les masses ignorantes et superstitieuses et parmi le clergé inférieur, aussi ignorant qu’elles. Et de là elle pénétra parmi les docteurs eux-mêmes, qui jusque-là avaient résisté. Ils durent suivre la tendance populaire, sous peine de perdre leur crédit.
Cette transformation de l’opinion peut être considérée comme accomplie au xie siècle. Bérenger, de Tours, ayant reproduit, avec des modifications très légères, l’opinion professée autrefois par Ratramne, fut accusé d’hérésie, et la doctrine de Paschase Radbert fut, après une nouvelle controverse, proclamée la vraie doctrine orthodoxe. Il suffit de rapprocher cette controverse de la précédente, pour mesurer l’espace parcouru en deux siècles. Nous retrouvons en présence les deux mêmes doctrines ; mais, par suite de la transformation accomplie sous les influences signalées plus haut, la doctrine tenue pour orthodoxe au ixe siècle est déclarée hérétique au xie, tandis que l’hérésie condamnée au ixe en la personne de Paschase, est devenue l’orthodoxie du xie avec Lanfranc.
Il y a toutefois une nuance légère entre Bérenger et Ratramne. Bérenger s’éloigne moins que Ratramne du point de vue de Radbert. Il a plus de ressemblance avec Luther et moins avec Calvin. Contrairement à Ratramne, il distingue nettement deux éléments dans la Sainte-Cène ; un élément visible, le sacrement — sacramentum, — c’est-à-dire le pain et le vin, et un élément invisible, l’objet représenté et contenu par le sacrement — res sacramenti, — le corps et le sang du Seigneur. Il s’opère, en effet, selon lui, quelque chose de réel au moment de la consécration. Le pain et le vin demeurent les mêmes ; mais à eux viennent s’unir le corps et le sang spirituels de Jésus-Christ. Les fidèles reçoivent, d’une manière invisible, par la foi, le corps du Seigneur, qui nourrit en eux l’homme spirituel, en même temps que le pain et le vin, qui nourrissent leur corps. Les incrédules ne reçoivent que le pain et le vin.
Lanfranc, abbé du Bec, et plus tard archevêque de Cantorbéry, attaqua comme hérétique la doctrine de Bérenger, et lui opposa comme seule orthodoxe celle de Paschase Radbert, à laquelle il donna une forme plus précise et plus rigoureuse. D’après lui, au moment de la consécration, la substance du pain et du vin est transformée en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ, de telle sorte qu’il ne reste du pain et du vin que la forme extérieure, et quelques autres qualités, comme par exemple le goût — convertuntur in essentiam Domini corporis, reservatis ipsarum rerum speciebus, et quibusdam aliis facultatibus — (De Eucharistiæ sacramento).
La doctrine de Bérenger fut condamnée aux synodes de Rome et de Verceil (1050). Il est vrai que Hildebrand (plus tard Grégoire VII), ami de Bérenger, et qui partageait ses opinions sur la Cène, étant alors légat du pape Léon IX en France, obtint par son crédit une révision du jugement porté contre Bérenger, et le fit déclarer orthodoxe au synode de Tours (1054). Mais, quelques années plus tard, le parti de Lanfranc, qui avait pour lui le nombre, l’appui du peuple et du clergé, l’emporta dans un nouveau concile, tenu à Rome (1059). Bérenger fut obligé de se rétracter, et de déclarer que, dans la Sainte-Cène, le corps de Christ est matériellement touché par la main du prêtre et broyé par les dents des fidèles — sensualiter, non non solum sacramento, sed in veritate, manibus sacerdotum tractari, frangi, et ftdelium dentibus atteri.
Au xiie siècle, Bernard de Clairvaux, qui avait combattu l’immaculée conception, protesta encore contre la théorie de la manducation corporelle, disant que Jésus-Christ nous est offert dans la sainte Cène : spiritualiter, non carnaliter. Mais sa protestation demeura isolée, et ne fut pas entendue. La plupart des scolastiques se prononcèrent pour la doctrine de Lanfranc, et ils inventèrent pour l’exprimer le mot, demeuré classique, de transsubstantiation. Ce mot fut employé pour la première fois par Hildebert, de Tours, vers la fin du xie siècle. Il reçut une sanction officielle et définitive au grand concile œcuménique de Latran (1215) sous Innocent III. Nous lisons dans les canons de ce concile que « le corps et le sang de Jésus-Christ » sont vraiment présents sous les apparences du pain et du vin, parce que le pain et le vin ont été transsubstantiés, par la toute-puissance divine, au corps et au sang du Seigneur » — Christi corpus et sanguis in sacramento altaris sub speciebus panis et vini veraciter continentur, transsubstantiatis pane in corpus et vino in sanguinem, potestate divina.
La décision du concile de Latran avait fixé le dogme de la transsubstantiation, mais le champ restait encore ouvert aux discussions sur la manière dont cette transsubstantiation s’accomplissait. Et les opinions des théologiens sur ce point furent assez divergentes. Ainsi nous voyons, au commencement du xive siècle, un dominicain, nommé Jean de Paris, professer sur ce point une doctrine assez particulière. Il prétend qu’après la transsubstantiation, en vertu de laquelle le pain et le vin deviennent la substance même du corps et du sang de Christ, la substance du pain et du vin demeure encore avec toutes ses qualités, de sorte que le mystère de l’Eucharistie reproduit de tous points le mystère de l’incarnation, ou de la personne de Christ. Nous avons ici un sujet en deux substances, comme là, une personne en deux natures. C’est une dissubstantiation, plutôt qu’une transsubstantiation. Mais l’opinion la plus commune était celle de Thomas d’Aquin, d’après laquelle la substance du pain et du vin disparaît entièrement, pour faire place à la substance du corps et du sang de Christ, en ne laissant derrière elle que de purs accidents sans sujet, des qualités et des apparences extérieures sans substance qui les supporte — accidentia sine subjecto. Ce fut cette opinion qui prévalut, et qui devint l’explication officielle du dogme de la transsubstantiation.
On se posa alors toutes sortes de questions subtiles et délicates.
Que devient, par exemple, la substance du pain et du vin, au moment où elle est remplacée par la substance du corps de Christ ? — Selon quelques-uns, elle se décompose et se perd dans les éléments ambiants — in præjacentem materiam effunditur ; selon d’autres, elle est anéantie.
Le pain n’est-il changé qu’en corps de Christ, ou aussi en âme, en personne divine, en la divinité elle-même ? — Thomas incline vers cette dernière hypothèse (P. III, qu. 76, art. 1).
Le corps de Christ est-il tout entier dans chaque fragment de l’hostie, et simultanément dans plusieurs hosties ? — Oui, répond Pierre Lombard, et, si un fragment s’émiette, le corps de Christ est tout entier dans chaque miette.
Combien de temps persiste la transformation ? Est-elle passagère ou permanente ? Dure-t-elle encore, alors même que l’hostie serait mangée par les vers ou les souris, ou serait dévorée par le feu ? — Quelques scolastiques vont jusqu’à affirmer, comme Alexandre de Hales (Summa, p. IV, qu. 45, art. 1, 2), que la transformation est permanente et définitive, quels que soient les accidents auxquels l’hostie puisse être exposée. De là le soin extrême pris pour la préserver de ces accidents : elle est renfermée dans l’ostensoir, serrée précieusement dans le tabernacle, et déposée sans être rompue, au moment de la communion, sur la langue du fidèle. D’autres docteurs cependant, comme Bonaventure, furent choqués de cette pensée, qu’une souris pût manger le corps de Jésus-Christ, et ils enseignèrent que, si pareil accident arrivait, un second miracle s’accomplirait, et, par une transsubstantiation en sens inverse, il ne resterait plus que la substance du pain. C’est, en particulier, l’enseignement d’Innocent III.
Cette doctrine de la transsubstantation eut, dans la pratique, deux conséquences qu’il faut relever :
1° L’adoration de l’hostie. — On institua en son honneur une fête, sous le nom de fête du Corps du Seigneur — festum corporis Dei — qui eut pour origine la vision d’une religieuse d’un couvent de Liège, vers 1250. Cette fête, appelée communément la Fête-Dieu, fut placée le premier jeudi après la Trinité ;
2° Le retranchement de la coupe aux laïques. — Ce changement fut préparé de loin. On remarque, dès le viie et le viiie siècle, une tendance prononcée à supprimer l’usage de la coupe dans la communion des laïques. A mesure que l’on vit davantage, dans le pain et le vin le corps et le sang même de Jésus-Christ, on se préoccupa davantage de tout ce qui pouvait ressembler à une profanation sacrilège. Ainsi, pour qu’on ne fût pas exposé à laisser tomber des miettes du pain sacré en le rompant et en le donnant aux fidèles, on remplaça le pain par des hosties, que le prêtre déposait tout entières dans la bouche du communiant. De même, on évita avec le plus grand soin de répandre le vin de la coupe. Dans ce but, de très bonne heure, on supprima la communion du vin pour les enfants (et plus tard, on supprima la communion des enfants tout entière). Puis on imagina, au lieu de faire circuler la coupe, ou de la présenter tour à tour aux lèvres de chaque fidèle, d’adapter à la coupe un tube, par lequel on faisait boire les communiants ; ou encore, au lieu de faire boire le vin dans la coupe, on trempait l’hostie dans le vin avant de la donner aux fidèles.
Mais, quand le dogme de la transsubstantiation eut été formulé, quand on eut déclaré que l’hostie contenait le corps même de Jésus-Christ, la communion de la coupe fut déclarée non indispensable, et dès lors supprimée pour les laïques. En effet, le sang étant contenu dans le corps, dont il est inséparable — concomitans, — si l’hostie est le corps de Christ, elle renferme le sacrement tout entier. En faveur de cette théorie, les docteurs du moyen âge invoquaient le miracle, fréquent d’après eux, des hosties sanglantes. Aussi voyons-nous, à partir du xiiie siècle, les anciennes pratiques du tube et de l’hostie trempée entièrement abandonnées, et la communion de la coupe partout supprimée pour les laïques. On reconnaît cependant que la participation aux deux espèces rend le sacrement plus complet et plus efficace encore, et c’est pourquoi les prêtres ont part à la coupe. Ce privilège consacre leur supériorité et les sépare nettement des laïques. Ceux-ci d’ailleurs participent aussi à la coupe, par le moyen des prêtres, le clergé étant, d’après la notion catholique, l’intermédiaire et le canal des grâces divines.
Le concile de Constance (1415) sanctionna définitivement la communion sous une seule espèce, et condamna Jacques de Misa, qui venait de rétablir à Prague l’usage de la coupe. Il est vrai que le concile de Bâle (1431-1449) fit quelques concessions utraquistes. Cependant la communion sous une seule espèce demeure l’usage général. Cet usage apportait une nouvelle consécration à la doctrine de la Messe, conçue comme un sacrifice non sanglant, offert avant la communion, et même sans la communion des fidèles (comme dans le cas des messes privées.)
La Pénitence, érigée en sacrement, comme l’ordre, le mariage et l’extrême-onction, prit toujours plus d’importance, à mesure que s’affaiblissait davantage la notion du salut par la foi et que grandissait celle du sacerdoce et de l’Église. Autrefois, il n’était pas besoin de prêtre pour la pénitence. Plus tard, le prêtre intervint, mais seulement pour déclarer au pécheur repentant le pardon de Dieu. Il finit par prononcer lui-même, en vertu de son pouvoir sacerdotal, une sentence d’absolution : ego absolvo te.
A cette absolution, le prêtre mettait des conditions : c’était le repentir, la contrition du cœur, et aussi des œuvres de pénitence, réglées par un code très minutieux, où chaque faute était marquée et pour ainsi dire tarifée. Ces œuvres étaient des aumônes, des jeûnes, des prières, des pèlerinages. Et comme, la sévérité croissant avec les abus, la vie d’un homme n’aurait pas suffi aux pénitences, l’Église, par indulgence, commuait ces peines en d’autres, plus faciles à accomplir. Il suffisait, par exemple, de donner une somme d’argent déterminée pour des œuvres pies. De plus, on imagina d’utiliser au profit des vivants les vertus des morts, les mérites surérogatoires des saints. Ces mérites furent considérés comme le trésor commun dont l’Église disposait en faveur des fidèles, moyennant certaines conditions imposées par elle. On achetait par là une part des mérites des saints, et l’on se trouvait dispensé des peines ecclésiastiques, et aussi des peines futures.
Telle était la pratique de l’Église au moyen âge, du xie au xve siècle. La théorie fut l’œuvre des docteurs scolastiques, comme Alexandre de Hales et surtout Thomas d’Aquin, qui formulèrent d’une manière définitive la doctrine des mérites surérogatoires et réversibles des saints, et donnèrent ainsi à la pratique des indulgences son fondement et sa justification théologique.
Thomas d’Aquin rattache cette doctrine à celle de l’imputation des mérites de Christ. Cette imputation s’accomplit, selon lui, en vertu du lien de solidarité étroite qui. unit Jésus-Christ à son Église. L’Église est le corps de Jésus-Christ ; Jésus-Christ en est la tête et les chrétiens en sont les membres. Or, là où est la tête, là sont les membres ; quand la tête souffre, les membres souffrent ; ce qui atteint la tête a son contre-coup dans tout le corps. De même, tout ce qu’est et fait Jésus-Christ, les fidèles le sont et le font aussi ; tout ce qui lui appartient, leur appartient ; son obéissance et ses souffrances, ses mérites, en un mot, peuvent être considérés comme les mérites des chrétiens, membres de son corps.
C’est de la même manière que Thomas explique l’imputation des mérites des saints. De ce que les fidèles forment un seul corps, dont Christ est la tête, il s’ensuit qu’il existe entre eux le même lien de solidarité étroite qu’entre chacun d’eux et Jésus-Christ. Dans le corps humain, en effet, il n’y a pas moins de solidarité entre les divers membres qu’entre les membres et la tête. Si un membre souffre, tous les autres souffrent, si un membre est dans la joie, tous sont dans la joie. Voilà pourquoi les mérites des uns peuvent suppléer aux démérites des autres, le superflu des saints peut se déverser sur les pécheurs et combler leur disette.
Or, il y a un superflu pour quelques-uns. L’Église enseignait, en effet, le mérite des œuvres, et, de plus, le mérite exceptionnel de certaines œuvres, des œuvres qui relevaient de la morale de conseil, opposée à la morale de précepte. Le martyre, la pauvreté, le célibat volontaire, l’ascétisme monacal, le service des pauvres, les œuvres de renoncement et de charité étant réputées des vertus exceptionnelles, méritant beaucoup plus que le salut de ceux qui les ont accomplies, ce surplus de mérite pourra être appliqué à ceux des membres de l’Église qui n’atteignent pas la somme de mérites strictement nécessaire. Et, comme il y a eu beaucoup de saints, ces mérites surabondants se sont accumulés de siècle en siècle, et ont formé un trésor immense, qui s’est ajouté au trésor des mérites de Jésus-Christ, et qui est la propriété commune des chrétiens, ou plutôt de l’Église. Le pape, en sa qualité de chef de l’Église, en est le dépositaire et le dispensateur, Il en dispose en faveur des pécheurs, moyennant certaines conditions qu’il lui appartient de fixer.
Cette doctrine célèbre des indulgences fondées sur les mérites surérogatoires des saints est tristement significative. Elle a une portée dogmatique considérable. Elle jette un jour inattendu sur le système catholique, dont elle est l’achèvement et comme le dernier mot, et nous permet de mesurer toute la distance qui le sépare de l’Évangile.
1° Cette doctrine est d’abord la consécration éclatante de la doctrine anti-évangélique du mérite des œuvres, du salut par les œuvres. Elle la consacre doublement, car c’est par leurs œuvres que les saints méritent leur salut et quelque chose de plus encore, et c’est aussi par l’accomplissement de certaines œuvres (croisade, pèlerinage, fondation d’église ou de couvent, ou contribution en argent pour toutes ces choses) que les pécheurs achètent leur part de ce trésor des œuvres méritoires des saints. Comme ces œuvres sont d’ordinaire remplacées par une somme d’argent à payer, les mérites des saints, et le salut qu’ils procurent, deviennent l’objet d’un véritable marché. Ils se vendent et on les achète. On en fait commerce, selon un tarif réglé d’avance d’après la gravité des fautes qu’il s’agit d’effacer. De là le scandaleux trafic des indulgences. Les protestations de la conscience chrétienne contre cet abus furent le signal de la Réformation.
2° Remarquons encore que cette théorie tend à rabaisser considérablement l’œuvre de Jésus-Christ. Sans doute, ce trésor inépuisable de mérites, dont dispose l’Église, se compose à la fois des mérites de Jésus-Christ et des mérites des saints. Mais les uns sont confondus avec les autres. C’est apparemment que ceux de Jésus-Christ ne seraient pas suffisants à eux seuls. Jésus n’est donc plus le Sauveur unique et tout-puissant, qui a accompli pour l’humanité cette satisfactio superabundans, dont parle Thomas lui-même. C’est un saint parmi beaucoup d’autres. C’est le premier et le plus grand des saints, si l’on veut ; mais il n’y a, entre lui et les autres saints, entre ses mérites et leurs mérites, qu’une différence de degré et une supériorité toute relative. La croix s’efface, et, avec un peu de logique, on arriverait à la déclarer inutile.
3° Une autre conséquence de cette doctrine, c’est le pouvoir immense qu’elle donne à l’Église et aux prêtres. C’est le pape, ce sont les évêques et les prêtres, délégués du pape, qui possèdent comme leur propriété privée le trésor des mérites de Jésus-Christ et des saints, et qui les distribuent ou les vendent à leur gré. C’est le pape, ou le prêtre, qui ouvre le ciel et qui le ferme. C’est lui, en définitive, qui a pris la place de Jésus-Christ.
4° Cette doctrine enfin favorisait les plus mauvais instincts de la nature humaine, l’orgueil et la paresse, ces deux colonnes du catholicisme.
Je passerai brièvement sur les doctrines eschatologiques. Non pas qu’elles n’aient attiré l’attention des scolastiques ; ils y trouvèrent ample matière à exercer leur goût pour les questions curieuses et difficiles. Mais elles n’offrent, pendant cette période, rien de particulièrement nouveau.
Le dogme du purgatoire fut déclaré article de foi par le concile de Florence, en 1439. Les scolastiques décrivent minutieusement la topographie de ce séjour, ainsi que de l’enfer et du paradis. Ils enseignent que les mérites surérogatoires des saints peuvent s’appliquer aux âmes du purgatoire comme aux pécheurs qui vivent sur la terre, et que l’on peut obtenir des indulgences pour les morts et abréger ainsi leurs souffrances dans ce lieu d’épreuve. De là une impulsion nouvelle donnée au scandaleux trafic des indulgences. On connaît le mot significatif de Tetzel : « Au moment même où l’argent sonne dans la caisse, l’âme sort du purgatoire et s’envole libre vers le ciel. »
Outre le purgatoire, on enseigne l’existence des limbes, où se trouvent les patriarches et les âmes des saints morts avant la venue du Christ. C’est dans le même lieu, ou dans un lieu voisin, et portant le nom de limbes des enfants, que se rendent les âmes des enfants morts sans baptême.
La résurrection, qui doit précéder le jugement dernier, est considérée comme devant être universelle. Toutes les âmes y prendront part. Elle aura lieu au moment du retour de Jésus-Christ. Le tout est entendu par les scolastiques dans le sens le plus matérialiste, et ils donnent les détails les plus précis sur la stature, la forme, les attributs et la constitution des corps que revêtiront les ressuscites. Thomas d’Aquin, reproduit par les canons du concile de Trente, attribue à ces corps les qualités suivantes : claritas, impassibilitas, agilitas, subtilitas.
L’éternité des peines réservées aux méchants est érigée en article de foi, et l’on condamne comme hérétiques toutes les doctrines contraires, comme celle du rétablissement final et celle de l’anéantissement des méchants.
On croit et on enseigne toujours que Jésus, après sa seconde venue et avant le jour du jugement final, régnera d’une manière visible sur la terre. Mais les croyances et les espérances millénaires tiennent peu de place dans la doctrine de l’Église et dans la piété du peuple : l’Église ne prétend-elle pas établir dès à présent le règne du Christ sur la terre, en faisant régner en son nom le pontife romain ? Cependant, à la date mémorable de l’an 1000, l’attente du retour et du règne de Jésus-Christ fut soudainement réveillée dans les âmes. Le fait a été contesté à tort en ces derniers temps par certains écrivains ultramontains. Il est attesté par des témoignages décisifs, que je n’ai pas à reproduire ici. Mais, à part cette époque exceptionnelle, on ne peut pas dire que l’attente du retour et du règne de Christ tienne une grande place dans les préoccupations religieuses au moyen âge.
Avant de quitter cette période et d’étudier l’histoire des dogmes depuis la Réformation, il ne sera pas inutile de résumer les résultats obtenus, et de montrer ce qu’était devenu le dogme chrétien, au terme de ce développement de quinze siècles.
Les résultats de ce long travail sont divers et complexes, mêlés de bien et de mal, de vérité et d’erreur. Rappelons d’abord que ce travail était nécessaire ; l’Église, en s’y livrant, obéit à un devoir impérieux et rendit au christianisme un grand service. Ne fallait-il pas affirmer la foi chrétienne, la déterminer avec précision et la justifier dans ses éléments essentiels et dans son unité, pour la maintenir au milieu des attaques dont elle était l’objet et l’empêcher de s’altérer et de se perdre ? Mais il faut reconnaître que, dans la fixation et la systématisation de la foi, l’Église ne sut pas toujours s’arrêter à temps. Elle ne se garda pas assez de l’intempérance théologique. Elle abusa des définitions et des formules, et il lui arriva d’étouffer et de défigurer la vérité qu’elle voulait protéger.
Si nous entrons dans le détail, et si nous essayons de faire en quelque sorte le bilan de la dogmatique ecclésiastique à la fin du moyen âge, nous serons amenés à y faire trois parts distinctes, à diviser en trois classes les doctrines professées par l’Église.
I. — Dans une première classe, nous rangerons les doctrines — et ce sont les plus importantes et les plus caractéristiques du christianisme — que l’Église affirme avec une grande énergie, et qu’elle a conservées intactes dans leur fond essentiel et leur signification religieuse, malgré les intempérances et les défectuosités des formules qui les expriment. C’est le cas pour la doctrine de la Trinité, exprimée dans le symbole Quicumque. Sans doute, on a dépassé l’Écriture, mais on ne l’a pas contredite. Le vase, quelque étrange et grossier qu’il soit, n’a pas altéré la liqueur qu’il est destiné à contenir. Le document est incompréhensible, choquant, et pousse jusqu’aux dernières limites l’audace de ses affirmations contradictoires ; mais y trouve le Dieu vivant. On sent palpiter la vie de l’infini, sous le rythme de ses formules lapidaires. On croit entendre l’éternel dialogue du Père et du Fils, auquel l’Esprit répond par un « Amen » éternel.
On peut en dire autant de la doctrine de la rédemption et de l’expiation. Ici encore, on a dépassé mais non pas défiguré la Bible, en affirmant la satisfaction nécessaire et infinie accomplie par le Dieu-homme, dont l’obéissance et les souffrances paient notre dette et nous rendent la faveur divine.
II — A côté de cette première classe de doctrines s’en rencontrent d’autres, dont les formules sont assez défectueuses pour compromettre et défigurer la vérité même que l’on veut maintenir contre toutes les attaques. Ainsi, la doctrine de l’incarnation, de la personne de Jésus-Christ ou de ses deux natures. Ici, le vase a gâté la liqueur. Les imperfections de la théologie ont dénaturé le fait religieux. En conservant au Verbe incarné toute la plénitude des attributs métaphysiques de la divinité, on a compromis la réalité de son humanité. Les attributs divins ont absorbé et dévoré les attributs humains ; l’homme, en Jésus, a été effacé par le Dieu. Jésus a cessé d’être notre frère pour s’absorber dans le sein du Père. Dès lors, il a cessé d’être le médiateur entre Dieu et les hommes. On ne voit plus en lui le Sauveur, mais le juge au visage sévère. On tremble devant lui. On n’ose pas aller à lui sans intermédiaire, sans intercesseur. L’abîme reste béant entre le ciel et la terre, et, pour le combler, on invente d’autres médiateurs, la Vierge, les saints, le prêtre, l’Église.
Il en est de même pour les doctrines du péché et de la grâce. On les retrouve sous une forme très accentuée dans les écrits de certains docteurs, comme Anselme et Thomas, qui font revivre la tradition augustinienne. Mais la dogmatique officielle a subi profondément les influences pélagiennes, qui ont fini par prévaloir dans l’Église, et ces doctrines ont perdu leur véritable sens et leur efficacité pratique. Le sentiment et la notion du péché se sont fort affaiblis. Le péché est trop exclusivement considéré comme un fait extérieur, un acte matériel, et pas assez comme un état et une puissance intérieure. On ne voit que les transgressions qu’on expie et qu’on répare ; on n’aperçoit plus la corruption du cœur, qui appelle une régénération intime et spirituelle. La notion et le sentiment de la grâce sont également affaiblis. La grâce cesse d’être vraiment la grâce, puisqu’elle doit être méritée et achetée par les bonnes œuvres et les pratiques ecclésiastiques.
III. — Enfin, il est une dernière classe de doctrines qui ont été entièrement dénaturées, jusqu’à devenir le contre-pied et la contradiction formelle de l’enseignement évangélique ; ainsi la doctrine de la justification et des moyens de salut, et celle de l’Église et des sacrements. Ici, ce n’est pas seulement la formule théologique qui est défectueuse ou erronée ; c’est l’affirmation religieuse elle-même qui n’est plus chrétienne. La doctrine du salut par les œuvres a remplacé celle du salut par la foi. Le salut n’est plus le don, mais la conquête de la grâce de Dieu. On le mérite par de bonnes œuvres, et, si les bonnes œuvres qu’on peut faire n’y suffisent pas, les œuvres surérogatoires des saints, qu’on se procure à prix d’argent, suppléent à ce qui manque.
La doctrine de l’Église n’est pas moins profondément altérée. L’Église, représentée par sa hiérarchie et son chef infaillible, a pris la place de Jésus-Christ. C’est elle qui est la véritable médiatrice entre Dieu et les hommes, la rédemptrice des pécheurs et la dispensatrice du salut. C’est elle qui tient les clefs du royaume des cieux. Elle ouvre, et personne ne ferme ; elle ferme, et personne n’ouvre. C’est elle qui est la dépositaire du pardon et des grâces divines, et elle les dispense aux fidèles aux conditions qu’il lui plaît d’établir. Investie de l’autorité de Dieu, elle parle et agit en son nom. Elle a qualité pour formuler des dogmes nouveaux, pour prescrire de nouveaux moyens de salut, pour instituer de nouveaux sacrements, pour interpréter les Écritures, pour suppléer à leur silence et même au besoin pour les contredire. L’Église, ainsi mise au-dessus de la Parole de Dieu, pouvait s’éloigner de l’Évangile, le défigurer et le démentir, sans avoir à redouter aucun contrôle, sans rencontrer aucune autorité qui se mît au travers de son chemin. Aussi doit-on s’étonner que, dans une telle situation, l’Église ne soit pas allée plus loin encore de la doctrine biblique qu’elle ne l’a fait.
En résumé, nous constatons, à la fin du moyen âge, ce phénomène étrange et contradictoire :
1° D’un côté, une dogmatique chrétienne et évangélique dans quelques-uns de ses points essentiels (Dieu, l’homme, le péché ; Jésus-Christ, sa personne et son œuvre). Tous les grands faits chrétiens sont là, affirmés, définis, formulés avec une précision rigoureuse et souvent excessive.
Mais ils sont pétrifiés dans ces formules ; ils y sont ensevelis comme dans un cercueil ; ils sont devenus une lettre morte.
2° D’un autre côté, une doctrine de l’appopriation du salut et des moyens de grâce contraire à l’Évangile, et qui constitue comme une seconde religion, greffée sur la première. C’est le principe juif et le principe païen substitués au principe chrétien, la loi au lieu de la grâce, la lettre au lieu de l’esprit, le rite au lieu du culte spirituel, le sacerdoce autoritaire et hiérarchique au lieu de la sacrificature universelle. C’est le sacrifice de la messe, ce sont les satisfactions des œuvres pies, les sacrements et les indulgences, au lieu des seuls mérites et de la seule grâce de Jésus-Christ, saisis directement et sans aucun intermédiaire par l’âme du croyant.
La contradiction est la même en ce qui concerne la Bible. Elle est honorée, vénérée et en quelque sorte déifiée. On la place sur l’autel comme un objet d’adoration, on la promène dans les processions publiques, on la met sur la tête et sur le cœur des prêtres et des évêques au moment de leur consécration. Mais elle demeure un livre fermé et scellé. Son autorité est méconnue et ses enseignements oubliés. On les remplace par l’autorité et les enseignements de l’Église. La Bible, enchaînée dans la bibliothèque du couvent d’Erfurth, est le frappant symbole de cette situation. La Parole de Dieu est liée, et c’est la parole de l’homme qui a pris sa place. L’Évangile est là, mais il est surchargé de traditions, de doctrines, de pratiques qui l’étouffent, le défigurent et l’annulent. Le trésor est toujours dans le champ ; mais il est profondément enfoui dans le sol, sous la poussière et les débris de toutes sortes, et il faut de longs efforts pour l’en retirer.
Que l’on songe à ces manuscrits antiques, sur lesquels des moines ignorants du moyen âge ont écrit la vie des saints ou les chroniques de leur couvent. La seconde écriture a recouvert la première et la rend illisible. Mais, grâce à certains procédés ingénieux, cette première écriture peut encore reparaître et redevenir lisible, et c’est ainsi qu’on a retrouvé la prose de Cicéron ou les vers de Virgile derrière le mauvais latin des moines. Eh bien ! le dogme ecclésiastique au moyen âge ressemble à ces palimpsestes. L’Évangile y a été recouvert par une doctrine de provenance humaine, qui en est souvent la contradiction formelle. Mais, derrière ces surcharges postérieures, on peut retrouver encore le texte primitif.
C’est ce qui explique qu’à travers les longues ténèbres du moyen âge, bien des âmes aient pu arriver jusqu’à l’Évangile, malgré tous les voiles dont il avait été enveloppé, et se soient attachées à Jésus-Christ et à sa parole, malgré tous les obstacles qui les séparaient de lui. Mais une Réforme était nécessaire. Il fallait renverser ces obstacles, déchirer ces voiles, qui étaient venus s’interposer entre les âmes et le Sauveur, remettre en honneur la Bible et la croix. Ce besoin fut de plus en plus senti dans l’Église, et les Réformateurs du xvie siècle ont eu de nombreux précurseurs, formant une chaîne presque ininterrompue, qui rattache la Réforme à l’Église primitive : Waldo, Wicleff, Savonarole, Jean Huss, pour ne parler que des plus illustres, s’accordant tous à revenir aux Saintes-Écritures, comme à la seule source vraiment pure de la foi. Et tous, ils trouvent dans les Écritures cette grande doctrine du salut gratuit, oubliée et méconnue depuis si longtemps par l’Église officielle.
C’est à cela aussi que revient l’œuvre des Réformateurs.