Et il leur dit : Allez dans tout le monde, prêchez l’Évangile à toute créature.
Qui doit travailler à l’évangélisation du monde ? « Les pasteurs, » répondent les uns ; « les missionnaires, » ajoutent les autres, et « les comités, » disent les plus zélés ; plus « vous-même, » crierons-nous à notre tour ; car le devoir d’annoncer l’Évangile pèse sur tous les chrétiens. Jésus, après avoir choisi ses douze apôtres, envoie encore soixante et dix autres disciples. Dans les lignes qui précèdent cet envoi, il appelle à l’accompagner un homme qui veut aller ensevelir son père, et il en réprimande un autre qui avant de le suivre demande seulement à prendre congé de sa famille. Un peu plus haut, dans le même chapitre, il accepte la collaboration même d’un étranger qui chasse les démons en son nom, bien qu’il ne marche pas avec ses apôtres. Enfin, les foules témoins de ses miracles vont d’elles-mêmes raconter de toutes parts les effets merveilleux de sa puissance. Oui, ceux que Jésus envoie et ceux qu’il n’envoie pas témoignent à l’envi, en allant tous annoncer l’Évangile, que le devoir, ou plutôt le privilège, en appartient à tous les croyants.
Et à le bien prendre, n’y aurait-il pas de la cruauté, lorsqu’on se trouve dans une voie de salut, à rester muet en présence de la foule qu’on voit à ses côtés dans une voie de perdition ? Quel bienfait plus grand peut-on rendre à son semblable que de sauver son âme ? Et quel bienfait coûte moins que de lever le doigt et d’ouvrir la bouche pour indiquer un chemin ? Pauvres et riches, ignorants et savants, ne peuvent-ils pas également raconter le bien que Jésus a fait à leurs cœurs, exhorter à lire le saint Volume dont ils ont eux-mêmes ressenti les douces influences ? Et si l’on s’estime faible prédicateur, ne trouvera-t-on pas toujours un auditoire à sa portée ? D’ailleurs si l’on ne peut parler, ne peut-on pas toujours tendre un livre, un traité, s’employer de mille manières qui, pour être plus humbles, n’en sont pas moins efficaces ? Oui certes, et il n’est pas besoin d’insister sur des vérités si resplendissantes d’évidence.
Au lieu de déployer cette activité personnelle, que font la plupart des chrétiens pour l’évangélisation ? Le voici : ils donnent de l’argent. Certes ils font bien en cela ; mais ils pourraient faire beaucoup mieux, et, tout en continuant leur offrande, donner encore leur temps, leur influence, leur activité, enfin leur personne. La culture de l’Évangile dans les cœurs est à la fois si précieuse et si variée, elle s’approprie si bien à toutes les saisons et à tous les terrains, que sur le plus petit champ de travail elle peut au besoin absorber dix et vingt ouvriers. Il suffit pour cela de descendre de l’évangélisation des masses à l’évangélisation des individus. Une seule plante qui produit la vie éternelle vaut bien la peine d’être cultivée. Mais, hélas ! que de terrain en friche autour de nous ! Que d’ouvriers qui dorment sur le sol ! Combien sont rares les groupes de travailleurs ! Dans la plupart de nos églises on se contente de parler des société religieuses, de lire leurs rapports, de former des souhaits ; mais songer à les imiter, mais à leur donner un concours, non point. Ce n’est pas notre affaire, dit-on ; c’est l’affaire des comités. – Mais de qui ces comités tiennent-ils leur mission ? de leur zèle. Pourquoi votre zèle ne vous donnerait-il pas la même mission ? Vous n’avez, dites-vous, ni les talents ni l’influence de ces hommes, soit ; mais on ne vous demande pas non plus de faire autant. Ceux-ci portent leur action sur le monde entier, ceux-là sur un continent, d’autres sur leur patrie, d’autres sur leur département, leur ville ; pourquoi ne porteriez-vous pas la vôtre sur votre bourg ou votre hameau ? Les âmes immortelles sont-elles moins précieuses là qu’ailleurs ? Quelqu’un est-il mieux placé que vous pour agir sur le point où vous êtes ? Attendez-vous que tel comité lointain vous envoie un missionnaire, quand vous et vos voisins pourriez en remplir le rôle ? Et si vous ne le pouvez pas vous-même, pourquoi ne vous uniriez-vous pas pour en donner la mission à un homme libre et qualifié ? Comprenez-vous quelle immense action les chrétiens auraient dans notre patrie si tous prenaient ainsi la tâche de l’évangélisation à leur charge personnelle, et comme ce levain mis sur tous les points de la pâte en ferait vite lever la masse ? Ah ! quand on pense à tout ce qui pourrait se faire et qui ne se fait pas, on se demande avec tristesse si tant d’hommes qui se nomment évangéliques le sont autrement que de nom !
Que faut-il donc faire ? diront quelques-uns. Je ne puis vous répondre en vue de votre position sociale ; mais je crois que si vous voulez bien chercher, vous trouverez vous-mêmes quel genre d’activité chrétienne vous convient, sans que vous ayez besoin de suspendre vos travaux habituels, ni de quitter votre maison. Si vous ne pouvez prendre une décision seuls, unissez-vous à quelques frères pour méditer en commun, et soyez certains qu’avant peu le Seigneur vous enverra sa réponse. A l’un il dira : « Tu peux distribuer des traités religieux ; » à l’autre : « Tu peux tenir un dépôt de bons livres ; » à un troisième : « Tu peux placer des Bibles ; » à celui-ci : « Collecte pour cette institution chrétienne ; » à celui-là : « Rassemble des voisins pour leur faire une utile lecture ; entretiens avec des amis un colporteur chrétien ; fonde une bibliothèque populaire ; fais circuler, à défaut de plus, de simples feuilles de maison en maison. » Oh ! ce n’est pas l’ouvrage qui manque, ce sont les ouvriers. Christ l’a dit : « La moisson est blanche ; mais où sont les moissonneurs ? »
Si l’œuvre est si grande, d’où vient qu’elle est tant négligée ? C’est qu’on manque de foi. On veut bien croire que nos missionnaires ont des succès auprès des populations sauvages ; que nos évangélistes se font écouter avec plaisir des catholiques romains, à l’autre bout du royaume ou dans la ville voisine ; mais que de tels résultats soient possibles dans notre propre localité, sur tel ou tel homme de notre connaissance, par notre propre instrumentalité, c’est ce qui nous semble impossible, et, sous prétexte d’insuffisance, nous déclinons le devoir ; en indiquant de loin l’obstacle, nous estimons l’avoir démontré infranchissable. D’ailleurs, où trouver les ressources nécessaires ? « Si nous allions commencer sans pouvoir continuer ! nous disons-nous tout bas ; ensuite, que d’oppositions nous risquons de soulever autour de nous, même de la part de ceux à qui nous chercherons à être utiles ! Enfin, toute la responsabilité pèsera sur nos propres personnes, et un jour peut-être serons-nous couverts de confusion et de dettes pour l’œuvre du Seigneur. »
Ce dernier mot vient de répondre à toutes les objections. Si vous avez de la foi, et si c’est bien l’œuvre du Seigneur que vous avez en perspective, il est impossible que le Seigneur la laisse périr entre vos mains. Dites plutôt que vous croyez travailler seul ; dites encore que votre conscience vous reproche de contempler cette œuvre plus dans ses rapports avec votre propre gloire qu’avec la gloire de Dieu, et alors nous comprendrons vos craintes, votre inaction et votre désir de marcher par la vue, et non par la foi.
Cependant, pour éviter un écueil n’allons pas tomber dans un autre, et afin de connaître celui-ci, portons nos regards sur les navigateurs évangéliques qui s’y trouvent échoués.
On a fait dans le monde chrétien un étrange abus de ces mots : « Marcher par la foi. » Sans doute une telle marche est selon l’Évangile ; sans doute, lorsque Dieu trace clairement devant nous un chemin dont nous ne pouvons nous écarter sans infidélité, nous devons nous y tenir, quoi qu’il en coûte de fatigue à nos pieds, bien que nous soyons sans bâton et sans provision pour la route, sachant que l’ouvrier est digne de son salaire, et qu’étant les ouvriers de Dieu, nous pouvons attendre de lui des secours indispensables à une œuvre qui est sienne. Mais, nous le demandons à tous ceux qui se vantent de marcher par la foi, est-ce bien là leur cas ? La route qu’ils se sont tracée leur a-t-elle été réellement imposée par Dieu ? Cette route, peut-être difficile, n’a-t-elle pas été choisie par eux-mêmes, parce qu’à certains égards elle était selon leur goût, et surtout parce que sur le but qui la terminait était posée l’idole de leur propre vanité à côté et au-dessus de la gloire de Dieu ? Parlons sans figure.
Un chrétien se sentant quelque activité a voulu l’employer dans une carrière qui ne fût ni trop étroite ni trop obscure. Il aurait pu, proportionnant son travail à ses forces, agir seul, sans dépenses, dans sa petite sphère, à la grande œuvre de Dieu. Mais non ; il lui a fallu quelque chose de plus vaste, de plus élevé ; et dès lors, sans se demander s’il trouvera des bourses ouvertes pour réaliser ses projets, il s’est mis à chercher autour de lui ce qu’il pourrait créer par lui-même et soutenir par d’autres. Arguant de l’excellence de l’œuvre plus que de sa nécessité, comptant sur le concours d’autrui, qu’en aucun cas ses propres sacrifices n’auraient pu remplacer, il a ouvert la tranchée, jeté les fondements, commencé la tour, sans pouvoir l’achever, et alors, avec des accents de détresse, il a crié de toutes parts : « Venez à mon secours, c’est par la foi que j’ai marché. » N’était-ce pas plutôt avec témérité ?
Une autre fois, plusieurs frères se sont réunis pour créer une œuvre utile, qui d’abord a prospéré, parce qu’elle avait été entreprise dans un esprit de dévouement. Mais le succès a enhardi ; on a voulu joindre une seconde œuvre à la première, non qu’il y eût beaucoup d’analogie entre les deux, mais afin d’accroître l’intérêt par la nouveauté. Sans trop se demander si cet agrandissement était selon la prudence chrétienne, on l’a décidé, maintenu, et les secours ne sont pas arrivés. Alors on s’est effrayé, on s’est plaint d’un public abandonnant des frères qui avaient marché par la foi, ou plutôt qui avaient devancé Dieu lui-même.
Inutile sans doute d’entrer dans plus de détails ; un homme n’a pas besoin d’entendre distinctement toutes les lettres de son nom pour comprendre que c’est lui qu’on appelle et pour retourner la tête. Nous supplions donc ceux qui se sont plus ou moins reconnus de rentrer en eux-mêmes et de se demander si c’est là marcher par la foi ou tenter le Seigneur. Qu’ils examinent si c’est l’œuvre de Dieu ou la leur propre qu’ils ont à cœur ; qu’ils se demandent si ce ne serait pas parce que Celui à qui appartiennent l’or et l’argent en juge ainsi qu’il les prive des secours nécessaires, et peut-être arriveront-ils à se réformer, eux et leurs travaux, de manière à rouvrir les trésors des bénédictions célestes.
Avant de terminer, nous voudrions poser un critérium auquel il fût facile de reconnaître la différence qui existe entre marcher par la foi et tenter le Seigneur. Nous allons l’essayer.
Il y a plus d’un siècle que quelques missionnaires moraves partirent, sans autres ressources que leurs bras, pour évangéliser le Groenland. Arrivés sur cette terre aride, ils durent travailler pour vivre ; ils le firent, parce qu’ils voulaient vivre pour évangéliser. Mais le succès ne répondit pas à leurs efforts. Les sauvages, loin de les écouter, se moquèrent d’eux, leur refusèrent les plus petits services, et en retirèrent égoïstement tout ce qu’ils purent de biens et de sciences temporels. Pendant quatorze ans, ces missionnaires prêchèrent dans le désert. Ils ne convertirent pas une âme, et cependant ils restèrent là, continuant courageusement leur évangélisation ! Voilà ce que nous appelons « marcher par la foi ; » aussi, cette œuvre fut-elle bénie, et de nombreux Groënlandais gagnés à l’Évangile.
Quelle différence essentielle y a-t-il donc entre cette persévérance et celle des œuvres en souffrance dont nous parlions tout à l’heure ? C’est que dans celle-ci, pour se soutenir dans leur attente, les missionnaires en appelaient à eux-mêmes, à leurs efforts, à leurs sacrifices, et qu’ils se bornaient à entreprendre ce qu’eux-mêmes pouvaient accomplir ; tandis que dans les œuvres ci-dessus mentionnées, c’est sur les autres et leurs sacrifices que comptent leurs fondateurs.
Quand donc, pour le bien de vos frères, pour la gloire de Dieu, vous persévérerez dans une voie difficile, ne comptant que sur vous, alors vous marcherez véritablement par la foi, et Dieu ne vous manquera pas. Mais si vous comptez, pour accomplir vos travaux, sur des bras étrangers, dans ce cas vous tentez le Seigneur, et vous risquez bien de succomber avec vos appuis.
Sans doute nous ne prétendons pas que chacun doive s’isoler et travailler seul selon ses ressources : il y a longtemps qu’on a reconnu que l’union fait la force. Mais ce que nous voudrions, c’est qu’en présence d’un danger on cherchât à l’éviter lorsqu’on est en compagnie de ses frères, ou, si l’on croit devoir l’affronter, qu’on s’élançât seul à sa rencontre. Ne demandons pas aux autres plus que nous ne sommes disposés à faire nous-mêmes, et surtout ne cherchons pas notre satisfaction propre dans des travaux que nous disons avoir commencés et poursuivis uniquement pour la gloire de Dieu.
Voilà donc les deux écueils entre lesquels nous devons conduire la barque qui porte le Sauveur : un manque de foi d’une part, une présomption téméraire de l’autre, une défiance de Dieu et une tentation du Seigneur. Une telle navigation est difficile, et toutefois nous dirons à tous : « Courage, persévérance, prière. Ces difficultés sont en vous ; il dépend donc de vous de les faire disparaître. Veillez sur votre cœur, en travaillant de vos mains ; alors Dieu purifiera vos intentions douteuses, comme il bénira vos travaux chrétiens. » – A l’œuvre, chers frères ; jamais les circonstances ne furent plus favorables dans nos campagnes, où tout un peuple, fatigué de ses superstitions, se tourne vers vous et vous demande ce qu’il faut faire et croire. Il n’y a plus devant vous, apôtres de la vérité, les bûchers de la primitive Église, les dragonnades de la réformation ; il n’y reste qu’une nation bienveillante pour votre Eglise, vous demandant vos temples et vos pasteurs. A l’œuvre, chers frères ; les circonstances ne furent jamais si sérieuses dans nos villes, où des masses incrédules, avides de jouissances et sentant la force de leurs bras, s’ébranlent déjà pour bouleverser la société, au risque de s’ensevelir sous ses ruines, n’ayant rien à perdre et tout à gagner. Ouvrez à ces hommes les trésors de la foi pour y puiser la paix de la conscience, l’amour de leurs frères et l’assurance du salut, sources du vrai bonheur pour cette terre et pour les cieux.