Leibnitz (1646-1716)[a], est le premier Allemand qui ait conçu dans les temps modernes un système philosophique complet et original. Jusqu’à lui la philosophie d’Aristote, ou plutôt ce qui passait pour tel, c’est-à-dire la logique et l’ontologie, avait été l’unique arsenal, dans lequel étaient venues également puiser les deux scolastiques protestante et catholique. Cette méthode était excellente pour présenter sous forme de syllogismes rigoureux les opinions reçues, mais elle ne pouvait ni développer des opinions originales, ni servir d’instrument fidèle et utile aux idées répandues par la Réforme au sein de l’humanité. Comme nous l’avons constaté, les théosophes et les mystiques du seizième et du dix-septième siècle furent sur bien des points les précurseurs de la philosophie moderne, mais s’ils avaient un grand fonds d’idées, qui faisaient défaut à la méthode scolastique, ils ne tenaient, par contre, aucun compte de la méthode et de la forme philosophiques, et avaient recours de préférence à des développements aussi fantastiques que mystérieux.
[a] Opera omnia, édition Dutens. Genève, 1768, 6 vol., en particulier les deux premiers.
La philosophie de Leibnitz nous offre une mine inépuisable d’idées nouvelles et profondes, présentées non point avec un ensemble systématique et complet, mais sous forme de monographies distinctes, et sans autre lien entre elles que sa pensée intime, qu’il n’a pas su présenter d’une manière synthétique. Il n’en a pas moins établi les bases d’une véritable méthode philosophique. La clarté et l’évidence sont à ses yeux les deux caractères distinctifs du vrai. C’est ce qu’il établit au moyen du critère de la contradiction ; tout principe essentiellement vrai ne doit point se contredire, mais posséder en lui-même la possibilité d’entrer naturellement et nécessairement dans l’ensemble d’un monde organisé sur un plan providentiel et sage.
L’esprit harmonique et spéculatif de Leibnitz ne pouvait qu’être froissé par le dualisme de Pierre Bayle, dont le scepticisme avait fait disparaître toute science et toute vérité dans la confusion de contradictions inextricables. C’est Bayle qu’il avait surtout en vue, en rédigeant son ouvrage le plus important et le plus connu, son essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, ouvrage dans lequel il expose avec détails sa propre théorie sur les rapports entre la philosophie et la théologie.
La conception la plus originale de Leibnitz est sa théorie des monades, dans laquelle il reprend l’idée, que Böhme se faisait de l’homme comme d’un monde en miniature, et qui se rattache d’ailleurs au principe fondamental du protestantisme. Il envisage, en effet, les monades comme des centres individuels, et gradués à l’infini, de vie et d’esprit, comme des êtres substantiels et des forces indépendantes, qui possèdent tout ensemble l’étendue et la pensée. Aux atomes du matérialisme il oppose une dynamique vivante et harmonique. Le panthéisme de substance de Spinosa ne voit dans chaque être isolé qu’un mode particulier de Dieu ; Leibnitz le réfute en établissant que les monades ont chacune une force intrinsèque et indépendante, qu’elles sont des substances impérissables et qui tirent leur vie d’elles-mêmes, que chacune d’elles possède un mode d’action indépendant des autres, mais que toutes constituent, grâce à l’harmonie préétablie, une unité pleine d’harmonie et de grandeur.
Il veut, enfin, s’élever au-dessus du dualisme établi par Descartes entre la matière, conçue comme une masse inerte et soumise aux seules lois de la mécanique, et l’intelligence. Pour y parvenir il cherche à démontrer que tout dans l’univers, même dans les forces composées, consiste en monades distinctes et diverses, qui se rattachent à trois groupes principaux, dont la différence repose sur le mélange plus ou moins complet d’éléments actifs et passifs qu’ils renferment. Toutes les monades en soi sont des intelligences, et constituent même chacune un monde mû par son principe de vie intérieur et indépendant ; toutefois les unes ne possèdent que la sensation, et Leibnitz les appelle les monades ou entéléchies rêveuses ; d’autres jouissent de l’aperception et de la conscience, ce sont les âmes qui deviennent esprit, quand elles s’élèvent jusqu’au sentiment des vérités éternelles et de la raison nécessaire, et qu’en elles la puissance de l’être raisonnable se rapproche toujours plus de l’action. Dieu, monade centrale de l’univers, est tout action, et il n’existe en lui aucune puissance inachevée ou inactive. Dans l’harmonie hiérarchique des monades, dont chaque série supérieure devient pour ainsi dire l’âme des monades inférieures, la monade centrale, raisonnable et consciente, gouverne le monde avec sagesse et se propose le bien comme but de son développement.
[Leibnitz a défendu avec beaucoup d’énergie sa théorie des forces éternelles, qui ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais qui appartiennent à son essence (voir son traité De fato dans Trendelenburgs Beitrægen, 2, 1855, p. 108) ; il a relié trop étroitement la liberté de la volonté aux lois nécessaires de l’intelligence, et n’a laissé de place dans son système ni pour la liberté divine ni pour la liberté humaine.]
Bayle objecte qu’il y a du mal dans le monde, et voici comment Leibnitz lui répond. En ce qui concerne le mal métaphysique, c’est-à-dire le fini et la limite, c’est cette limite qui rend le monde actuel possible. Si tout était activité dans le monde, il n’y aurait plus que Dieu, et les créatures ne sauraient exister. Les maux physiques rentrent dans l’ordre de la nature, et contribuent d’une manière positive aussi bien que négative aux progrès du bien ; le mal moral enfin se rattache aux limites mêmes imposées à la créature. La difficulté d’admettre le concours de Dieu dans l’apparition du mal moral n’existe plus pour ceux qui admettent, en professant l’optimisme, que Dieu a choisi le meilleur des mondes possible. Dans l’idée de ce meilleur des mondes, Dieu vit que l’imperfection naturelle et nécessaire des hommes les faisait pencher du côté du mal et du péché, et il opposa à cet ensemble de maux une série de mesures salutaires, compatibles avec la perfection de l’univers.
[Théodicée, II, §§ 167-209. Le bien métaphysique, auquel se rattachent toutes les autres catégories du bien, a lui aussi, sa limite. Bonum metaphysicum, omne est causa, cur dandus aliquando locus sit malo physico maloque moralis. La limite, ou imperfection originelle de la créature, est la source du péché, sans que pourtant la volonté mauvaise soit attachée à cette imperfection. Cent années plus tôt cette négation implicite de la liberté morale de choix n’aurait causé que peu de scandale.]
Leibnitz se montre animé des dispositions les plus favorables à l’égard de la théologie. Il pose le principe que la raison peut tirer de son propre fonds quelques-unes des vérités fondamentales, mais admet en même temps que Dieu peut enseigner aux hommes par la voie des révélations surnaturelles les vérités qu’il juge nécessaires. Il se borne à maintenir son axiome favori, que deux vérités ne sauraient se contredire[b]. La théodicée de Leibnitz fut généralement accueillie avec faveur, mais ses idées particulières rencontrèrent peu de partisans. Les nombreuses tentatives qu’il fit en faveur de l’union entre tes protestants et les catholiques, et plus tard entre les réformés et les luthériens, n’aboutirent à aucun résultat sérieux, et contribuèrent plutôt au discrédit de son système.
[b] Il s’engagea, dans sa Théologie révélée, à démontrer, non pas la vérité, mais la possibilité des mystères de la Trinité, de l’incarnation et de l’eucharistie.
[Leibnitz croyait à la possibilité d’une union entre les protestants et les catholiques, à la condition que le pape suspendit à l’égard des protestants l’effet des décisions du concile de Trente, jusqu’à ce qu’un accord eût été conclu entre les deux partis. Il engagea sur ce point des négociations très actives avec Molanus, abbé de Loccum, mort en 1722. Il énuméra dans son Systema theologicæ les points de la dogmatique catholique qu’il croyait acceptables pour les protestants. Cet écrit n’est point, comme l’ont affirmé les catholiques, la confession de foi personnelle de Leibnitz, mais le simple canevas de son projet d’union. Il comprit bientôt l’inutilité de ses tentatives, et se montra de plus en plus ferme dans l’affirmation de son protestantisme, malgré les nombreuses démarches des théologiens catholiques pour le gagner à leur cause. Leibnitz chercha vers la fin de sa vie à entrer en relation avec Spener, pour essayer de réaliser avec son concours l’union des diverses communions évangéliques, mais celui-ci lui démontra l’inopportunité d’une semblable tentative.]
La philosophie de Leibnitz ne doit les progrès rapides qu’elle fit plus tard en Allemagne qu’à la forme systématique et rigoureuse que lui a imprimée Christian Wolff. Wolff (1679-1754 ; professeur à Halle depuis 1706, établi à Marbourg depuis son expulsion de Halle en 1723, revenu à Halle en 1740) appliqua aux idées de Leibnitz la méthode mathématique, que lui avait enseignée son maître Tzschirnhausen, et aspira à imprimer aux principes philosophiques la précision des sciences exactes. Nous avons de la peine à comprendre aujourd’hui l’enthousiasme qu’il excita au sein de la jeunesse universitaire, et nous sommes d’autant plus en droit d’être surpris, que ce n’était pas un esprit original, et qu’il a si bien noyé les grandes idées de Leibnitz dans son exposition raide et pédante, qu’on a souvent de la peine à les reconnaître. La dynamique vivante de Leibnitz se transforme chez Wolff en un véritable fatalisme déiste[c].
[c] Il ne conserva, outre la logique de Leibnitz, que ses dogmes du meilleur monde possible et de l’enchaînement éternel et inébranlable de l’univers.
Du reste les théologiens accueillirent au début avec répugnance la philosophie de Wolff. Les piétistes surtout lui opposèrent une résistance énergique. Joachim Lange le fit expulser de Halle en 1723 ; J.-J. Rambach, Weismann, Löscher, Walch, Pfaff, Mosheim lui-même se montrèrent hostiles, parce qu’ils redoutaient que l’émancipation de la raison, proclamée par Wolff, ne paralysât dans les âmes le sentiment religieux, et ne les détournât de la foi.
[Löscher (voir Engelhardt, Loscher, 1856), reprochait à la théorie du meilleur d’entre des mondes qui sont tous mauvais, de transformer le mal en une nécessité, et de supprimer toute possibilité d’un état d’innocence première et de perfection suprême. On ne saurait considérer le mal comme une simple limite, ou comme une forme imparfaite du bien. Löscher et Lange trouvaient trop relâché le lien entre le principe moral de la philosophie et la religion. Wolff exposait le principe de la perfection comme moyen d’arriver au bonheur sous une forme, qui permettait à la raison de discerner elle-même le bien, auquel nous devons nous soumettre. Son exposition du principe des vérités éternelles et rationnelles, qui tirent leur raison d’être d’elles-mêmes, permettait à l’athée de vouloir et de pouvoir accomplir le bien absolu en sa qualité d’être raisonnable. Löscher et Lange répondaient que c’était ôter à la loi morale toute base objective, en la séparant de son auteur et de sa source, qui est Dieu. Nous devons, disaient-ils, obéir à Dieu, quand même nous n’aurions aucune notion de notre perfection idéale. Dieu ne donne pas un commandement, parce qu’il renferme le bien, mais le commandement est bon par le fait qu’il procède de Dieu. Moins perspicaces que Calixte, ils croyaient devoir accentuer contre cette conception des idées éternelles le caractère positif et formel de la loi morale. Ch.-A. Crusius et Reuss montrèrent dans cette circonstance plus de prudence et d’habileté que Löscher et Lange, en rattachant la conscience, commune à tous les hommes, au Dieu vivant qui se révèle à l’homme intérieur, et le christianisme à la conscience. Du reste Wolff assigne, lui aussi, un caractère divin à la loi morale. Dieu a créé la raison humaine à l’image de sa propre raison, et la laisse se développer librement d’après ses propres lois. — Les théologiens eurent, du reste, tous plus ou moins le pressentiment vrai qu’un formalisme aussi sec et aussi rigide enlevait à la religion son parfum, et son élan vers la liberté ; ils comprirent que la méthode mathématique de Wolff renfermait des principes fatalistes, transformait le monde en une machine immense et aveugle, et ne laissait aucune prise à l’action vivante de la Providence. La méthode de Wolff habitua les esprits à réclamer en tout des démonstrations et des raisonnements, à appliquer aux mystères de la religion la pierre de touche de la loi de la suffisance, et à les repousser comme indémontrables et ne rentrant pas dans le cadre de la nature. Cet ordre d’idées ne pouvait être que compromettant et dangereux pour une école théologique, qui voyait dans le christianisme bien moins la révélation de vérités cachées jusqu’alors à la faiblesse de l’intelligence humaine, que des vérités voilées, que la foi devait accepter en aveugle par respect pour l’autorité absolue de la parole sainte et de l’Église.]
D’un autre côté, l’orthodoxie officielle était fortement ébranlée, et avait perdu une grande partie de son autorité sur les esprits depuis l’apparition du piétisme, bien qu’on persistât à adopter la foi traditionnelle, pourvu qu’elle avançât quelques arguments spécieux en sa faveur. La philosophie de Wolff répondait parfaitement à cette tendance générale des esprits. Elle promettait, en effet, d’asseoir le dogme chrétien sur une base nouvelle et solide, en opposant à tous les doutes et à toutes les attaques sa possibilité rationnelle. Il est vrai que, dans l’esprit de Wolff, la démonstration de la possibilité d’un fait (c’est-à-dire l’affranchissement des contradictions intérieures qui le rendraient impossible) est déjà par elle-même un critère de la vérité, la démonstration que le principe que l’on expose est un fait objectif, et non pas une opinion individuelle. On n’en était plus à redouter pour la vérité un appui aussi compromettant, et l’on estimait que, plus on disposait d’arguments, plus la vérité du dogme serait établie avec évidence. L’argumentation rationnelle devait venir en aide à la certitude religieuse ébranlée, et l’on doit reconnaître que Wolff a, comme il s’en vantait lui-même, appris aux Allemands à penser[d].
[d] Wolff, Theologia naturalis, 2 pp., 1736. Philosophia practica universalis, 20, 1738. Philosophia moralis, seu ethica, 4 vol., 1730. Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, auch allea Dingen überhaupt, 1720. Theologia christiana, version allemande en 1739.
Vers 1730, grâce à Canz et Bülfinger[e], les théologiens firent à la philosophie de Wolff un accueil plus favorable. Ils espéraient, en effet, trouver dans cette philosophie nouvelle un puissant auxiliaire contre les attaques redoublées de l’incrédulité en Angleterre et en France, et gagner même à la cause de l’Évangile ses plus ardents adversaires.
[e] Canz, Philosophiæ Leibnitianæ et Wolfianæ usus in theologia, 2 vol. Lipsiæ, 1728. Compendium theologiæ purioris, 1752.
Nous pouvons citer parmi les disciples supranaturalistes de Wolff Büttner, Carpov, Reinbeck, Reusch, Ribov, Schubert, et le plus distingué des théologiens de cette période, Baumgarten, qui professait à Halle devant un auditoire aussi nombreux que sympathique. Ces théologiens cherchèrent, par l’union des principes de Wolff adoucis et des thèses de l’orthodoxie mitigées à réconcilier la théologie avec la philosophie, et cet exemple a été suivi par un grand nombre de professeurs jusque dans les premières années du dix-neuvième siècle.
[Büttner, Cursus theologiæ revelatæ, omnes cœlestis doctrinæ partes ex sancta Scriptura haustæ complectens, 1746. J. Carpov, Œconomia salutis Novi Testamenti, etc., t. IV, 1753,1754. J.-G. Reinbeck, Betrachtungen über die in der Augsburger Confession enthaltene und damit verknüpfte göttliche Wahrheiten, welche theils aus vernünftigen Gründen, allesammt aber aus der heiligen Schrift hergeleitet, und zur Uebung in der wahren Gottseligkeit angewendet werden. Berlin, 1731-41, 4 parties, les cinq suivantes de Canz, 1743-47. Reusch, Introductio in theologiam revelatam. Iéna, 1744. (Reusch est un esprit net, précis et spéculatif.) G.-H. Ribov, Institutiones theologiæ dogmaticæ. Gött., 1741, preuve que la vérité révélée ne saurait être démontrée par la raison. J.-J. Schubert, Introductio in theologiam revelatam et Compendium theologiæ dogmaticæ. Helmstedt, 1760. Reinbeck veut tirer le principe de la Trinité de l’idée du souverain bien, qui est en Dieu, et que Dieu veut communiquer aux siens d’une manière absolue. L’unité divine renferme ainsi en principe la pluralité. Büttner, lui, tire le dogme de la Trinité de celui de la rédemption ; il doit y avoir une personne divine qui accomplit, et une personne divine qui accepte, l’acte de l’expiation. Reusch établit que la Trinité correspond à trois ordres de pensée en Dieu, ceux du nécessaire, du possible, du réel. Canz, Carpov, Reusch tirent la nécessité de la révélation de la nécessité de la satisfaction ; c’est d’elle aussi qu’ils font découler la nécessité pour le rédempteur d’être un Homme-Dieu. — On conclut à la vérité de la révélation divine, du fait qu’elle proclamait la rédemption. Büttner cherche à légitimer le dogme du péché originel par l’hypothèse de la préexistence des âmes. Du reste les théologiens orthodoxes, demeurés hostiles à Wolff, entendaient la liberté humaine dans un sens si large, qu’il aurait été repoussé par le seizième siècle comme une hérésie. Ils transformèrent le péché originel en un germe de maladie, que l’adhésion de la volonté individuelle peut seule transformer en un péché actuel. Les luthériens demeurèrent séparés des réformés, non plus sur les questions de la personne de Christ et des sacrements, mais sur le dogme de la prédestination, qui n’avait à l’origine provoqué aucune controverse, et qui d’ailleurs tombait de plus en plus en discrédit au sein des Églises réformées. S.-J. Baumgarten, Evangelische Glaubenslehre, 3 vol. 4o. Edition Semler, 1759. Nous retrouvons l’influence des idées de Wolff dans les écrits des supranaturalistes, tels que Reinhard et Storr, et surtout dans ceux des rationalistes, comme Eckermann, Röhr et Wegscheider.]
Il nous sera facile de résumer en quelques traits le supranaturalisme de l’école de Wolff. Il envisage la religion comme un mode particulier d’honorer Dieu et de le connaître, comme une activité spéciale de la volonté et de l’intelligence, comme la résultante de nos connaissances théoriques et morales, mais non plus comme une puissance indépendante de l’âme. Le caractère du témoignage du Saint-Esprit est profondément altéré, le nom lui-même disparaît pour faire place à la démonstration logique. L’idée primitive de ce témoignage fut envisagée par le rationalisme froid et sec de cette période comme une conception enthousiaste et sectaire. Less et Baumgarten[f] estiment indigne de la majesté divine un contact si immédiat avec l’humanité. Le dix-septième siècle avait déjà exposé quelques critères internes et externes à côté, et au-dessous, du témoignage que l’Écriture sainte se rend à elle-même par la puissance du Saint-Esprit qui rayonne en elle. Nous pouvons ranger dans cette catégorie des preuves de second ordre l’efficace de la parole sainte pour consoler et pour sanctifier les âmes.
[f] Lire Klaiber, Die Lehre der altprotestantischen Dogmatiker von dem Testimonium spiritus sancti, und ihre dogmatische Bedeutung ; Jahrbücher für deutsche Theologie, II, 1-54. Less Christliche Religionstheorie oder Versuch einer praktischen Dogmatik. Göttingen, 1779.
Vers 1730, on ne se contenta pas de reconnaître que la vérité divine du contenu des livres saints n’implique pas la divinité de sa forme ; on en vint à séparer, à la manière de Pajon, l’expérience de la foi de l’action vivante du Saint-Esprit, que l’on commença à considérer comme une opinion obscure et étrange. Tout en rejetant l’argumentation principale, on chercha néanmoins à développer tes arguments secondaires. On mit l’accent sur l’expérience, fruit des études personnelles de chaque fidèle, qui lui permettaient de comprendre et d’admirer la puissance consolante de l’Écriture, et sur l’accord des livres saints avec les instincts intimes de l’homme et avec le bon sens. C’est dans les progrès que nous accomplissons dans la voie de la sanctification et de l’expérience, et dans l’action que les enseignements de l’Écriture exercent sur notre vie intellectuelle et morale, que nous devons puiser notre foi en l’origine divine de la Bible et en la divinité du christianisme.
Quelle que soit, toutefois, la puissance de cette expérience intime, on ne saurait contester que les mêmes effets peuvent être produits par d’autres causes ; de plus, cet argument ne peut arriver à établir la part qui revient à la Bible elle-même. Aussi fut-on bien forcé de reconnaître que l’argument tiré de l’expérience fait naître la probabilité, et non pas la certitude, et que la connaissance tirée de l’étude personnelle de l’Écriture (et avec les seules lumières de la raison), est le plus souvent imparfaite et entraîne comme conséquence l’imperfection de la sanctification.
Aussi cette théologie de l’expérience laisse-t-elle tomber dans l’oubli les dogmes évangéliques de la certitude du salut et du pardon des péchés précédant la sanctification parfaite. Il est facile, dès lors, de comprendre qu’une école, qui en était réduite à l’argument faible et précaire de la vraisemblance, se soit empressée de chercher une base pins objective de la divinité de l’Écriture sainte et une argumentation rationnelle et serrée en faveur de la vérité du christianisme. Ses théologiens eurent recours soit à la méthode rationnelle, soit à la méthode historique. Les supranaturalistes disciples de Wolff adoptèrent la première, et la seconde fut employée par l’école éclectique et plus moderne, dite la première école de Tubingue, c’est-à-dire par Storr, Süskind, Flatt, etc.
Le supranaturalisme wolffien puise ses arguments dans la théodicée de la raison naturelle et dans les attributs divins, justice, sainteté et amour, que celle-ci nous fait connaître. Il en conclut dans le dogme du péché à la nécessité d’une révélation de l’amour rédempteur, il établit la possibilité et la légitimité logique d’une révélation surnaturelle et les caractères principaux qu’elle doit présenter pour se légitimer aux yeux de la raison humaine. Il assigne parmi ces critères une place importante aux mystères, c’est-à-dire aux vérités inaccessibles à la seule raison et obscures pour la foi elle-même, Tous ces critères, ajoute-t-il, se retrouvent dans l’Écriture sainte, source unique et autorisée des vérités fondamentales du christianisme.
Cette argumentation prête le flanc à deux critiques graves, et l’on peut lui reprocher d’appuyer ses critères sur le témoignage d’une raison languissante et malade, dont le concours lui est pourtant nécessaire pour établir l’autorité des saintes Écritures. Storr et ses disciples, pour parer à ces inconvénients sérieux, ne veulent recourir dans leur argumentation qu’à la méthode historique pure. Voici par quel enchaînement d’idées et de raisonnements l’école historique cherche à s’élever de la crédibilité humaine des saintes Écritures à leur crédibilité divine. Les apôtres et leurs disciples ont composé les écrits canoniques du Nouveau Testament dans la forme sous laquelle ils sont parvenus jusqu’à nous. Cet ensemble de preuves embrasse les questions d’authenticité et d’intégrité. Ces écrits sont dignes de foi, car les apôtres pouvaient, voulaient et devaient dire la vérité. Ils nous racontent la sainteté parfaite et les miracles de Christ, qui confirment dans leur ensemble la vérité absolue de ses affirmations et la divinité de sa mission. Parmi les nombreuses promesses que le Christ a faites à ses disciples, nous retrouvons celle de l’inspiration ; or, ses miracles nous montrent qu’il avait le pouvoir de leur envoyer le Saint-Esprit ; sa véracité absolue nous garantit la réalité et l’accomplissement de cette promesse exceptionnelle.
Nous avons obtenu ainsi directement par ce faisceau de preuves la réalité de l’inspiration du Nouveau Testament, et indirectement des livres de l’ancienne alliance. Il en résulte que les enseignements de la Bible ont une autorité légitime et absolue. Comme on le voit, les luthériens n’ont fait qu’entrer dans la voie déjà frayée par Hugo Grotius, tout en donnant à cette méthode une forme plus scientifique et plus rigoureuse. Comme on le voit aussi, les deux Églises ont, l’une à l’exemple de l’autre, sacrifié presque entièrement le principe matériel au principe formel, appelé désormais à servir seul de base au christianisme tout entier.
On pourrait, à la rigueur, reconnaître la légitimité d’une méthode qui laisserait encore une certaine place au principe matériel, en accentuant le témoignage du Saint-Esprit, qui imprime profondément dans le cœur du fidèle la foi en l’autorité des saintes Écritures. Il n’en fut nullement question dans l’école de Storr, qui eut exclusivement recours à des arguments historiques et rationnels, et qui enseigne que la raison naturelle, apanage commun de tous les hommes, doit posséder la faculté de démontrer la vérité du christianisme. N’est-ce pas abaisser ainsi l’œuvre tout entière de Jésus au niveau de la raison naturelle, et tomber dans cette contradiction paradoxale d’une raison assez vivante et assez sage pour établir sur une base immuable la vérité d’un principe destiné à suppléer à son impuissance et à sa faiblesse ?
Les philosophes de l’école de Wolff, Baumgarten (1738), Canz (1749), Reusch (1760), J.-E. Schubert (1759), etc., ont aussi abordé la morale théologique. Les théologiens de cette école adoptèrent généralement deux sources de connaissance, la raison et l’Écriture sainte, mais, tout en affirmant leur unité fondamentale, ils ne réussirent pas à définir clairement leurs attributions et leurs relations réciproques. Ils constituèrent avec Wolff, comme principe premier et fondamental de la morale, la perfection, dont la définition donna bientôt naissance à des théories eudémonistes.
Nous pouvons étudier maintenant avec quelques détails l’influence exercée par la philosophie de Wolff sur le mouvement dogmatique de cette période. Le supranaturalisme lui-même envisage généralement à un point de vue déiste les rapports de Dieu avec le monde. Il admet que Dieu entre en contact avec le monde par des actes miraculeux et arbitraires, qui brisent pour un moment l’ordre des lois de la nature, que la philosophie courante (dont le Dieu, véritable monarque oriental, était caché dans les profondeurs insondables de l’infini) considérait comme immuable et éternel. Ce supranaturalisme enté sur le déisme proclame une émancipation factice et dangereuse du monde vis-à-vis de Dieu, et de l’individu vis-à-vis de la race. Il affaiblit ainsi la conception chrétienne des traces indélébiles du premier péché, et maintient la réalité actuelle de la liberté morale, qui n’est contre-balancée à ses yeux que par la prédisposition de la nature humaine au mal, prédisposition, qui devient un mal positif et réel du moment, où la volonté lui a laissé un libre cours.
L’idée d’Église est, elle aussi, dénaturée par le supranaturalisme, qui n’y voit que la réunion d’âmes assemblées pour prier ensemble. Les individus chrétiens sont à ce point de vue les auteurs et les créateurs de l’Église, et non plus les objets de sa sollicitude et les enfants de sa dilection. On reconnaît au premier coup d’œil l’analogie de cette conception de l’Église avec les théories politiques du Contrat social de Rousseau. Nous retrouvons, en effet, cette tendance générale dans les deux dogmes de l’image divine en l’homme et de la grâce. La théologie de cette période n’établit nullement comme partie intégrante de l’idée de l’homme parfait la communion avec Dieu et la participation aux grâces du Saint-Esprit. L’homme pour elle est un Dieu en miniature, appelé à devenir semblable à Dieu par le développement normal de ses facultés morales, soutenu du dehors par la grâce de Dieu, qui le met en garde contre le mal et l’encourage dans la pratique du bien, mais il n’y a là ni amour réciproque, ni communion puissante et intime. Le même affaiblissement reparaît dans la théorie de l’inspiration, et introduit des éléments nestoriens dans la christologie, et des principes arminiens dans la formule de la rédemption.
Les premiers disciples théologiens de Wolff parlent encore beaucoup des mystères de la religion chrétienne. Toutefois, en dépit du respect officiel que l’on professe encore pour la Bible, elle devient de plus une lettre morte et un livre fermé, et la théologie n’a plus cette spontanéité et cette vigueur de la pensée, que l’on retrouve à toutes les grandes périodes de la vie religieuse. Ce respect extérieur lui-même ne put pas résister bien longtemps au courant des idées générales. Les progrès rapides d’un individualisme affranchi du respect pour la foi traditionnelle firent disparaître les unes après les autres toutes les formules pesantes et vieillies d’une antique théologie, et l’arminianisme pénétra bientôt en Allemagne par toutes les brèches faites aux vieilles formules. Urlsperger professa le sabellianisme, pendant que Flatt, Döderlein et Töllner de Francfort relevaient le vieux drapeau du subordinatianisme et de l’arianisme.
Töllner, en particulier, a formulé de sérieuses critiques contre l’obéissance active dans l’œuvre de Christ, mais il a oublié que l’obéissance passive, qu’il maintient encore, enferme en principe de nombreux éléments d’activité. Il laisse aussi debout le dogme de la satisfaction vicaire, mais sa christologie, par la manière dont elle accentue la réalité de l’humanité, n’admet plus, pour éviter la double personnalité divine et humaine, que le simple concours du Fils de Dieu, qui intervient sur la limite où s’arrête la puissance de l’humanité.
Du reste, la conception luthérienne des dogmes de la personne et des deux natures de Christ avait été ébranlée bien avant 1750 par quelques-uns de ses défenseurs les plus dévoués. La communication des idiomes fut restreinte de bonne heure aux attributs divins actifs, l’union des deux natures fut réduite à la συδύασις, ou juxtaposition, et la μέθεξις, ou communion, formellement niée. Les attributs, disait-on, désignent l’essence parfaite, même des natures ; aussi une participation réelle de l’humanité aux attributs de la divinité aboutirait-elle à une confusion d’essence. Le dix-huitième siècle se plut à relever les différences et les contrastes entre l’humanité et la divinité, et enseigna formellement l’impossibilité pour l’humanité de participer à des attributs de la divinité incompatibles avec son essence.
On en vint à nier que la nature humaine pût contenir la divinité, à se poser aussi les questions les plus subtiles, dignes de la scolastique de la décadence, entre autres celles-ci : Est-ce que Christ est resté homme véritable après sa mort, dans cette condition, qui sépare les éléments dont l’union seule constitue l’humanité ? Christ était-il déjà renfermé in virtute in lumbis Adami, et doit-on admettre dès lors l’existence d’une race pure et sans tache à travers l’évolution des siècles ? Quelques théologiens, tels que Poiret, et surtout les Anglais Goodwin, H. Morus, Edouard Fowler admettent une humanité céleste préexistante de Christ, qui seule leur semble pouvoir expliquer l’abaissement du Verbe dans l’incarnation.
V. Löscher chercha lui-même à détourner ses contemporains de ces questions subtiles et frivoles. On doit surtout, dit-il, insister sur la participation égale des natures à l’œuvre de la rédemption, et s’unir sur la base admise par les réformés dès l’origine. Chr.-M. Pfaff nie la communication de la part du Verbe du caractère personnel à l’humanité, sans assigner à celle-ci une personnalité distincte, ce qui la réduit à ne plus être qu’une simple enveloppe dans le sens docétique. Si Löscher avance la même négation, c’est pour laisser libre carrière à l’activité personnelle et consciente de l’humanité. Cette négation ne tarda pas à être aussi appliquée à la communication des idiomes. Heilmann, et plus tard Reinhard, parlent simplement des droits de l’humanité aux prérogatives divines, et en passent sous silence la possession actuelle et réelle. Mosheim veut que les attributs divins possédés par le Verbe ne soient communiqués à l’humanité que symboliquement et verbali modo.
Haferung étudia avec détail le devoir pour Christ de prier Dieu pour lui-même et d’obéir à la loi pour son propre compte (1729). Il considéra cette prière et cette obéissance comme les deux devoirs fondamentaux de l’humanité du Christ. Nous voyons se produire chaque année avec une plus grande force l’affirmation énergique de la vérité absolue de l’âme humaine de Christ, et l’intérêt pour l’élément moral de sa nature. Les adversaires de cette nouvelle évolution théologique, en cherchant à échapper à l’obligation morale pour l’humanité du Christ par l’affirmation de l’impersonnalité de son âme humaine, sacrifièrent eux-mêmes la pierre angulaire de la vieille christologie luthérienne, la communication de la personnalité du Verbe à l’humanité.
Cette concession en amena de plus graves encore, et eut pour résultat l’affirmation toujours plus précise de la personnalité réelle de la nature humaine en Christ. Walch lui-même, bien qu’opposé aux idées de Haferung, adopte l’idée, familière depuis un siècle aux réformés, de l’onction de Christ, onction qui a fortifié et développé les puissances naturelles de son âme. Pour que l’onction pût être encore pour l’humanité de Christ une action possible autant que nécessaire, il fallait tendre à restreindre toujours davantage la communication des idiomes. Aussi, bien que Walch veuille encore la conserver, la voyons-nous s’effacer chaque jour, pour bientôt presque disparaître. Il serait facile de montrer que, dès les premiers travaux de Hollaz, les attributs moraux prennent dans le dogme de la communication des idiomes le pas sur les attributs métaphysiques. On cessa dès lors de l’envisager comme un fait primordial et l’on professa une communication progressive. A partir de 1750 on met l’accent sur la personnalité humaine de Jésus, et l’on se borne à enseigner la communion de l’humanité de Jésus avec le Verbe divin, communion que Töllner et Seiler cherchèrent à rendre aussi intime que possible. C’était là une œuvre difficile pour des docteurs subordinatiens et ariens, car comment établir et comprendre l’unité personnelle de deux êtres finis ?
La même difficulté n’existait assurément pas pour la théorie sabellienne qui compta de nombreux partisans dans cette période, mais qui était profondément antipathique aux instincts déistes de l’époque, et qui ne joua que le rôle secondaire d’un système de transition entre la vieille orthodoxie et le socinianisme. Nous ne trouvons en réalité des idées originales et neuves sur la christologie que dans les écrits de Samuel Urlsperger, qui professait avec Zinzendorf l’abaissement réel et croissant du Verbe absolu.
Voyons comment Urlsperger[g] cherche à comprendre l’action exercée par la cause infinie, qui est Dieu, sur le fini dans la création et dans la personne du Christ, et comment aussi il conçoit l’union du fini et de l’infini. Le Fils de Dieu, dit-il, est le lien qui relie entre eux les contraires, Dieu et le monde, car, d’une part, il est Dieu de Dieu, infini ; d’autre part, Dieu en dehors de Dieu et distinct de lui. C’est ce qui lui permet, en vertu de sa puissance infinie, de se limiter et de se restreindre volontairement, de s’unir à des forces finies et d’élever ainsi notre monde fini jusqu’à la source de toutes choses. Dès les premiers jours de l’ancienne alliance, il s’est volontairement, comme Schéchinah ou gloire de Dieu, abaissé dans le monde, et cet abaissement volontaire et progressif a atteint son point culminant dans l’incarnation et surtout dans la mort, qui sembla un moment confondre Jésus avec la poussière inerte et sans vie. L’extrême gloire sort toutefois de l’extrême abaissement, et son épanouissement suprême le fait rentrer dans le sein même de Dieu.
[g] Versuch einer genaueren Bestimmung Gottes des Vaters und Christi. Stücke 1-4, 1769-77.
L’éclat de la philosophie de Wolff et l’entente cordiale entre la théologie et la raison se prolongèrent jusque vers 1760. A partir de ce moment une foule de causes complexes modifièrent profondément cet état de choses ; ce sont ces causes multiples que nous voulons examiner rapidement.
Et d’abord la philosophie de Wolff ne possédait ni une force, ni une originalité assez réelles pour satisfaire longtemps l’esprit humain, car celui-ci n’était nullement disposé à rester fidèle à l’ancienne foi pour le seul argument de la possibilité. La foi, en effet, avait été profondément ébranlée par les attaques collectives des déistes anglais et de l’école encyclopédiste française, et par l’exemple que donnait à l’Allemagne la cour de Frédéric II. Relevons surtout le fait que l’esprit humain était fier de sa liberté toute nouvelle et plein de confiance en ses propres forces, mais qu’il lui manquait en même temps une méthode sérieuse et une nourriture solide. Le dogme officiel ne répondait plus à ses aspirations les plus intimes, et il considérait sa puissance officielle et son autorité surannée comme un joug odieux qui étouffait dans leur fleur les pensées les plus généreuses et les tentatives les plus fécondes ; aussi cherchait-il avec une impatience, qui devenait chaque jour plus fiévreuse et plus indomptable, à se frayer des voies nouvelles et inconnues.
Quelle nourriture intellectuelle la philosophie de Wolff pouvait-elle offrir aux hommes de son temps ? Assurément sa méthode était pour l’esprit une discipline sérieuse et profitable qui donnait aux principes et à leur formule plus de netteté et de précision, mais elle n’avait ni originalité, ni puissance créatrice. Pédante et commune, elle cachait difficilement la pauvreté du fond sous l’apparente rigueur scientifique de la forme, qui fut d’ailleurs bientôt remplacée par le langage de la raison pratique et par la clarté du style de la conversation courante. La philosophie de Wolff prit des allures populaires et devint de plus en plus vulgaire et banale. L’action étendue qu’elle avait exercée donna naissance à un essaim innombrable de beaux parleurs et de réformateurs prétentieux. Cette décadence eut des conséquences plus déplorables encore.
La philosophie de Wolff avait comprimé de sa main pesante tout élan enthousiaste vers l’idéal et l’infini, et son déisme optimiste, qui se contentait de ce monde misérable et corrompu, donna bientôt naissance à des applications, dont la morale était aussi absente que la grandeur. On appliqua à la vie morale l’axiome de la raison suffisante, et l’on professa que la vertu était bonne parce qu’elle assurait le bonheur de l’homme, ou tout au moins lui permettait de le réaliser. L’homme fini fut idéalisé tel quel et pris pour règle d’une science, qui appréciait toutes choses au point de vue de leur valeur.
Spalding, dans son traité de l’utilité de la prédication, donna l’exemple et le type d’une dogmatique nouvelle, la dogmatique pratique et populaire, que nous retrouvons dans le traité latin de J.-P. Miller (1785), et dans les ouvrages allemands de J.-J. Griesbach (1786), Less (1779), A.-J. Niemeyer (1792)et Ammon (1797). Le christianisme, répètent à l’envi ces divers docteurs, est une doctrine populaire, et le prédicateur ne fait qu’accomplir un devoir rigoureux en écartant de son ministère théorique et pratique tous les éléments spéculatifs et inutiles. Nous voyons rangés au nombre des dogmes embarrassants et secondaires les dogmes de la Trinité, des deux natures en Christ, du péché originel, de la satisfaction vicaire et de la justification par la foi sans les œuvres de la loi. Quelques rares docteurs, entre autres Less et Miller, cherchèrent encore à établir le caractère pratique de doctrines qui passaient au moins pour superflues. Quelques autres, par contre, tels que Griesbach, Niemeyer et Ammon, appliquèrent avec rigueur à tous les dogmes la mesure étroite de l’utilitarisme. Après avoir repoussé comme inutiles certains dogmes scripturaires, on en vint à les déclarer dangereux, à vouloir compléter la Bible, ou à chercher à justifier la critique au nom du Nouveau Testament lui-même ; c’est ce que firent Henke, Eckermann et Michaelis. Le mouvement des esprits, une fois arraché à la tradition, ne pouvait pas, ne devait pas s’arrêter sur cette pente.
[W.-A. Teller (à Helmstedt et à Berlin, mort en 1804), Lehrbuch des christlichen Glaubens, Helmstedt, 1764, disposé d’après le dualisme du péché et de la grâce, laisse de côté les dogmes de Dieu et de la Trinité. Religion der Vollkommenen. Berlin, 1792. Wörterbuch des Neuen Testaments, 1792. Teller en vint à professer sa foi en la perfectibilité du christianisme. H.-P.-C. Henke, Lineamenta institutionum fidei Christian, 1794. Eckarmann, Compendium theologue Christianæ, etc., 1791. Handbuch zum gelehrten und systematischen Studium der christlichen Glaubenslehren, 4 vol., 1811. Erklærung der dunkeln Stellen Neuen Testaments, 3 vol., 1806. Theologische Beitræge, 6 vol., 1190-99. J.-D. Michaelis, Compendium theologiæ dogmaticæ. Gœtt., 1760.]
Il est facile de comprendre, en effet, que les procédés superficiels et arbitraires, auxquels la nouvelle école eut recours dans sa tractation de la théologie et de la dogmatique, devaient blesser l’esprit sérieux et scientifique de l’Allemagne. Le génie allemand, devenu hostile à la vieille orthodoxie, et qui sentait encore dans la vie de sa pensée toute la puissance du christianisme, en vint à se demander si le christianisme primitif était identique avec les enseignements de l’Église officielle, et si une exégèse savante et impartiale ne parviendrait pas à élaborer une formule plus large et plus compatible avec les légitimes aspirations du siècle. C’était donc sur le terrain neutre et accepté par tous, de l’exégèse et de l’histoire de l’Église primitive, que devait s’engager la lutte nouvelle.
Nous pouvons citer parmi les coryphées de cette œuvre savante et grandiose qui devait aboutir à plus d’un résultat inattendu, Ernesti pour l’exégèse, et J.-Sal. Semler pour la théologie historique.
Ernesti apporte dans l’étude du Nouveau Testament les qualités et les connaissances, qu’il avait déjà déployées dans l’étude grammaticale des auteurs classiques. Il repousse avec énergie et d’une manière absolue l’exégèse mystique, remise en faveur par les écoles piétistes, et la théorie coccéienne des emphases. L’Écriture, dit-il, n’offre qu’un sens. Il repousse avec une égale netteté le principe de l’analogie de la foi, qui rouvre une large porte au dogme traditionnel et ecclésiastique. Toutefois il admet que, dans tous les cas où la grammaire autorise plusieurs sens, on se détermine d’après les règles reçues et d’après l’enseignement général du livre que l’on étudie. Il veut assurer à l’exégèse une position indépendante, soumise aux seules lois de la grammaire, qui se propose d’étudier non seulement toutes les corrélations possibles des mots entre eux ; mais encore les tendances, les opinions et les milieux intellectuels et moraux, au sein desquels ont apparu les ouvrages qu’elle soumet à son étude. Bien que comme croyant il reconnaisse l’inspiration des Écritures, il va si loin comme savant qu’il affirme la non-nécessité pour l’exégète de la foi sérieuse et profonde dans les vérités qu’il expose, car la foi ne saurait jouer aucun rôle dans l’exégèse pas plus que dans la critique. Il procède comme si la Bible était la seule base de l’Église, et comme si l’inspiration plénière pouvait subsister sans le secours du principe matériel, et le principe formel lui-même, après être devenu entièrement indépendant du principe matériel, n’obéit plus lui-même qu’aux lois générales de l’esprit humain.
On ne saurait voir dans ces principes d’Ernesti le point de départ d’un essor nouveau et vigoureux de la science exégétique, c’est de lui toutefois que date l’apparition de la théologie biblique, qui a fait depuis lors des progrès si rapides. Nous pouvons ranger dans cette catégorie les ouvrages de Büsching, Zachariæ, Hufnagel, Ammon et G.-L. Bauer. Ces premiers traités de théologie biblique sont profondément empreints de dogmatisme, et d’après eux la Bible doit servir de juge et de contrôle des points défectueux de la doctrine ecclésiastique. Le véritable créateur de la théologie biblique est Ph. Gabler, d’Altdorf, qui l’envisagea comme une science purement historique, et montra à l’exemple de Semler ses rapports avec la dogmatique et la morale.
[Semler avait dans ses prolégomènes à l’herméneutique théologique, et surtout dans son Apparatus ad liberalem Novi Testamenti interpretationem, 1767, considéré l’exégèse historique comme la seule praticable et sérieuse. Il comprenait sous ce titre les recherches générales sur l’occasion et le but d’un écrit, sur le milieu historique et social qui l’a produit, sur les tendances de l’époque, sur la marche de ses idées et l’exposition de son principe. Gabler veut aussi (1787) que l’exégète sache discerner les écrits, les temps et les mœurs. Ces prémisses légitimes eurent, il est vrai, plusieurs conséquences graves. Semler fut amené à croire que Jésus et les apôtres avaient procédé par accommodation vis-à-vis des opinions et des erreurs de leur temps, et que l’on devait distinguer dans le Nouveau Testament lui-même les caractères permanents des éléments accidentels et variables. Il s’appuie sur le fait que toutes les opinions représentées dans l’Église, gnose, pélagianisme, augustinisme, etc., ont appuyé leur interprétation particulière sur l’analogie de la foi. Il s’agit donc avant tout, en écartant tous les éléments temporaires et d’accommodation, de rechercher quelle fut la pensée primitive et fondamentale de Jésus-Christ et des apôtres.]
Semler mérite d’arrêter un peu plus longtemps notre attention., Bien que disciple de Baumgarten, dans lequel nous pouvons voir le type du dogme officiel mis d’accord avec le piétisme et avec la philosophie de Wolff, il a contribué par ses travaux à ébranler l’harmonie artificielle établie en Allemagne entre la théologie et la religion naturelle, harmonie qui avait toujours existé au sein de l’Église luthérienne, et à laquelle le supranaturalisme de Wolff semblait avoir donné une consécration définitive. Semler n’est à proprement parler ni un philosophe, ni un théologien philosophe. Il a emprunté à Wolff son exposition obscure et pédante, sa théologie réduite, à peu de chose près, à la pure morale et l’eudémonisme pratique, mais nous voyons reparaître chez lui d’une manière absolue le conflit intérieur que nous avons déjà signalé chez G. Arnold, et que relèvent aussi Tholuck et Schmid, entre la piété individuelle et les croyances traditionnelles de l’Église.
Semler envisage toute doctrine précise et toute formule officielle comme un despotisme secret, qui tyrannise les consciences, qui procède de l’amour de dominer inhérent à tout clergé, et qui étouffe la piété sérieuse et sincère, qui ne saurait vivre sans l’air pur et vivifiant de la liberté. Avec une ardeur infatigable, et qui éveille involontairement l’admiration pour son zèle, dont on peut déplorer les excès et les erreurs, il cherche à transformer l’histoire ecclésiastique tout entière, et en particulier l’histoire des dogmes en un témoin et un accusateur contre l’Église et ses doctrines, ainsi qu’en une apologie éloquente et passionnée des droits de l’individualisme religieux. Quant à lui, malgré ses immenses travaux, il n’a aucun système arrêté et complet. Contentons-nous de signaler parmi ses ouvrages, dont quelques-uns sont rédigés en latinises chapitres choisis d’histoire ecclésiastique (1767), suivis en 1773 et 1788 d’autres écrits du même genre, en particulier sur les premiers siècles de l’Église ; de la libre critique du canon (1771) ; des démons (1769) ; en dogmatique : Etude sur les livres symboliques luthériens et méthode d’une étude libérale de la doctrine chrétienne (1774). Son dernier ouvrage, sorte de confession de foi sur la religion naturelle et chrétienne, porte la date de 1792. Ses études historiques n’ont aucune vue d’ensemble pas plus que sa notion d’Église, à laquelle il se montre tantôt indifférent, et tantôt hostile.
Jusqu’à Semler, on avait toujours envisagé les premiers âges de l’Église chrétienne comme un idéal et comme un âge d’or, que les autres siècles ne pouvaient que suivre de loin et d’une manière bien inégale et bien imparfaite. Le pragmatisme de Schröck lui-même, auteur d’une volumineuse histoire de l’Église, 1768-1813 (25 vol.), n’est que le reflet de l’époque à laquelle il vivait. A l’entendre, il semblerait que ce sont les individualités seules, qui constituent et qui trament l’histoire, et il ne soupçonne même pas la puissance intrinsèque du christianisme et de l’Église, dont les individus et les générations ne sont que les instruments. Spittler (Exposé de l’histoire de l’Église. Gœttingue, 1782), et Henke (1788-1804), attaquent avec violence les dogmes fondamentaux de l’Église.
Planck déploie plus de modération et de prudence, mais témoigne à l’égard des dogmes de l’Église une indifférence, qui fait regretter l’acrimonie et la violence de ses prédécesseurs. Avec une minutie fatigante et une subtilité qui irrite, en même temps qu’elle confond, il cherche à faire découler de l’orgueil, de l’ambition et de la ruse tous les grands mouvements dogmatiques de l’histoire religieuse, supprime tout développement providentiel et progressif des esprits, et suppose chez tous les grands docteurs une indifférence dogmatique, qui n’est en réalité que le reflet de la sienne, parce qu’il ne comprend pas que l’on puisse se passionner pour un dogme, et qu’il envisage toutes les formules comme des curiosités archéologiques, bonnes tout au plus à être cataloguées dans un musée. Les historiens de cette tendance se bornent à étudier les moteurs et les mobiles des diverses périodes, qu’ils ne peuvent pas même comprendre, parce qu’ils repoussent toute idée des causes finales.
Ce point de vue fondamental des historiens de cette période les entraînait à considérer le développement séculaire de l’Église comme une décadence et une chute, et il en résultait une exposition monotone sans progrès et sans unité, dans laquelle on ne pouvait obtenir aucune vue d’ensemble. Semler alla plus loin encore et peignit sous les couleurs les plus sombres les premières années de l’Église chrétienne. Toutefois sa méthode historique n’est ni plus heureuse, ni moins monotone que celle de ses prédécesseurs, et l’on n’obtient comme unique résultat positif de ses études critiques que la simple affirmation par Jésus de la liberté du chrétien. Dans son exposition, l’Église, qui a perdu son véritable point de départ, n’a plus aucun but précis et arrêté. Le développement historique de l’Église se résume simplement dans les tentatives et les aspirations sans cesse renouvelées des âmes individuelles vers la liberté. L’histoire des dogmes n’est plus chez lui qu’un chaos confus d’opinions diverses et étranges, sans lien, sans principe, et par conséquent sans valeur. Il réclame impérieusement de l’Église une liberté illimitée et sans contrôle, et une tolérance absolue, qu’il ne déploie nullement à son égard.
Nous pouvons dire que Semler, dont l’intelligence n’avait pas su s’élever jusqu’à un ensemble de principes supérieurs et à une conception vraiment individuelle et forte du christianisme, nous offre le mélange hétérogène de tendances contradictoires, qui s’entrechoquent et s’entre-détruisent, qui se cherchent, se repoussent, et qui, dans cet état transitoire entre des idées vieillies et des principes nouveaux qui n’ont pas encore trouvé leur voie, échappent elles-mêmes au contrôle de celui qui les a fait naître sans pouvoir encore les dominer. Semler, en effet, a été bien plus entraîné par le mouvement qu’il a fait naître, qu’il n’est capable de le diriger. C’a été sa faiblesse et sa punition d’avoir été l’instrument aveugle des tendances instinctives de son époque.
Ses études, renfermées dans cent soixante-et-onze ouvrages, appartiennent pour la plupart aux deux branches de l’exégèse et de l’histoire générale, auxquelles s’unissent des éléments dogmatiques et critiques. Sa tendance fondamentale consiste à réduire tous les sujets qu’il aborde en atomes contradictoires, dont il ne sait ni retrouver ni comprendre l’unité supérieure. L’histoire des dogmes de l’Église chrétienne, depuis les apôtres jusqu’à lui, se réduit à ses yeux en un nombre plus ou moins grand d’opinions, qui se contredisent, qui apparaissent dans l’histoire sans motif, comme par hasard, et qui n’ont aucune valeur pour la religion. Il ne sait ni comprendre le principe de la naissance des dogmes, ni rattacher à un but providentiel le mouvement, en apparence confus, du développement des idées ; aussi, n’obtient-il pour résultat de ses études, à la place des grandes idées chrétiennes de l’unité et du progrès, que le hasard et un mouvement perpétuel et sans cause. Il fait naître chaque dogme de causes extérieures à la foi, telles que le platonisme, le stoïcisme et la synagogue. Il n’obtient ainsi qu’une pathologie du dogme et n’en saisit ni la dynamique spirituelle ni la grandeur. Il se plaît également à résoudre toutes les questions d’exégèse biblique et de critique sacrée par les gloses, les appendices, les influences négatives ou positives de certaines tendances contemporaines. Il a fait toutefois quelques découvertes originales.
C’est lui qui le premier a relevé l’opposition formelle qui existait au sein de l’Église primitive entre les disciples de Paul et le parti judaïsant. Les épîtres catholiques sont à ses yeux l’œuvre d’un parti intermédiaire et conciliateur. C’est lui aussi qui le premier, et en s’appuyant sur l’exemple de Luther, a rouvert les voies à une étude large et indépendante du canon sacré. Pas plus que Luther, il ne veut se laisser guider sur ce domaine par les seules considérations historiques. Il a compris qu’un principe dogmatique, l’accord avec l’ensemble de la foi chrétienne, devait intervenir dans les jugements portés par la critique sur la canonicité d’un ouvrage. L’argument le plus puissant aux yeux du lecteur de la Bible doit être la foi intérieure et personnelle développée dans son âme par les vérités qu’elle renferme. Voici comment Semler entend et développe cette preuve : « La preuve repose dans les avantages que l’homme retire de la foi chrétienne. » « Chaque homme, qui sera appelé à faire usage de la Bible, remarquera qu’elle lui communique la sagesse utile à son bien-être temporel et spirituel. » C’est là ce qu’il appelle la foi divine, qu’il rattache au témoignage du Saint-Esprit.
Semler a toujours affirmé et maintenu l’influence exercée par le Saint-Esprit sur le monde, surtout par des paroles écrites. La foi des premiers âges de la Réformation avait surtout pour objets Christ et la Rédemption. Semler insiste tout particulièrement sur les vérités morales enseignées par Jésus-Christ. En prenant pour principe le sens intime de la vérité, il adopte une base qui se modifie sans cesse suivant les divers degrés de culture intellectuelle des générations et des individus, et son critère est singulièrement subjectif et variable. Il considère comme inutile tout ce qui ne contribue pas au progrès et à l’édification de l’humanité. C’est ainsi que, dans tous les temps, les hommes, qui se disent pratiques, et qui n’abordent que les grandes vérités religieuses générales, ont repoussé bien des éléments essentiels de la révélation.
Nous pouvons résumer sous quelques chefs principaux les résultats les plus importants des études critiques de Semler. Le Pentateuque, auquel il assigne une grande valeur actuelle, n’a reçu sa forme définitive que des siècles après Moïse ; il repose toutefois sur des documents mosaïques. La Genèse est une collection de documents antérieurs à Moïse et fondus par lui en un tout homogène. Les livres historiques, pas plus que certains hagiographes, ne présentent des caractères assez marqués d’inspiration. Esther est une légende juive. Les Proverbes de Salomon peuvent avoir été rassemblés en grande partie par les contemporains d’Ezéchias. Les Psaumes datent pour la plupart du temps d’Esdras. Dans le Nouveau Testament, Semler trouve que les trois premiers évangiles renferment trop d’éléments charnels et de miracles ; il assigne, par contre, une haute valeur au quatrième évangile. Il repousse comme produit du chiliasme juif l’Apocalypse, défendue contre ses attaques par Kleuker et par Storr. Il est remarquable que cette dernière affirmation ait servi de point de départ à tout le mouvement critique moderne, qui, dès les temps de Semler, attaqua presque tous les écrits de la Bible, et ne défendit bientôt l’authenticité de l’Apocalypse qu’aux dépens du quatrième évangile.
Nous avons déjà eu l’occasion d’observer que Semler envisage l’histoire comme un devenir incessant, sans principe, sans lien sérieux entre les divers événements, sans but précis et formel. Nous ne retrouvons chez lui aucune trace de cette qualité si indispensable à l’historien, à savoir l’intelligence de la Genèse et du but des événements. Après avoir étudié avec un zèle et une érudition hors ligne le mouvement dogmatique de l’Église chrétienne, comme il est incapable de s’élever au-dessus d’une conception superficielle de ces controverses, dans lesquelles il ne voit qu’une série de hasards sans lien entre eux, il n’échappe au chaos qu’en refusant toute valeur à ces mouvements religieux pour l’essence même de la religion, et en se réfugiant dans le domaine exclusif de sa foi personnelle. Il a eu le pressentiment prophétique d’une vérité grande et sérieuse, à savoir de la distinction entre la religion et la théologie, mais ce qu’il appelle religion ne se distingue pas simplement de la dogmatique et de la méthode théologique, mais est encore complètement indépendant de toute connaissance intellectuelle, ce qui la réduit à quelques notions vagues et assez pauvres, sans lien sérieux avec la religion historique et traditionnelle. Semler accepte l’une des propositions du système territorial de Thomasius, qui réserve à la liberté individuelle le domaine de la vie intérieure, tout en accordant au prince tout pouvoir sur les manifestations extérieures et publiques de la vie religieuse. Il se plaît à admettre et à légitimer la présence dans la même Église des opinions individuelles les plus étranges et les plus disparates, et ne semble pas même comprendre qu’il va contre ses propres intentions, et qu’il détruit l’Église, qui ne saurait subsister sans corps commun de doctrines, pour lui substituer un ensemble de convictions individuelles sans communion sérieuse, et qui aboutissent à un séparatisme aussi mesquin que stérile.
En voulant distinguer les éléments essentiels de la religion chrétienne des manifestations passagères et accidentelles de la société extérieure, il ne possède pas le contre-poids salutaire de convictions positives, qui sont seules capables de constituer une société sérieuse et durable. L’uniformité des doctrines, dit-il quelque part, étoufferait, ou tout au moins paralyserait la puissance vitale et assimilatrice du christianisme, par laquelle Dieu a voulu régénérer et transformer toutes les individualités, les races et les siècles, et la diversité des dogmes à chaque époque nouvelle est pour la foi chrétienne une condition sine qua non de durée. Semler oublie que, si les dogmes sont essentiellement variables, il ne reste plus aucune place dans l’Église pour la vérité objective et immuable, règle et base absolue de la foi individuelle.
Il reconnaît, il est vrai, une certaine base permanente et durable, et envisage le christianisme comme une révélation, qui procède de la communication de par la volonté divine au monde de certaines vérités et de certains principes, qui doivent contribuera l’avancement religieux et moral de l’humanité. Il est, toutefois, bien aisé de constater le vague et l’incertitude de ses idées sur la vérité et sur le progrès. Pour s’en convaincre, il suffit de relever le fait significatif, qu’il ne voit dans la plus grande partie des enseignements de la Bible qu’une reproduction de la religion naturelle, suffisante par elle-même pour le salut des païens. Quelques passages seulement, et en petit nombre, renferment certaines doctrines plus précises sur les moyens d’obtenir une réconciliation plus complète et une communion plus intime avec Dieu. On doit considérer comme chrétien tout homme qui règle sa vie sur la doctrine et sur l’exemple de Jésus-Christ. Il n’est pas nécessaire, pour obtenir ce titre, de donner son adhésion aux enseignements obscurs de la Bible, qui ne contribuent pas au développement pratique de l’âme. Il n’y a pas deux chrétiens qui se ressemblent, et chacun a besoin pour son développement religieux d’autres principes que ses frères.
Il est assurément impossible de méconnaître l’accord intime entre cette opinion de Semler et les théories de Less, Spalding, Miller et Rösselt, qui jugent au point de vue de l’utilité pratique tous les dogmes de l’Évangile, et qui rédigent à ce point de vue une sorte d’évangile moderne, bien mutilé et bien incomplet assurément. Semler est resté fidèle jusqu’à sa mort à sa piété personnelle et à son attachement vivant et sérieux pour la personne du Rédempteur. Cette piété, toute concentrée dans les profondeurs de son âme, ne pouvait pas être appelée à exercer sur ses contemporains une impression sérieuse et durable.
Le dix-huitième siècle s’est approprié surtout les éléments négatifs et destructeurs de son œuvre scientifique, et s’est laissé entraîner par la puissance de l’érudition vraiment immense, qui s’unissait chez Semler à une grande dignité. Les ennemis du christianisme le comptèrent comme l’un des leurs jusqu’au jour où il attaqua résolument les rédacteurs des Fragments de Wolfenbuttel, ce qui ne les empêcha pas de se réclamer avec insistance de son nom. Gardons-nous toutefois de méconnaître les quelques éléments durables de la méthode de Semler. Citons au premier rang, à ce point de vue, les écrits historiques et bibliques de Hess, de Zurich, qui a composé une Histoire de la vie de Jésus et qui étudia l’histoire sainte au point de vue d’une éducation providentielle de l’humanité. L’influence de Semler donna l’essor à des études approfondies sur l’histoire des dogmes.
Semler a eu le rare mérite de frayer les voies à la méthode historique, mais on va trop loin, quand on lui donne le titre de père de la théologie moderne, car la méthode historique et critique n’est qu’un des nombreux éléments qui la constituent. Même à ce point de vue particulier, il n’a pas fait accomplir à la science des progrès bien marqués, et n’a pas laissé une trace profonde dans l’histoire de la pensée. La théologie traditionnelle avait envisagé les dogmes comme un système complet et définitif dès l’origine, le canon de la Bible comme immuable et inaccessible aux travaux de la critique, l’Ancien Testament comme une source de doctrine aussi parfaite et aussi pure que le Nouveau ; l’histoire sainte enfin comme une masse compacte, qui ne laissait place ni au développement, ni au progrès. Semler soumit de nouveau toutes ces questions à l’étude de l’historien et du critique, et remit en lumière l’un des facteurs, trop vite oublié, de l’ère de la Réformation. En résumé, il a plus contribué à démolir qu’à édifier.
Nous pouvons rattacher cette tendance fondamentale de l’œuvre de Semler au courant général de l’opinion de son temps. Citons parmi les coryphées d’une théologie négative et critique Samuel Reimarus, professeur à Hambourg (1728), mort en 1768 ; Moïse Mendelssohn, à Berlin, mort en 1786 ; Nicolaï, Biester, Gedicke, Abr. Teller ; à Francfort, Steinbart, mort en 1809 ; à Halle, Eberhard (1778-1808), et le peu recommandable Bahrdt, mort en 1792.
C’est Reimarus, qui a composé les sept Fragments célèbres de Wolfenbuttel, publiés en 1774 par Lessing, et qui traitent : de la tolérance à accorder aux déistes ; des insultes prodiguées du haut des chaires à la raison ; de l’impossibilité d’une révélation, que tous les hommes devraient accepter et professer d’une manière uniforme ; du passage de la mer Rouge par les Israélites ; les livres de l’Ancien Testament n’ont pas été écrits en vue de révéler une religion ; des récits de la résurrection de Jésus-Christ ; du plan de Jésus et de ses disciples. Disons en passant que de nouveaux fragments ont été publiés en 1830-52, dans le Journal de Niedner, et que Strauss est le défenseur le plus récent de celui qu’il appelle un martyr. L’inconnu ne veut pas simplement que l’on tolère les déistes, et ne craint pas d’attaquer de la manière la plus inconvenante et la plus grossière le caractère moral de Jésus et de ses disciples. Jésus, dit-il, s’est posé en réformateur du judaïsme, et a voulu fonder sa royauté temporelle sur Jérusalem. Son plan a échoué et l’a conduit au Calvaire. Aussitôt ses disciples ont interprété ses paroles dans le sens d’un royaume spirituel, et inventé la fable de la résurrection, qui d’ailleurs fourmille de contradictions.
L’auteur anonyme a eu la prétention de composer une étude historique, et ne s’aperçoit pas que c’est lui qui est un romancier vulgaire, s’abaissant jusqu’aux inventions les plus plates et les plus basses, pour parvenir par le mensonge et par la calomnie à dénaturer l’œuvre et à outrager la sainteté de Jésus. Les Fragments firent une impression profonde, dont les effets toutefois ne furent pas durables. La partie la plus remarquable de leur polémique est celle dirigée contre l’histoire de la résurrection de Jésus-Christ, mais elle néglige un point important du débat, et oublie que les contradictions renfermées dans les récits bibliques sont vraiment inexplicables, si les disciples se sont préalablement entendus pour les rédiger. Cette controverse fut bientôt oubliée dans l’ardeur de la polémique engagée entre Lessing et Götze, polémique dont les fragments furent plutôt le le prétexte que la cause. Parmi les autres écrits appartenant à la même tendance négative nous pouvons citer l’Hiéroclès, de Paalzow (1785) ; le Pur christianisme, de Riehm (1789) ; l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth, par Ch. Venturini, mort en 1807 : Venturini voit dans l’intrigue et le mensonge les ancêtres du christianisme.
Pour bien comprendre le genre de travaux et d’influence de Nicolaï, il faut se rappeler que, à partir de 1770, les questions théologiques sortirent de la sphère étroite des écoles pour se répandre dans le cercle plus étendu du monde scientifique et littéraire. L’ordre considérable et influent des francs-maçons avait conçu le projet de fonder une religion humanitaire, qui certainement demeura dans le vague, mais n’en exerça pas moins une influence destructive et délétère sur les esprits. Thomasius avait donné l’un des premiers l’exemple de substituer au latin, qui jusqu’alors avait été la langue savante, un allemand, encore bien imparfait et bien informe, il est vrai. La France du dix-huitième siècle avait importé en Allemagne les idées de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes. La mode était au matérialisme et au sensualisme, dont les principes et l’exemple de la cour de Frédéric II avaient répandu les conséquences théoriques et pratiques au sein des hautes classes. La littérature déiste anglaise, simplement connue à l’origine par les réfutations de ses adversaires, bientôt traduite en allemand, se répandit avec une grande rapidité dans toutes les classes de la nation.
Tous ces éléments si divers et si hétérogènes de négation et de critique furent habilement mis en œuvre par le libraire berlinois Nicolaï (mort en 1811), qui chercha par la publication de sa Bibliothèque allemande universelle à dominer l’opinion et à renverser toutes les croyances positives. Eberhard, auteur d’une Nouvelle apologie de Socrate (1772) et de l’Esprit du christianisme primitif (1807), est un adversaire plus sérieux et plus digne de la révélation. Il ne voit, lui aussi, en Dieu que le créateur du christianisme, au même titre que de l’univers, par l’impulsion donnée aux causes secondes, et il repousse les miracles comme détruisant l’ordre admirable de la nature et comme portant atteinte à l’idée que nous devons nous faire de la sagesse divine.
Eberhard émet le premier une opinion, que Renan et Strauss ont reproduite de nos jours, et voit dans le christianisme la synthèse de l’esprit oriental, c’est-à-dire de l’aspiration vers le surnaturel et l’idéal, et de l’esprit occidental ou grec, c’est-à-dire du sens exquis de la morale rationnelle et humaine. C’est ce mélange d’oriental et de japhétique, qui a imprimé au christianisme son caractère original d’universalité, caractère, qui le distingue si profondément des religions d’État et des morales sociales de l’antiquité. Semler avait le premier fait naître l’Église catholique primitive de la fusion du parti de Pierre et des chrétiens légaux, et du parti de saint Paul et de saint Jean et des chrétiens mystiques, dont chacun avait eu à l’origine ses évangiles distincts. Eberhard reprit cette idée, et admit l’existence d’une lutte ardente au sein du synode apostolique entre le parti de Pierre et le parti large et libéral de saint Paul. Gorrodi s’est plu à relever les éléments sensuels et grossiers du chiliasme juif.
Toute cette génération est comme baignée dans une épaisse atmosphère déiste, qui la prive du sentiment du Dieu vivant et qui rend impossible pour elle toute communion réelle avec lui. Elle semble vouloir adopter pour dernier mot et pour suprême aspiration un rationalisme glacé, un sentiment profond de sa propre justice et la préoccupation exclusive des intérêts matériels et terrestres. Elle réduit la religion à un simple code de morale, qui n’est plus en dernière analyse qu’une théorie plus ou moins grossière ou raffinée de l’intérêt et du bonheur. Tout est soumis à la réflexion et au raisonnement, l’instinct de l’idéal, la spontanéité est presque éteinte. Bien que quelques-uns des novateurs, et en particulier Abr. Teller, Gedicke, Biester, Spalding et Jérusalem aient fait preuve d’une assez grande modération, la secousse fut sérieuse, et l’ébranlement imprimé à la foi se répercuta jusqu’au sein des masses et étendit ses effets délétères jusqu’aux dernières années du siècle. Les livres symboliques tombèrent dans l’oubli et les engagements contractés par les professeurs et les pasteurs se réduisirent à un cérémonial vide de sens.
Büsching étudia les prétentions de l’Église évangélique à imposer à ses membres une règle de foi, et se prononça pour la négative. On put se convaincre de l’impuissance radicale des anciens symboles par l’effet que produisit sur les esprits l’édit de Wöllner de 1788, qui avait pour but d’opposer une digue puissante aux idées nouvelles et d’imposer à tous les fonctionnaires, avec la sanction du pouvoir civil, l’adhésion aux livres symboliques. Le premier acte d’autorité de Frédéric-Guillaume III à son avènement au trône, fut d’abolir cet édit, et de reconnaître l’indépendance absolue des opinions religieuses vis-à-vis du pouvoir civil. On peut dire que le roi de Prusse porta atteinte par cette mesure aux droits les plus sacrés de l’Église, qui n’est pas une assemblée de chercheurs, ou de philosophes à la manière de Mendelssohn ; on peut aussi en conclure que le réveil religieux fut le fruit pur et saint des forces vives de l’Église, et eut une efficace d’autant plus sérieuse, que la force matérielle n’y joua aucun rôle. Il nous reste à étudier les opinions de quelques-uns des hommes pieux qui, au sein d’une génération déiste, furent les prophètes et les précurseurs du réveil.