Au nombre des principes d’unité sur lesquels reposait la cohésion intime des cœurs dans l’Eglise primitive de Jérusalem, le récit des Actes donne la première place à l’enseignement des apôtres (διδαχὴ τῶν ἀποστόλων, 2.42). Ce même récit nous montre les Douze abandonnant aux sept élus par l’Eglise le « service des tables » pour se consacrer entièrement au service de la Parole (διακονία τοῦ λόγου, 6.4). En quoi consistait ce ministère de la Parole ? Que comportait cet enseignement ?
Ce ne pouvait être un exposé systématique du plan du salut, tel que celui qui se dégagea plus tard dans l’esprit de Paul des grands faits de la mort et de la résurrection de Jésus et que nous trouvons dans l’épître aux Romains. C’était évidemment quelque chose de beaucoup plus élémentaire et de mieux approprié aux besoins de l’Eglise naissante, un enseignement surtout historique, comme cela ressort du fait que l’on choisit pour remplir cette tâche apostolique non les plus profonds penseurs de l’Eglise, mais ceux qui avaient assisté au ministère de Jésus depuis le baptême de Jean jusqu’à l’ascension (Actes 1.21-22 ; comparez Jean 15.27 : « Vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes dès le commencement avec moi »).
Les apôtres avaient devant eux deux classes d’auditeurs : ceux qui étaient encore étrangers à la foi, et ceux qui avaient déjà reconnu en Jésus le Messie promis. Aux premiers convenait le témoignage sommaire rendu à la vie, la mort et la résurrection de Jésus, avec quelques prophéties à l’appui, tel que nous le trouvons par exemple-dans les discours de Pierre à la Pentecôte (ch. 2) et chez Corneille (ch. 10), ou encore dans le discours de Paul devant les Juifs d’Antioche de Pisidie (ch. 13). Mais il est faux d’en conclure, comme le fait Holtzmannv, qu’il dût en être de même dans les réunions des croyants. Les apôtres n’avaient pas seulement à amener les hommes à la foi ; ils avaient à instruire et à affermir les croyants dans cette foi, à imprimer dans leurs cœurs l’image du Christ, à y graver en caractères ineffaçables ses préceptes et ses enseignements, destinés à devenir la règle de la vie de l’Eglise et de chacun de ses membresw. En reproduisant ainsi toujours de nouveau dans les assemblées des croyants le tableau des actes du Christ vivant, ils avaient soin d’y joindre, pour la confirmation de la foi, les prophéties particulières qui pouvaient s’y rapporter et par lesquelles ces faits avaient été signalés à l’avance comme messianiquesx. Ainsi, à l’occasion du ministère de Jean-Baptiste, les prophéties de Malachie et d’Esaïe (Marc 1.2 ; Matthieu 11.10 ; Luc 7.27 ; Jean 1.23) ; à propos de l’établissement de Jésus à Capernaüm, la prophétie d’Esaïe faisant contre toute vraisemblance de la Galilée le théâtre de l’activité messianique (Matthieu 4.13) ; en retraçant le tableau de l’œuvre sans éclat de Jésus, la description du serviteur de Jéhova dans Esaïe (12.17) ; en racontant les paraboles, la parole d’Asaph (Maztthieu 13.35), etc. C’est ce que Weizsäcker appelle fort bien ce le procédé de démonstration messianique (das messianische Beweisverfahren) qui était plutôt un édifice collectif, auquel chacun apportait sa pierre, qu’une œuvre purement individuelley.
v – Synopt. Evangelien, p. 51, 52.
w – Voir le développement de cette pensée et de ses conséquences pour la formation de la tradition dans l’excellent écrit de Veit, Enträtselung der synoptischen Parallelen 2e partie p. 74 et suiv.
x – « L’exposition de la vie messianique, dit Renan, entremêlée de textes des anciens prophètes, toujours les mêmes, et susceptible d’être récitée en une seule séance, arriva de bonne heure à se fixer en des termes presque invariables, au moins pour le sens. Non seulement le récit se déroulait selon un plan déterminé, mais de plus les mots caractéristiques étaient arrêtés. Le cadre de l’Evangile exista ainsi avant l’Evangile. » (Les Evangiles, p. 94.)
y – Apostol. Zeitalter, p. 383-385.
Weizsäcker observe très justement que cet exposé sans cesse répété ne dut pas être livré au hasard des inspirations individuelles, mais soumis, dès l’origine, à une certaine règle, et revêtir des formes arrêtées. Il suffit pour s’en convaincre de réfléchir à ce fait : qu’une telle narration ne pouvait être simple affaire de souvenir personnel et de réminiscence affectueuse de la part du narrateur, mais qu’elle eut dès le début pour objet précis de servir les intérêts de la communauté. Car il ne s’agissait pas seulement pour les apôtres de recruter l’Eglise, ou même de l’instruire, mais de la former, de la discipliner, de tracer une règle à la vie de ses membres, d’exercer une surveillance suivie sur sa marche. La tradition dut donc prendre promptement le caractère d’un enseignement fixe, avant tout en ce qui concernait les paroles de Jésus, mais aussi quant au récit des faits de sa vie. Sans doute, des contributions individuelles de la part des témoins n’étaient point exclues ; mais une élaboration commune présidait au mode de narration adopté et le fixait en vue d’une transmission ultérieure. – Ainsi pense Weizsäckerz, et nous pouvons être certains, en effet, que chacun n’était pas libre de mettre en circulation, en vertu de ses souvenirs personnels, des enseignements aussi importants et de les imposer, à un Paul même, comme normes de la conduite des communautés chrétiennes. Mais une bouche dut se sentir autorisée entre toutes à donner le ton dans ce concert auquel chacun des apôtres apportait sa note, et être reconnue de tous comme telle : celle de Pierre. Toutefois, si nul n’était plus apte que lui à formuler le récit des incidents de la vie de Jésus, il n’en était peut-être pas de même à l’égard de ses enseignements. Tel de ses collègues pouvait être doué d’une réceptivité plus calme, d’une mémoire plus précise, et par conséquent plus capable de reproduire la teneur exacte des paroles du Maître. Les traditions nous parlent de Matthieu, comme de celui qui le premier mit par écrit les discours du Seigneur. Quoi que l’on puisse penser de l’origine de notre Ier évangile, le fait qu’il a été dans l’Eglise primitive universellement attribué à cet apôtre ne saurait être dénué de tout fondement. Autrement, pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Nous avons là un indice du rôle spécial qu’a probablement rempli Matthieu dans la formation de la tradition apostolique relative aux enseignements de Jésus. Et ce sont, en effet, les discours du Seigneur qui forment le contenu essentiel de l’évangile qui porte son nom.
z – Nous trouverions une confirmation de cette manière de voir dans la façon dont Paul a usé plusieurs fois des préceptes de Jésus, tels qu’ils s’étaient transmis dans l’Eglise et appartenaient désormais à la règle apostolique, – par exemple 1 Corinthiens 6.7 (comparez Matthieu 5.39,41. ; Luc 6.29 : subir l’injustice) ; 1 Corinthiens 7.10,11 (Matthieu 5.32 ; Marc ;10.11 ; Luc 16.18 : sur le divorce) ; 1 Corinthiens 9.14 ; 1 Timothée 5.18 (Matthieu 10.10 ; Luc 10.7 : le salaire des serviteurs de Christ) ; 1 Thessaloniciens 5.1 et suiv. (Matthieu 24.42-44 ; Marc 13.35-36 ; Luc 21.34,38 : vigilance, Parousie), etc., – si le nombre et la nature de ces parallèles ne nous inclinaient pas à admettre plutôt que Paul a déjà eu le livre même des Logia sous les yeux. Voir notre développement sur l’emploi de cet ouvrage dans le N.T.
Nous serions ainsi conduits à supposer que, si Pierre eut le rôle principal dans la formation de la tradition au point de vue narratif, ce fut Matthieu qui y apporta la contribution la plus importante au point de vue didactique.
C’est certainement en langue araméenne que la double tradition des faits et des paroles fut primitivement formuléea. C’était la langue qu’avait habituellement parlée Jésus, comme on le voit par les expressions sémitiques que Marc a fréquemment reproduites, afin de conserver les ipsissima verba sortis de sa bouche (). Cette circonstance n’est pas sans intérêt dans la question qui nous occupe. D’abord, il nous importe de savoir que la tradition se fixa dans la langue même dans laquelle ces paroles avaient été prononcées. Puis il est à remarquer que la pauvreté même de cette langue était propre à prévenir de grands écarts dans leur reproduction.
a – Voir là-dessus Dalman (Worte Jesu, I, p. 13 et suiv.).
Au reste, la parole de Jésus était de nature à être retenue plus aisément que toute autre. Elle a un caractère si particulier, une empreinte si originale, une forme si plastique, un sérieux si saisissant, qu’il n’était pas nécessaire de l’entendre plusieurs fois pour qu’elle se gravât d’une manière durable dans la mémoire de l’auditeur. « Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité du vent ?… Voyez les oiseaux du ciel… Voyez les lis des champs… Cette génération est semblable à des enfants qui jouent sur la place publique et se disent les uns aux autres… Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes !… » Qui pourrait oublier de telles paroles, après les avoir entendues une seule foisb ? Ce genre d’éloquence prenait l’homme tout entier : la conscience par sa vérité morale, l’intelligence par la sublimité de l’idée, l’imagination par la netteté de la forme et la nouveauté des images, le cœur par la profondeur du sentiment religieux. En même temps que l’enseignement du Maître, semblable à un cachet du plus puissant relief, venait à la rencontre de l’esprit des disciples, celui-ci, semblable à une cire toute neuve et parfaitement malléable, en recevait l’empreinte ineffaçable. C’est cette empreinte qui a passé sur la tradition apostolique.
b – Comparez la belle page de H. Holtzmann (Hand-Comm., I, 1, 3e éd., p. 22).
Des phénomènes de ce genre ne sont d’ailleurs pas sans exemple, surtout en : Orient où, comme dit Renan, plus que partout ailleurs, la reproduction littérale des textes antérieurs est la règle. « Une citerne étanche, qui ne laisse pas échapper une goutte d’eau, » voilà l’idéal d’Israëlc. On peut se faire une idée de ce travail intérieur de mémorisation par ces paroles que l’auteur des Recognitions clémentines (vers 160-170)d met dans la bouche de Pierre : « Après minuit je me réveille de moi-même, et le sommeil ne me revient plus. C’est l’effet de l’habitude que j’ai de rappeler à ma mémoire les paroles du Seigneur que j’ai entendues de lui-même, afin de pouvoir les retenir fidèlement. » (Recogn, II, 1.) On sait que l’immense bagage rabbinique ne fut consigné par écrit qu’après avoir été transmis oralement-pendant de longs siècles. La littérature du Rig-Véda s’est conservée en Inde, selon Max Müller, pendant des siècles, avec ses 1028 hymnes, ses 16 448 vers, sans le secours de l’écrituree. Le problème qui nous occupe concerne moins les apôtres eux-mêmes que les évangélistes instruits par eux et qui avaient pour tâche de parcourir les églises en narrateurs officiels de l’histoire et des enseignements de Jésus : l’on dut s’efforcer de leur inculquer, aussi littéralement que possible, la teneur de la tradition apostolique, surtout en ce qui concernait les paroles de Jésusf. Une plus grande liberté pouvait régner dans la reproduction des scènes historiques.
c – Renan, Les Evangiles, p. VI et 5-6.
d – C’était la date la plus généralement admise jusqu’ici. Des travaux récents paraissent établir que la rédaction des Clémentines (Homélies et Récognitions) ne remonte pas au-delà du IIIe ou même du commencement du IVe siècle. Voir Harnack, Chronologie der altchristl. Litteratur, 1904, II, p. 518-540.
e – Renan dit (Les Evangiles, p. 96) : « Les Védas ont traversé des siècles sans être écrits. Une partie de la Thora juive a dû être orale, avant d’être rédigée. Le Talmud exista près de deux cents ans sans être écrit. » Voir sur la méthode d’enseignement en usage dans les écoles juives Schürer, Gesch. des jüd. Volkes, 3e éd., II, p. 323-325.
f – Veit a développé (Die synoptischen Parallelen, p. 88-104) d’une manière intéressante l’idée, qu’une sûre conservation des paroles du Maître ne pouvait être obtenue qu’au moyen de la méthode rabbinique de la fréquente répétition (deutérosis ; hébr. mischna = enseignement). Il applique cela non seulement à l’instruction donnée par les apôtres aux évangélistes qu’ils envoyaient au loin, mais à d’enseignement de Jésus lui-même, qui, dans ses entretiens particuliers avec les disciples, aurait employé la même méthode de la répétition pour leur faire apprendre ses paroles par cœur et en assurer ainsi la conservation. – Sans nier que Jésus ait répété parfois à plus d’une reprise les mêmes enseignements, nous ne saurions cependant nous représenter les apôtres se livrant sous sa direction à de pareils exercices de mémorisation. Jésus a sans nul doute eu foi dans la puissance de sa parole pour se graver d’elle-même dans leur esprit.
Un moment décisif fut celui où la tradition araméenne du début dut être jetée dans un moule étranger, – celui de la langue grecque, – d’où elle sortit stéréotypée et en quelque sorte cristallisée, et telle qu’elle a passé dans nos synoptiques et devait avec eux parcourir le monde. Le livre des Actes nous rapporte (ch. 6) que les veuves des Juifs parlant grec à Jérusalem, les hellénistes (Ἑλληνισταί), se plaignirent d’être moins bien traitées dans les distributions quotidiennes que celles des Juifs parlant hébreu (les Ἑβραῖοι), et que, pour apaiser ces plaintes, l’Eglise choisit les sept qu’on a appelé diacres, et qui, d’après leurs noms, étaient tous ou presque tous des hellénistes. Supposez que la tradition apostolique araméenne fût demeurée longtemps le seul moyen d’alimentation spirituelle de la communauté, combien les plaintes des croyants hellénistes n’eussent-elles pas été plus sérieuses et mieux fondées encorea ! Il fallut donc bientôt procéder à la translation de la tradition apostolique en langue grecque. C’est ici que s’appliquent avec plus de force encore les observations si justes de Weizsäcker sur la formation de la narration évangélique primitive. Le travail en question ne pouvait être une affaire simplement individuelle ; l’avenir de l’Eglise y était trop sérieusement engagé. Une main autorisée dut y présider, un accord se former pour la reproduction des expressions sémitiques. N’est-ce point ici encore Matthieu qui exerça l’influence prépondérante ? Ancien péager, le grec devait lui être aussi familier que l’araméen. Aussi ne m’étonné-je pas que Wetzelb, partant de l’idée d’une instruction donnée à Jérusalem aux évangélistes en vue de leur mission de narrateurs, ait choisi cet apôtre pour l’asseoir dans la chaire du professeur, autour de laquelle ses auditeurs – parmi lesquels les auteurs de nos trois synoptiques – rédigeaient leurs cours, bases de nos écrits évangéliques. La forme est assurément bien moderne ; c’est l’hypothèse de la tradition orale, on peut presque dire caricaturée. Mais le choix que Wetzel a fait de Matthieu n’est pas absolument arbitraire.
a – C’est aller beaucoup trop loin que de conclure du rôle joué par les hellénistes dans les Actes que les apôtres eux-mêmes devaient enseigner en langue grecque (Veit, ouvr. cité, p. 74) et que c’est en grec que la tradition évangélique a été formulée dès le début (Wetzel, Die synopt. Evangelien, p. 143).
b – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle) et l’écrit de Wetzel, p. 143 et suiv.
S’il est vrai que la reproduction de la tradition araméenne en langue grecque ait été soumise à un contrôle, comme on n’en saurait douter, on s’explique un fait maintes fois allégué en faveur de l’emploi de nos synoptiques l’un par l’autre : c’est l’usage qu’ils font simultanément de certains termes grecs peu communs pour rendre les termes hébraïques employés par Jésus. Ainsi, dans le récit de la tentation, πτερύγιον, que nos traductions rendent par créneaux et qui répond sans doute ici à l’hébreu kanaph, aile (comme parfois dans les LXX ; ce terme se trouve aussi chez Josèphe) ; – dans l’oraison dominicale, ἐπεούσιος, que nos versions rendent par quotidien et qui répond, selon plusieurs, à l’expression léchem machar, « le pain de demain » (de ἐπιοῦσια : le jour qui va venir), ou plutôt sans doute à léchem choukki, Proverbes 30.8, « le pain de ma ration » (de ἐπὶ–οὐσία : suffisant pour la subsistance).
Combien dura cette période du témoignage purement oral ? Nous l’ignorons, mais il est certain qu’elle dut être séparée par une transition de celle de la composition de nos évangiles. Le prologue de Luc, où il parle des nombreux écrits qui avaient précédé le sien, – écrits de la plupart desquels il ne reste certainement aucune trace à cette heure, – en fait foi. Ces écrits des πολλοίc, qui embrassaient déjà l’ensemble de l’histoire évangéliqued, furent, comme on l’a présumé, précédés et préparés par des écrits moins considérables, qui n’avaient pas encore la prétention d’être des histoires complètes et suiviese. On se borna d’abord à mettre par écrit quelque incident ou quelque discours. C’était un évangéliste, à la prédication duquel ce document devait servir d’appui, ou un auditeur, désireux de conserver dans son intégrité et sa fraîcheur la scène ou le discours qu’il avait entendu rapporter. Ces écrits anecdotiques, empruntés à la tradition apostolique ; – le trésor, comme dit Renan, où chacun puisait, – devaient être, comme celle-ci, en langue grecque ou en langue araméenne. De certaines séries de scènes, que rattachait les unes aux autres un lien moral ou chronologique, pouvaient s’y trouver réunies ; ainsi :
c – « Plusieurs. »
d – Cela ressort des termes de Luc (1.1) : διήγησιν περὶ τῶν πεπληροφορημένων ἐν ἡμῖν πραγμάτων.
e – Voir 4. L’hypothèse des sources communes (1. Traités détachés) et 4. L’évangile araméen (ou galiléen) primitif.
- les scènes sabbatiques (Matthieu 12.1-8 ; 9-14 ; Marc 2.23-28 ; 3.1-6 ; Luc 6.1-5 ; 6-11) ;
- les entretiens avec les aspirants au rang de disciples (Matthieu 8.19-22 ; Luc 9.57-62) ;
- les trois récits de la délibération du sanhédrin, de l’onction de Marie et de la trahison de Judas (Matthieu 26.3-14 ; Marc 14.1-11).
dont la relation interne saute aux yeux ; ou des séries chronologiques comme celles-ci :
- ministère de Jean-Baptiste, baptême de Jésus, tentation et retour en Galilée (Matthieu 3.1-4.17 ; Marc 1.1-15 ; Luc 3.2-.15) ;
- démoniaque de Capernaüm, guérison de la belle-mère de Pierre, guérisons au soir du même sabbat, retraite de Jésus le lendemain matin (Marc 1.21-39 ; Luc 4.31-44) ;
- journée des paraboles, tempête, démoniaque de Gadara, résurrection de la fille de Jaïrus (Marc 4.1-5.43 ; Luc 8.4-56) ;
- discours sur les purifications, Cananéenne, seconde multiplication des pains, demande d’un signe, levain des pharisiens (Matthieu 15.1-16.12 ; Marc 7.1-8.21) : tout un cycle qui manque totalement chez Luc ;
- puis le cycle final du séjour en Galilée : Césarée de Philippe, annonce de la Passion, transfiguration, enfant lunatique, nouvelle annonce de la Passion, dispute des disciples, l’enfant donné en exemple, le disciple dissident, le scandale (Marc 8.27-9.50 ; Luc 9.18-50 ; comparez Matthieu 16.13-18.9).
Nous avons vu que Renan se représentait le ministère du Seigneur généralement raconté en une seule soirée. Un tel récit n’eût pu être que très sommaire. Je supposerais plutôt qu’à l’ordinaire, c’était un de ces cycles, de ces « corpuscules de l’histoire, » comme a dit Lachmann, qui faisait l’objet d’une séance. On comprend alors plus aisément qu’un des cycles pût échapper tout entier à un évangéliste. Nous trouverions là l’explication de cette, grande lacune de Lucf dont les partisans de la théorie de la dépendance n’ont jamais pu rendre compte.
f – Le cycle Matthieu ;14.22-16.12 et Marc 6.45-8.26.
S’il existait réellement, soit en araméen, soit en grec, de pareils petits écrits, comment n’aurait-on pas cherché bientôt à les réunir le plus complètement possible pour en composer un tout, en ajoutant aux cycles du ministère galiléen le récit du voyage à Jérusalem et de la dernière semaine dans cette capitale ? Ainsi naquirent les ouvrages des πολλοί que Luc mentionne comme précurseurs du sien. L’expression ἀνατάξασθαι διήγησινg peut désigner un arrangement de faits pour en former un récit suivi ; elle signifie plus naturellement encore un arrangement de matériaux pour constituer un ouvrage. Ces écrits furent le degré préparatoire qui précéda les compositions plus organiques, plus unies, plus d’un jet, que nous trouvons dans nos évangilesh.
g – « Composer un récit. »
h – Il y a lieu de préciser dans le sens qui vient d’être indiqué ce que nous avons dit 3. Traits caractéristiques de la narration (B. Au point de vue littéraire) et dans notre Commentaire sur l’évangile de Luc, 3e éd., I, p. 84.
Dans ce que nous avons dit jusqu’ici, nous possédons les éléments-nécessaires pour nous rendre compte de leur composition.
Comme on voit, en différents points de la surface terrestre, et dans certaines régions plus que dans d’autres, affleurer le dôme granitique sur lequel reposent les formations subséquentes, ainsi, dans nos évangiles synoptiques, ressort, plus ou moins, et dans certaines parties plus que dans d’autres, le fond commun de la narration apostolique hiérosolymitaine, servant de base à tous les récits particuliers qui s’y sont rattachés plus tard.
Très certainement – sur ce point l’accord est à peu près fait – cette tradition se retrouve sous sa forme la plus adéquate dans la narration du second évangile. Marc l’avait comme sucée à sa source dès sa tendre jeunesse, qui s’était passée à Jérusalem. Plus tard, en accompagnant Pierre dans ses missions, il l’avait entendu reproduire par luii mais non sans que l’apôtre l’enrichît chaque fois de quelque trait frappant que lui suggéraient au moment même ses réminiscences personnelles ; ainsi ce regard d’amour jeté sur le jeune riche ; cet oreiller placé sous la tête de Jésus dans la barque ; l’onction d’huile employée par les apôtres dans leur première mission, etc., – autant de petits traits manquant dans les deux autres synoptiques et qui venaient spontanément illustrer les récits de Pierre, se fondant organiquement avec la tradition, dont il était lui-même l’un des principaux auteurs. Les récits de la naissance et de l’enfance n’avaient point pris place dans la narration première ; ils ne furent amenés au jour que plus tard et pour ceux aux yeux de qui la messianité de Jésus était déjà un fait acquis. Aussi ne se trouvent-ils pas non plus chez Marc.
i – « Si jamais une narration a produit l’impression de reposer sur le récit d’un témoin oculaire, c’est celle de Marc, » dit Wernle (Synopt. Frage, p. 205).
En écrivant pour les Romains, Marc n’avait nullement l’intention de leur offrir un tableau complet de l’histoire de Jésus et un compte-rendu systématique de sa doctrine ; il ne voulait que leur donner l’idée et leur laisser l’impression de sa puissance et de sa sagesse divines, et à cet effet leur présenter un certain nombre de traits dans lesquels les témoins de sa vie avaient reconnu en lui le « Fils de Dieu » (1.1) ; il puisait ces traits dans la tradition si souvent entendue à Jérusalem et de la bouche de Pierre. Le style de Marc convient aussi à cette origine. C’est du grec, écrit par un Hébreu qui ne connaît pas cette langue sous sa forme classique, mais qui l’a apprise dans l’usage ordinaire, telle qu’on la parlait en Palestine, – à peu près comme les auteurs de la version des LXX se l’étaient appropriée à Alexandrie. Aussi ne la manie-t-il pas sans quelque gaucherie, et trouve-t-on sous sa plume bon nombre d’hébraïsmes involontaires, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un Juif racontant, dans ces conditions, une histoire passée dans le milieu juif et des discours tenus en langue juive.
L’auteur du premier évangile est, comme Marc, un Hébreu de naissance, mais doué d’une culture plus élevée ; il manie le grec avec plus d’aisance, de souplesse et de fermeté. Quant au fond, il puise en partie à la même source de la tradition hiérosolymitaine, araméenne ou grecque : on la reconnaît dans toute une série de passages parallèles à ceux de Marc. Mais cette reproduction de la tradition est trop libre dans la forme et souvent trop différente de celle de Marc pour que l’une des deux rédactions soit dépendante de l’autre. Elle se présente, de plus, ici, dans des conditions particulières. D’abord, l’écrit tout entier, au lieu d’être simplement historique comme celui de Marc, est consacré à la démonstration d’une thèse : celle de la messianité de Jésus, en dépit de son rejet par Israël. L’auteur s’attache donc beaucoup moins à la description des faits qu’à leur signification. Il resserre les récits, pour appuyer d’autant plus sur la parole de Jésus qui en marque la portée. Au : lieu de reproduire les faits dans leur ordre chronologique ; il les groupe par catégories, en plaçant chaque groupe sous le patronage d’un texte prophétique qui leur imprime le caractère messianique. Enfin il insère, par parties détachées, en divers endroits de sa narration, un ouvrage antérieur complet de l’apôtre Matthieu, composé dans une intention non historique, mais didactique, et dans lequel cet apôtre avait recueilli sous certains chefs les principaux enseignements de Jésus, ceux qui lui avaient paru le plus propres, comme l’a pensé Weizsäcker, à imprimer à la vie de l’Eglise, et à la conduite de ses membres le caractère qui répondait à la volonté du Christ. Cet ouvrage remettait dans ce but, devant les yeux des croyants, l’idéal de justice tracé par Jésus (Matthieu ch. 5 à 7) ; la tâche laissée par lui aux apôtres et à l’Eglise envers Israël jusqu’au moment où la catastrophe qu’il avait annoncée mettrait fin à l’existence du peuple (ch. 10) ; le nouvel état de choses spirituel ou le royaume des cieux qui surgissait à ce moment même pour remplacer l’ancien ordre de choses condamné à périr (paraboles du ch. 13) ; la discipline intérieure de l’Eglise vis-à-vis de ses membres (ch. 18) ; enfin l’attente glorieuse qui doit la soutenir au travers des luttes, des persécutions et des séductions, jusqu’à la fin de l’économie présenté et à la victoire finale que décidera le retour glorieux de son Chef (ch. 24).
Cet écrit, composé en araméen par Matthieu, fut traduit en grec par l’auteur même de notre premier évangile, comme le prouve l’unité de style qui règne dans ce grand ouvrage ; il se servit généralement de la version des LXX pour la traduction des citations de l’A.T. renfermées dans le Recueil des discours de Matthieu ; il recourut plus souvent au texte hébreu pour les citations prophétiques par lesquelles il appuyait lui-même sa démonstration messianique. Dans ces conditions, la narration hiérosolymitaine primitive devait ressortir beaucoup moins abondamment que dans le second évangile, qui reposait entièrement sur elle.
Le troisième évangile a été composé dans des conditions plus particulières encore. Il forme avec le second surtout un parfait contraste. Luc n’a guère pu entrer en contact direct avec la tradition primitive que lorsqu’il arriva lui-même en Palestine avec Paul en l’an 58. Aussi ne discerne-t-on l’influence de cette tradition que dans un petit nombre de passages de son écrit parallèles aux deux autres. A cette époque, les « diégèses » dont il parle (1.1) étaient déjà en circulation et avaient en partie supplanté la tradition orale, qui d’ailleurs devait avoir perdu aussi dans une certaine mesure ce que Renan appelle ses « vives arêtes. » Elle ne pouvait donc plus être pour Luc ce qu’elle avait été pour Marc, sa source en quelque sorte unique et pleinement suffisante. Il dut plutôt rechercher les petits écrits particuliers dans lesquels elle avait été consignée, alors qu’elle était encore dans toute sa fraîcheur. Au contenu de ces documents, dont il se plut à conserver autant que possible le parfum antique, il joignit les renseignements que pouvaient lui fournir encore certains témoins des faits. Ainsi s’expliquent les nombreux hébraïsmes et araméismes que l’on rencontre dans toutes les parties d’un ouvrage : rédigé cependant, par un auteur qui écrivait parfaitement le grec ; car nous possédons de lui maints morceaux qui pourraient être sortis de la plume d’un auteur classiquej.
j – Il faut être bien désireux de remettre en question les points qui semblaient le plus à l’abri de la discussion, pour soutenir, comme l’a fait G.-L. Hahn (Das Evang. des Lucas. 1892, p. 6 et 34), le caractère sémitique du style de Luc dans le prologue. Le plus simple primain, en passant du v. 4, au v. 5 de Luc 1, sera frappé du contraste total entre ces deux grecs.
Ce qu’il y a de plus frappant dans ce contraste qui caractérise le style de Luc, c’est, comme nous l’avons vuk, que les hébraïsmes ou araméismes qui s’y rencontrent sont le plus souvent complètement étrangers aux morceaux parallèles des deux auteurs hébreux, Matthieu et Marc. Comment s’expliquer ce fait étrange ? Ou bien Luc, Grec lettré, a fait du pastiche et contrefait le style hébreu pour des lecteurs grecs – tandis que Matthieu s’efforce d’écrire en bon grec pour des lecteurs hébreux. Cela est-il croyable ? Ou bien il est parvenu, comme l’a bien pressenti Schleiermacher, à se remettre en possession de documents ou de renseignements araméens, qu’il a traduits ou reproduits avec une certaine liberté d’adaptation sans doute, car l’unité de style dans son écrit est incontestable. Mais, en bon négociant, il a tenu à laisser à la marchandise sa marque de fabrique : à la narration, son coloris sémitique. De là, à la fois, la ressemblance et les différences de ses récits avec ceux de Marc. On reconnaît chez tous deux un fond commun, mais reproduit librement par Marc d’après ses souvenirs de jeunesse et les récits oraux de Pierre, – chez lui la narration apostolique apparaît à nu presque tout du long, – tandis que les récits de Luc, littérairement indépendants de ceux de Marc, ont déjà passé par une élaboration qui d’ailleurs n’en a point altéré la fidélité.
k – Voir 3. Traits caractéristiques de la narration(B. Au point de vue littéraire).
C’est ce qui ressort également de la comparaison entre Luc et Matthieu. La manière dont Luc remet les paroles de Jésus en leur lieu et place, a beau être méconnue par la critique actuelle ; elle ne cesse de se défendre elle-même par son excellence interne et finira par sortir victorieuse des traitements arbitraires qu’on lui inflige. Nous croyons avoir à cet égard donné nos preuvesl.
l – Voir mon Commentaire sur l’évangile de Luc, 3e éd., 1888-1889.
La tradition orale hiérosolymitaine, reproduite simplement et complètement, avec quelques additions personnelles de Pierre, dans le second évangile ; transformée dans le premier en démonstration messianique et accrue de l’écrit de Matthieu ou Recueil des discours qui y a été intercalé ; recueillie enfin par le troisième, dans divers documents particuliers où elle avait déjà été consignée, et de plus complétée et précisée au moyen de renseignements obtenus sur place par Luc lui-même : voilà, à nos yeux, en résumé, la genèse de nos trois synoptiques et l’explication la plus naturelle de leur relation, en particulier de leurs ressemblances et de leurs dissemblances. Sans doute, pour amener cette explication jusqu’à l’évidence, qui force la conviction, il faudrait se livrer à un nouveau travail : l’étude détaillée de toutes les péricopes qui entrent dans ces trois écrits et de leurs parallèles. Peut-être quelque jeune théologien entreprendra-t-il ce travail.
Nous pouvons faire remarquer trois résultats auxquels nous avons été conduits sur trois lignes différentes : l’indépendance réciproque des trois écrits synoptiques, leur date de composition à peu près simultanée, et la distance de leurs lieux d’origine (Marc, à Rome, vers 64 ; Matthieu, vers 66, en Orient ; Luc, vers la même époque, en Syrie). Ces résultats, s’ils sont exacts, concordent. L’indépendance des trois récits, en particulier, est en accord complet avec les deux autres et reçoit d’eux sa confirmation.
1. La plus forte objection contre l’explication de la relation ; entre nos synoptiques au moyen de la tradition orale a été bien développée par Wetzelm. Les membres de l’Eglise durent dès le commencement se nourrir des récits oraux des faits et des enseignements de Jésus ; cela est conforme aux conditions du choix du remplaçant de Judas (Actes 1.21-22), à l’ordre de Jésus (Matthieu 28.20), à sa promesse (Jean 14.26). Ceux qui avaient une connaissance suivie et complète de son ministère étaient peu nombreux (Actes 1.23), et les croyants devaient éprouver le besoin de posséder mieux à cet égard que des connaissances fragmentaires. On comprend donc la formation, en vue de ces derniers, d’un type de récit embrassant l’ensemble du sujet. Mais ici précisément s’élève la difficulté. La tradition orale a en général pour effet la diversité ; ici, elle aurait produit l’uniformité. Qu’un seul et même narrateur, répétant souvent le même récit, arrive bientôt à une forme en quelque sorte stéréotypée, cela se comprend. Mais comment se représenter un accord verbal s’établissant entre plusieurs narrateurs, témoins de l’histoire évangélique ? La difficulté n’est pas de savoir comment le type, une fois fixé, se serait conservé ; les exemples de la ténacité de la mémoire orientale que nous avons rappelés plus haut le montrent assez. La difficulté est de se rendre compte du mode de sa formation. On a vu comment Wetzel lui-même a cherché à la résoudre. On ne saurait admettre un mode de faire aussi mécanique. Il faut bien reconnaître d’ailleurs que cette genèse, comme toute genèse, est enveloppée d’obscurité. Cependant les remarques que nous avons présentées plus haut sur le rôle prépondérant qu’ont dû jouer dans la formation de la tradition primitive deux ou trois personnalités marquantes, comme Pierre ou Matthieu, le soin tout particulier qui dut être apporté à la conservation des paroles du Seigneur, la répétition fréquente des mêmes récits par les mêmes bouches autorisées, nous paraissent résoudre dans une grande mesure la difficulté. Dans tous les cas, aucune hypothèse n’explique plus naturellement que la nôtre le phénomène constant chez les synoptiques de paragraphes entiers plus ou moins identiques, mais entrecoupés à chaque instant d’expressions différentes et même de portions de texte entièrement diverses. Un trait surtout s’explique de cette manière plus aisément que de toute autren. C’est le contraste fréquent entre la conformité complète des paroles dans les trois textes, et les nombreuses différences dans le récit des faits. Souvent, au moment où la narration arrive à la parole caractéristique du Seigneur qui forme le centre du récit, les trois textes coïncident verbalement, tandis qu’avant et après il y a entre eux divergence plus ou moins grande. On comprend parfaitement que les paroles se soient fixées plus rigoureusement dans la tradition orale, tandis que chacun se permettait de raconter les détails historiques un peu à sa manière, et il est naturel que cette différence se reflète dans la rédaction synoptique. On se rendrait compte plus difficilement de ces faits, si l’un des évangélistes avait sous les yeux le texte de l’autre, ou s’ils usaient de sources écrites communes : l’identité, dans ce cas, devrait être à peu près la même partout.
m – Die synopt. Evangelien, p. 9 et suiv.
n – Comme l’a très bien montré Veit, ouvr. cité, p. 116 et suiv.
Pourquoi, en effet, demande Veit (p. 117), tous ces petits changements sans importance dans le récit des faits ? On ne saurait d’une manière générale les expliquer par la possession de renseignements plus précis, et l’hypothèse de l’emploi d’un évangile par l’autre doit le plus souvent renoncer à en rendre compte. Au point de vue de la tradition orale, ces variations s’expliquent tout naturellement.
Holtzmann, tout en reconnaissant que l’hypothèse de la tradition orale est conforme à l’esprit de l’antiquitéo, soutient que les différences de nos textes ont plutôt le caractère de modifications apportées à un type écrit que celui d’altérations involontaires d’un récit traditionnelp. Il nous paraît que c’est justement l’inverse qui est vraiq. Veit l’a montré avec sagacité. Il demande avec raison : « Qu’y a-t-il de plus incompatible avec « l’esprit vivant de l’époque créatricer » que le rapport de mesquine dépendance que les critiques attribuent aux synoptiques dans l’usage qu’ils font de leurs sources écrites ? Cet attachement aussi minutieux qu’arbitraire à un type qu’on ne suit qu’autant qu’on le veut bien ; cet empressement à saisir les occasions de corriger, pour souvent faire plus mal ; cette étrange manie de chercher des profondeurs spéciales dans des traits insignifiants où personne n’aurait rien soupçonné de mystérieux ; cette singulière fidélité qui combine ici deux récits différents, ailleurs tire d’un mot, d’une comparaison, d’un récit, quelque chose d’entièrement nouveau qu’elle croit devoir savamment motiver, bien qu’on ne voie pas la nécessité de ces motifs ; ces manipulations arbitraires du texte d’un devancier, qu’on ne fait ainsi que discréditer, au lieu de le confirmer ou d’en recevoir confirmation : il est possible qu’on ne croie pas pouvoir expliquer par une autre méthode les phénomènes que présentent nos synoptiques ; mais que ce mode réponde à l’esprit vivant d’une ère créatrice, à la spontanéité d’une époque qui doit avoir engendré de son sein les grandes pensées du christianisme, personne ne nous le persuaderas. »
o – Synopt. Evangelien, p. 50 ; Hand-Comm., I, 1, p. 21.
p – Synopt. Evangelien, p. 50 et 51.
q – Ainsi dans l’exemple qu’il cite lui-même (Matthieu 12.27-28 ; Luc 11.19-20), la différence (l’Esprit de Dieu chez Matthieu, le doigt de Dieu chez Luc) ne se comprend-elle pas bien plus aisément comme l’effet involontaire de la tradition que comme celui de la volonté réfléchie d’un des deux évangélistes ?
r – Expressions de Holtzmann (Einl., 3e éd., p. 351).
s – Synopt. Parallelen, p. 94.
Holtzmann insiste sur les ressemblances verbales, que la tradition ne saurait expliquer. Mais, comme l’a fait remarquer Veit, il s’agit souvent de termes rares ou frappants qui, par leur nature même, se gravent aisément dans la mémoire ; ailleurs, de termes usuels, dans lesquels la coïncidence n’a rien de surprenant ; et presque toujours, même dans les phrases les plus concordantes (par exemple les citations identiques), on rencontre de ces légères différences comme il en échappe à la mémoire, tandis qu’elles sont inexplicables dans la supposition de l’emploi d’un document écritt.
t – Voir les nombreux exemples relevés dans le chap. III de l’ouvrage cité de Veit. spécialement p. 120 et suiv., et la conclusion de cet auteur (p. 129) : « Si le plus souvent il ne reste aux partisans de l’hypothèse de la dépendance d’autre raison que l’arbitraire de l’après-venant pour expliquer que tantôt il copie textuellement son devancier, tantôt modifie, abrège, développe, nous ne voyons pas de quel droit leur point de vue prétend être plus scientifique que celui qui explique ces phénomènes par les variations, incalculables il est vrai, de la tradition orale, laquelle par sa nature même est involontairement et inévitablement exposée à de telles variations. » (Ceci contre le mot de Holtzmann (Einl., p. 351) : que l’hypothèse de la tradition est le vrai asylum ignorantiæ de l’apologétique.)
Enfin, Holtzmann objecte la langue araméenne de la narration originaire, qui ne saurait expliquer la conformité de nos narrations grecques : on ne pourra, dit-il, jamais se représenter comment cette forme grecque stéréotypée aurait pu provenir de la forme araméenne. – Nous renvoyons le lecteur aux observations que nous avons déjà présentées sur ce pointu.
Holtzmann a du reste, contre l’hypothèse de l’emploi d’un évangile par l’auteur de l’autre, un passage typique, qui me paraît s’appliquer déjà au système qu’il défendait autrefois et plus encore à sa théorie actuelle, qui admet l’emploi par Luc non seulement de Marc, mais encore de Matthieu : « L’hypothèse de la dépendance, dit-il, ne s’est montrée viable sous aucune de ses formes. Dans toutes les combinaisons elle s’est heurtée à des difficultés qu’elle n’a pu résoudre. Elle est d’ailleurs sujette en elle-même à de graves objections : le caractère de l’époque, où l’on écrivait peu, les circonstances défavorables à une littérature chrétienne, l’invraisemblance que, dans ces conditions, un écrivain entreprît de rédiger un nouveau livre qui n’aurait été, dans la plus grande partie de son contenu, que le remaniement d’écrits déjà existants. N’eût-il pas été bien plus naturel de le compléter par quelques suppléments que de le copier ? Et quelle manière de copier ! Pourquoi ces différences dans le détail et l’ordre des récits ? Pourquoi tantôt copier mot pour mot, tantôt varier sans motif ? Pourquoi surtout tant d’omissions ? Cette manière de remanier l’écrit d’un autre répond bien peu au caractère de nos écrivains. Quel que soit l’ordre de succession que l’on établisse entre eux, on trouve toujours une somme de matériaux que le suivant aurait négligés, sans qu’on puisse découvrir à ces omissions une raison suffisantev. »
v – Synopt. Evangelien, p. 64. – Voir, sur tous ces points si bien résumés par Holtzmann, Veit, p. 129 et suiv. A propos des différences de détail dans les mêmes récits, il dit fort bien : « Ce qui empêche d’envisager le texte de l’un comme correction libre, faite après coup, de l’autre, c’est que le phénomène s’étend également à tous les trois : tantôt c’est Matthieu, tantôt Marc, tantôt Luc, qui aurait complété ou corrigé les deux autres. Ce phénomène est donc une instance en faveur de la tradition et en même temps une preuve de la fidélité avec laquelle les évangélistes l’ont reproduite dans la forme même dans laquelle elle leur avait été transmise. » – Voir spécialement p. 140-144, sur les récits de la Cène, et p. 158 et suiv., sur la répartition des matières ; Veit relève (p. 161) le fait singulier que c’est le judéo-chrétien Matthieu qui nous présente l’enfant Jésus salué par les païens, persécuté par le roi des Juifs, sauvé dans la païenne Egypte, et le paulinien Luc qui célèbre l’espérance israélite (cantiques de Marie et de Zacharie), rapporte la circoncision, la purification et la présentation au temple, et honore celui-ci par là visite de Jésus à douze ans. « Une vraie ironie que ce ne soit pas l’inverse ! » Une ironie analogue pourrait être relevée dans les récits de la résurrection. – Remarquons enfin que Wellhausen lui-même, dans son dernier ouvrage (Das Evang. Matthæi, 1904, p. 3-4), s’exprime avec une grande réserve sur le rapport de dépendance littéraire, souvent probable, mais point toujours certain, qu’impliqueraient les récits communs à Matthieu et à Luc qui manquent dans Marc.
En vérité, nous ne saurions mieux dire contre Holtzmann lui-même, avant et surtout après ce qu’il appelle son « changement de front. »
2. Paul Ewaldw a soulevé, contre le fait d’une tradition hiérosolymitaine qui aurait été la source commune de nos synoptiques, une objection sérieuse, déjà avancée par Meyer : c’est l’impossibilité qu’une narration apostolique officielle se soit formulée sous les yeux de l’apôtre Jean sans son concours et sur un type absolument différent du sien ; il réclame donc énergiquement en faveur de la part de cet apôtre dans la formation de la tradition, et il se voit conduit à supposer, comme nous l’avons dit, que le type synoptique est une branche détachée, en un lieu et sous une influence spéciale, du grand tronc de la tradition. Or, Papias nous apprend de qui est provenu ce type spécial de narration évangélique : c’est de Marc, lequel avait coutume de puiser dans les récits de Pierre : ceux-ci, par une préférence naturelle à cet apôtre, roulaient surtout sur le ministère galiléen. De là le caractère du IIe évangile, composé pour l’église romaine, et celui aussi de Matthieu et de Luc, rédigés également en Italie et sous l’influence de Marc, l’un pour les nombreux judéo-chrétiens, de ce pays (avec adjonction des Logia de Matthieu), l’autre pour les anciens païens (avec insertion dans le cadre de Marc du grand morceau 9.51-18.14, provenant d’un document séparé qui est un ouvrage tout autre que les Logia).
w – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
Autant la difficulté qui a donné lieu à cette hypothèse est réelle, autant la solution proposée est invraisemblable. Pierre aurait-il été sous le charme de ses souvenirs galiléens, au point de créer une forme de tradition à part, aussi incomplète qu’exclusive ? Comment serait-ce d’Italie et sous des influences toutes personnelles et locales que serait parti le type de tradition évangélique qui est devenu celui de l’Église universelle ? Le 1er évangile ne porte-t-il pas la trace distincte de son origine orientale et de sa relation immédiate avec la tradition palestinienne ? Luc, avant de venir à Rome, ne connaissait-il pas les églises de Syrie, d’Asie Mineure et de Grèce, et pouvait-il ignorer la forme générale de la tradition chrétienne ?
Mais la difficulté signalée demeure. Peut-elle être complètement résolue ? Il faut tenir compte avant tout du caractère réservé de Jean qui, dans l’évangile comme dans les Actes, se tient toujours à l’arrière-plan (voir Actes ch. 2, à la Pentecôte ; ch. 3, au temple ; ch. 4, devant le sanhédrin ; ch. 8, en Samarie ; ch. 15, à la conférence de Jérusalem). Partout il ne joue qu’un rôle effacé ou nul, malgré le titre de colonne que lui donne Paul, aussi bien qu’à Pierre et à Jacques (Galates ch. 2) : il semble l’avoir été par sa présence plutôt que par son intervention directe. Mais il y eut sans doute à cela des raisons plus décisives encore. La narration apostolique primitive dut nécessairement revêtir un caractère élémentaire. Jean possédait d’autres souvenirs, d’une nature plus intime, peu propres à trouver place dans les instructions destinées aux premiers croyants, et surtout à être reproduits avec exactitude par les évangélistes chargés de répéter la tradition dans les églises. Le récit des séjours de Jésus à Jérusalem n’avait évidemment pas pour ces croyants le même charme ou la même valeur que les incidents de la vie galiléenne et les enseignements de nature essentiellement morale qui s’y étaient rattachés. Les voyages à Jérusalem avaient, sauf le dernier, perdu de leur intérêt depuis la catastrophe qui avait signalé celui-ci et que les autres n’avaient fait que préparerx.
x – La tradition apostolique avait un contenu, mais non un but historique. En racontant l’histoire de Jésus, on ne voulait pas simplement instruire, mais faire naître la foi. Il n’y avait donc pas à tenir compte de tous les détails qui peuvent nous intéresser, nous, à notre point de vue historique. Jean en a, il est vrai, relevé plusieurs, entre autres les voyages à Jérusalem, mais parce qu’à ces voyages se rattachaient des discours qui n’étaient point entrés dans la tradition orale primitive, et que, conformément à son plan (montrer la croissance progressive de l’incrédulité juive qui amena la catastrophe finale), les uns et les autres avaient pour lui une valeur capitale. Cela est particulièrement vrai de l’avant-dernier, le voyage à Béthanie pour la résurrection de Lazare, événement dont l’importance principale résidait pour lui non dans le miracle lui-même, mais dans l’intime relation de ce fait avec la catastrophe finale. Comme Marc et Matthieu avaient raconté une résurrection (fille de Jaïrus), et que Luc en a une en propre (jeune homme de Naïn), Jean, a été amené ainsi à raconter aussi la sienne.
C’est ce qui explique la singulière expression dont se sert saint Paul dans sa prédication d’Antioche de Pisidie (Actes 13.31) : « Et il est apparu… à ceux qui étaient montés avec lui de Galilée à Jérusalem et qui sont maintenant ses témoins auprès du peuple. » Au point de vue des faits, désormais accomplis, de la mort et de la résurrection de Christ, le ministère de Jésus ne paraissait tout entier, ainsi que l’a dit Wichelhaus, que comme un pèlerinage solennel (ein feierlicher Heraufzug) à la ville sainte. Les visites passagères que Jésus y avait faites, n’avaient pas, pour l’instruction des églises, la même valeur que pour nous.
3. M. Bovon demande si, dans le cas où la tradition orale serait la source de nos trois synoptiques, le récit de la Passion et de la Résurrection, le plus souvent répété, sans doute, ne devrait pas être le plus littéralement semblable dans les trois écrits. Or, le récit de Luc diffère ici totalement des deux autres. – Il est vrai. Mais nous avons reconnu, à des signes irrécusables, que Luc a ses sources propres, tantôt orales, tantôt écrites, tantôt conformes à la tradition, tantôt indépendantes d’elle. Or, dans cette partie précisément, la différence de source avec les deux autres est manifestey. Quant à Marc et à Matthieu, ou bien le récit de l’un dépend de celui de l’autre, ou bien tous deux reproduisent une même tradition. Nous avons constaté l’impossibilité de la première supposition ; la seconde seule est donc vraie. Mais, dans les deux cas, il n’y a aucune conséquence à tirer de ce fait contre l’existence d’une tradition orale hiérosolymitaine nettement fixée.
y – Elle éclate, par exemple, dans les faits suivants : l’allocution aux filles de Jérusalem, l’omission de la grande séance nocturne du sanhédrin, les trois paroles de la croix propres à Luc, le brigand converti, etc.
4. Weiss reconnaît, dans son Introduction (§ 44, 3), « comme un fait indubitable, que les communications apostoliques durent se compléter et se rectifier mutuellement, et prendre peu à peu une forme stéréotypée, surtout dans une langue aussi pauvre que l’araméen, particulièrement pour les récits fréquemment répétés. » Mais il nie que l’on puisse admettre « la mémorisation et la traduction de ce type traditionnel. » Dans son Commentaire sur Matthieu et les parallèles de Luc, il a bien voulu consacrer quelques pagesz à réfuter l’exposé de l’hypothèse de la tradition orale que j’avais donné dans mon Commentaire sur l’évangile de Luc. Il n’y a pas plus à s’étonner, pense Weiss, des changements qu’un évangéliste aurait fait subir à la teneur et à l’arrangement des paroles du Seigneur, en face d’une rédaction donnée, que de ceux que la tradition y aurait apportés. Cela revient au fond au même. – Il y a pourtant cette différence, que ces derniers peuvent être involontaires, tandis que les premiers sont réfléchis et volontaires, ce qui est loin d’être « la même chose » au point de vue du respect.
z – p. 61-63.
Weiss demande comment Luc pourrait avoir eu connaissance des situations et occasions particulières qu’il assigne aux paroles du Seigneur. Mais ne le dit-il pas lui-même dans son prologue ? Il s’est informé et informé exactement, tout particulièrement touchant l’ordre des récits. Je crois avoir démontré assez clairement, dans mon Commentaire et dans cet ouvrage même, l’excellence des résultats auxquels l’ont conduit ces informations prises sur les lieux.
Enfin Weiss attribue ma répugnance pour la critique actuelle et ses conséquences « à ma conception de l’inspiration des évangiles canoniques. » Ce que j’ai dit, d’après le prologue de Luc, de la manière dont cet écrit a été composé, aurait dû suffire pour détromper Weiss et me mettre à l’abri de cette imputation. Ce n’est pas, à mes yeux, l’inspiration des écrivains sacrés qui s’oppose aux manipulations des paroles et de l’histoire de Jésus qu’on leur attribue, mais leur honnêteté. Il m’est impossible de croire qu’un écrivain sincère puisse rapporter les paroles d’un homme qui fait autorité pour lui et (il le sait) pour ses lecteurs, en les remaniant de son chef quand il a sous les yeux l’écrit où il en puise la teneur ; qu’il puisse, par exemple, retrancher trois béatitudes sur sept et ajouter quatre malédictions, substituer « pas même un bâton » à « seulement un bâton, » inventer une mission des soixante-dix disciples, qui n’a jamais existé, pour leur appliquer une allocution adressée aux douze, etc., etc. Ce procédé me paraît d’ailleurs inadmissible non seulement au point de vue de la droiture, mais à celui de la logique. Si l’auteur a foi dans sa source, comment se permet-il de la modifier ? S’il n’y a pas foi, pourquoi croit-il devoir la reproduire à l’usage de l’Église ? Simons pense que l’on n’attribuait pas comme nous une valeur canonique aux écrits que l’on consultait. Parfaitement ! Mais si on les prenait comme sources, c’est qu’on les envisageait comme dignes de foi.
L’inspiration de nos évangiles, telle que je la comprends, n’en garantit point la vérité historique dans tous leurs détails. Elle appartient à un domaine plus élevé : elle se rapporte aux divers aspects sous lesquels la pensée de Dieu dans l’œuvre de Christ a été révélée aux apôtres par la parole du Seigneur lui-même et par l’Esprit saint dont l’action accompagnait cette parole. Chaque évangéliste, saisi par tel ou tel aspect de cette œuvre qui frappe son regard interne, se sent poussé à communiquer cette impression en même temps qu’il reçoit la capacité de le faire. Ainsi, chez Matthieu, l’œuvre de Christ est saisie et présentée comme le point d’aboutissement du passé israélite, sa, consommation au triple point de vue de la loi, de la prophétie et de l’histoire, comme l’avènement de ce royaume des cieux dont, la théocratie juive n’avait été que l’acheminement et la figure. Si l’on cherchait une parole où fût spécialement signalée la révélation apostolique de cet aspect de l’œuvre de Jésus, on la trouverait dans Luc 24.45 : « Il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures. » – Chez Marc, le Seigneur est contemplé pour lui-même, non plus en relation avec le passé d’Israël : Jésus, dans sa grandeur personnelle, tout rayonnant d’actes de puissance et de paroles de sagesse qui, se succédant coup sur coup, comme les éclairs dans un orage, font éclater sa double dignité de Messie et de Fils de Dieu. Nous connaissons celui à qui fut tout particulièrement accordée cette révélation : c’est l’apôtre auquel il fut dit, à la suite de sa hardie profession : « Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux » (Matthieu 16.17). – L’aspect de l’œuvre de Jésus révélé à Luc n’est pas sa grandeur personnelle, ni le rapport de son œuvre au passé Israélite, mais le grand avenir de salut qu’ouvre son apparition à l’humanité tout entière, spécialement au monde païen. Nous connaissons aussi l’homme à qui fut accordée cette révélation et le moment auquel elle remonte : « Lorsqu’il plut à Dieu, dit saint Paul, de révéler en moi son Fils pour que je l’annonçasse parmi les Gentils » (Galates 1.15.16).
Nos trois évangélistes ont été jugés dignes de recevoir par les communications apostoliques cette triple révélation et de se l’assimiler assez puissamment pour se sentir appelés à la transmettre au monde. C’est là leur inspiration. Qu’on n’y cherche donc pas la garantie de leur infaillibilité historique : elle n’éloigne pas nécessairement toute erreur de détail, comme du reste leurs récits en font foi. Mais c’est à elle qu’est due cette absolue objectivité, cet oubli d’eux-mêmes, cette noble simplicité, cette absence d’emphase, cette sainte sobriété dont tout cœur accessible à la vérité subit l’ascendant.
En prétendant que c’est la notion que j’ai de l’inspiration apostolique qui m’empêche d’admettre les résultats de sa critique ou de celle de ses collègues, Weiss se trompe donc. J’obéis tout simplement à une impression que Schaff a exprimée en disant. : « Les évangélistes font l’impression d’une absolue honnêteté. » Je croirais porter atteinte à ce caractère en leur attribuant des procédés comme ceux que leur impute la critique qui les fait dépendre les uns des autres ou de sources communes. Je ne parle pas de l’école de Baur, aux yeux de laquelle chacun d’eux manipule la matière au profit de ses préjugés religieux, comme le potier l’argile au gré de son caprice, mais de la critique, de Holtzmann, de Simons, de Weiss lui-même, qui doit dire avec Jülicher : « Le souci de la vérité historique est chose inconnue aux évangélistesa. »
a – Einl. in das N.T., p. 290-291 : « Angst vor Verletzung der geschichtlictien Wahrheit kennen sie nicht. »
Au reste, ici encore, ce n’est pas de sincérité seulement qu’il s’agit, mais de logique. Si les évangélistes attribuent aux paroles du Seigneur une autorité, à tel point que, comme ledit Jülicher, elles constituaient pour la jeune communauté chrétienne « la norme décisive » (die mass-gebende Instanz) de la pensée et de la conduite, et que « chaque syllabe sortie de cette bouche possédait aux yeux de l’Eglise un prix immenseb, » comment ces mêmes évangélistes auraient-ils fait subir à ces paroles les modifications réfléchies dont témoigneraient nos évangiles, composés comme on le suppose, et porté atteinte à ce qui était pour eux et leurs lecteurs l’autorité suprême ? On dira que c’était en suivant quelque autre source. On se les représente donc compilant leurs récits, comme ferait un savant moderne, prenant un manuscrit, puis le posant pour en reprendre un autre ! Ou bien l’on parle de simples réminiscences et l’on dit avec Jülicher que « Marc était au premier rang dans la pensée de Matthieu et de Luc. » Nous avons déjà montré l’insuffisance de cet expédient.
b – Ibid. p. 287.
Mais si l’initiation des évangélistes aux différents aspects de la pensée divine dans l’histoire de Jésus ne garantit pas l’exactitude complète de leurs narrations dans tous les détails, pouvons-nous encore nous fier à ces écrits ? Ne peut-on supposer qu’ils nous décrivent un personnage plus ou moins fictif ? que nous sommes en présence d’un idéal, éveillé sans doute par une personnalité réelle, mais qui a jailli, à son occasion, des profondeurs de la conscience et de l’imagination humaines ? On allègue principalement deux arguments : les contradictions que renferment nos synoptiques, par exemple dans les récits de la naissance chez Matthieu et Luc, dans ceux de la résurrection chez Luc d’une part, Matthieu et Marc de l’autre ; la différence de jour dans le récit de la malédiction du figuier entre Marc et Matthieu ; les deux possédés de Gadara (au lieu d’un) chez Matlhieu, etc., etc., puis les innombrables différences dans le compte-rendu des paroles de Jésus. Nous ne reviendrons pas ici sur la portée de ces différences, traitées déjà dans l’étude de chacun de nos évangiles. Nous dirons seulement que, dès qu’on envisage ces différences non comme intentionnelles, – ainsi qu’elles ne pourraient manquer de l’être dans l’hypothèse de la dépendance ou dans celle des sources communes, – mais comme l’effet naturel et involontaire des variations subies par la tradition et des sources de renseignements particuliers parvenues à chacun des évangélistes, elles prouvent l’indépendance des trois récits et fournissent, grâce à leur merveilleuse harmonie quant à l’ensemble du fait raconté, la preuve la plus éloquente de sa réalité.
Le second argument a été énoncé par Baur avec une franchise parfaite : « L’argument fondamental pour l’origine postérieure de nos évangiles reste toujours celui-ci : chacun pour soi et tous ensemble, ils racontent de la vie de Jésus trop de choses qui ne sauraient s’être réellement passéesc. » Quelles sont ces choses impossibles ? Naturellement les miracles. Rarement la critique négative l’avoue aussi franchement. Mais, à y regarder de près, on en revient toujours là : à la négation du surnaturel. Nous pouvons nous borner ici à remarquer que cet argument relève de la philosophie et non de l’histoire. S’il a plu au Dieu vivant d’intervenir dans la marche de l’humanité, ou s’il l’a entièrement livrée à elle-même, c’est ce que personne ne peut savoir a priori : c’est aux faits à décider de cette question ; et jamais ils n’ont parlé plus haut que dans l’apparition de Jésus-Christ.
c – Kritische Untersuchungen über die kanonischen Evangelien, p. 530.