La Bible syriaque présente un intérêt unique, car elle est la plus ancienne de toutes les versions chrétiennes de la Bible. Ses origines remontent à la génération qui suivit immédiatement l’âge apostolique. Elle provient de l’Église d’Édesse (aujourd’hui Orfa), qui était le fruit des travaux missionnaires de l’Église d’Antioche. L’existence de cette version, faite dans un dialecte populaire dont la valeur littéraire était peu estimée, montre que la préoccupation de donner les Écritures au peuple dans sa propre langue remonte aux origines même de l’Église chrétienne.
[La Bible syriaque qui est venue jusqu’à nous s’appelle la Peschitto. L’identité de cette Bible, sorte de Vulgate syriaque, avec la première Bible syriaque, est aujourd’hui contestée. En tout cas, l’antiquité de la Peschitto ressort du fait qu’Éphrem le Syrien, dans un commentaire qui date d’environ l’an 350, juge nécessaire d’expliquer des expressions de cette version qui étaient devenues obscures. Donc, à ce moment-là, cette version était déjà ancienne.]
Et le peuple, auquel elle était destinée, sut en profiter. Plusieurs témoignages montrent à quel point elle contribua, dans ces régions, à rendre populaires les connaissances bibliques.
Comme Éphrem, chrétien, écrivain et évangéliste distingué du quatrième siècle, arrivait, vers 325, à Édesse, où il venait d’être nommé évêque, il aperçut quelques femmes occupées à laver leur linge sur les bords de la rivière. L’une d’elles le regardant plus fixement qu’il ne le trouvait convenable, il lui dit : « Aie un peu de retenue, femme. Regarde à terre. — Rien de mieux, répondit-elle, pour l’homme, que de regarder à terre, puisque c’est de la terre qu’il a été tiré. Mais pour cette même raison, je puis bien te regarder, puisque la femme a été tirée de l’homme. — Si les femmes, ici, dit Ephrem en continuant son chemin, ont tant d’esprit, que doivent être les hommes ? » La réponse de cette femme à Éphrem montre combien le peuple, à ce moment, était familier avec les textes bibliques.
Dans un de ses sermons, ce même Éphrem disait : « Que d’autres se glorifient de converser avec les grands, les chefs, les rois. Toi, glorifie-toi devant les anges de Dieu de converser par les Écritures avec le Saint-Esprit. »
Ces témoignages sont du quatrième siècle, et concernent plutôt les habitants des villes. En voici un du cinquième siècle, qui montre que la Bible était connue dans les villages non moins que dans les villes. C’est un autre Père de l’Église, Théodoret, qui parle.
Nos hommes sont familiers avec Matthieu, avec Barthélemy, avec Jacques, que dis-je, avec Moïse, avec David, avec Josias, avec les autres apôtres et les autres prophètes, autant qu’avec les noms de leurs propres enfants… Et ce ne sont pas seulement ceux qui enseignent dans l’Église que nous voyons familiers avec ces doctrines, ce sont même des cordonniers, des forgerons, des ouvriers en laine, et d’autres artisans, ce sont aussi des femmes, et, avec des femmes cultivées, celles qui doivent gagner leur vie, des couturières et des domestiques. Et ces connaissances, on les trouve chez les gens de la campagne comme chez les gens de la ville. Vous verrez jusqu’à des hommes qui manient la bêche, jusqu’à des pâtres, jusqu’à des jardiniers, qui s’entretiennent de la divine Trinité, de la création de l’univers, et qui en savent bien plus long sur la nature humaine qu’Aristote ou Platon. Mieux encore, ils recherchent la vertu, évitent le vice, songent aux châtiments qui se préparent, attendent sans effroi le tribunal divin… et entreprennent toutes sortes de travaux dans l’intérêt du royaume des cieux.
Cette version syriaque fit son œuvre bien au delà des régions de l’Asie mineure. Elle a fourni une carrière missionnaire admirable. Un savant anglais, le Dr Scrivener, s’exprime ainsi : « On la lut également dans les assemblées des Nestoriens, aux villes fortes du Kourdistan ; dans celles des Monophysites dispersés à travers les plaines de la Syrie ; dans celles des chrétiens de Saint-Thomas, aux côtes du Malabar, et dans celles des Maronites, aux flancs du Liban ». Et un savant français, l’abbé Martin, s’exprime ainsi : « Les contrées sur lesquelles les Églises de Syrie ont exercé leur influence s’étendent des bases du Taurus, à l’occident, jusqu’aux frontières de la Chine et de l’Inde, à l’orient »[a]. Cette affirmation, loin d’être exagérée, reste en deçà de la réalité. En effet, une inscription nestorienne découverte en Chine atteste qu’au septième siècle des missionnaires nestoriens, qui parlaient le syriaque, ont pénétré jusque dans l’intérieur de la Chine.
[a] Les Origines de l'Église d’Édesse, p. 13, 17.
Les missions nestoriennes, avec la Bible syriaque aux mains des missionnaires, se poursuivirent du sixième au onzième siècle, et créèrent des foyers d’action chrétienne jusqu’à Marv, Herat et Samarcande, villes des régions anciennes qui correspondent au Turkestan, à l’Afghanistan, à la Tartarie modernes.
C’est à Éphrem le Syrien que nous devons de posséder encore une partie d’un manuscrit de la Bible syriaque. Voici comment. Un millier d’années environ après sa mort, un de ses admirateurs se mit en tête de copier ses sermons. Comme les parchemins, alors, étaient rares et coûteux, ce personnage prit un ancien exemplaire de la Bible, en fit disparaître le texte avec de la pierre ponce, et écrivit à la place du texte sacré les discours d’Éphrem. Au seizième siècle, ce parchemin, acquis avec d’autres manuscrits, fut apporté en France, tomba entre les mains de Catherine de Médicis et fut offert par elle à la Bibliothèque royale de Paris. Plus tard, on s’aperçut que sous le texte actuel se trouvaient les traces d’un texte plus ancien, et ce dernier fut restauré, au moins en partie, au moyen de produits chimiques. Voilà comment la bibliothèque de Paris se trouve posséder un des plus précieux trésors littéraires du monde, un manuscrit du cinquième siècle de la Bible syriaque.
En 1556, comme le cardinal Pole se préparait à quitter Rome pour aller prendre possession de l’archevêché de Cantorbéry, où il allait succéder au martyr Cranmer, un ecclésiastique syrien lui demanda la permission de se joindre à lui pour traverser les Alpes. Il voulait se mettre sous sa protection. Lui aussi allait vers le nord, mais son but était tout différent de celui du cardinal. Il s’appelait Moïse et venait de la ville de Mardin, en Syrie. Il avait appris que le chancelier de l’empereur Ferdinand Ier connaissait le syriaque, et espérait recevoir son aide pour exécuter le projet qui l’avait amené en Europe, le projet de faire imprimer le Nouveau Testament syriaque. Son entreprise réussit. Le chancelier se montra favorable à son dessein, y intéressa l’empereur, qui fit fondre des caractères et fit imprimer le manuscrit à ses frais. Encore un roi qui se fit serviteur de la Parole de Dieu. C’est la première fois que les Écritures saintes furent imprimées en syriaque.
Au commencement du dix-neuvième siècle, un évêque syrien, Mar Dionysius, donna à un savant anglais, Claudius Buchanan, en visite à Angamali, un manuscrit de la Bible syriaque. « Nous l’avons conservé pendant mille ans, lui dit-il, mais il sera encore mieux placé dans vos mains que dans les nôtres ». Buchanan remit le manuscrit au comité de la Société biblique britannique, qui le fit imprimer.
Ce qui fait la valeur de cette Bible syriaque, c’est qu’elle a été traduite directement de l’hébreu, tandis que la plupart des versions anciennes ne sont que des versions de seconde main, faites sur celles des Septante. Les manuscrits hébreux d’après lesquels la Bible syriaque a été traduite étaient beaucoup plus anciens que ceux des Massorètes, dont la reproduction constitue le texte hébreu sur lequel la Bible est traduite depuis des siècles. Le texte de la Bible syriaque offre donc un moyen sérieux de contrôler le texte hébreu actuel. Il y a entre les deux des différences qui proviennent soit de variantes, soit de l’adoption de voyelles différentes, soit de la confusion entre des lettres similaires, mais, cela dit, la comparaison des deux textes permet d’affirmer que le texte des Massorètes (donc notre texte actuel) est bien conforme, dans l’ensemble, au texte plus ancien.
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