Une grande Convention pour le développement de la vie chrétienne avait lieu à Perth, en Écosse. Hudson Taylor avait obtenu, non sans peine, quelques minutes pour parler de la Chine et des besoins de cet immense empire peuplé de quatre cents millions d'âmes, — le quart de la race humaine ! — Pénétré de l'importance du moment et des conséquences que son message pouvait avoir, sentant vivement, d'autre part, sa faiblesse et son insuffisance, il avait passé la matinée en prière, seul avec Dieu. Le moment était venu de monter sur l'estrade et de paraître devant une multitude de visages tournés vers lui. En parcourant les lettres d'introduction de ce jeune inconnu le président lui avait dit :
« Mon cher Monsieur, vous n'avez certainement pas compris le caractère de cette Convention. Nos réunions ont pour but l'édification spirituelle. »
Hudson Taylor ne pouvait comprendre que l'obéissance au commandement suprême du Sauveur ressuscité fût incompatible avec l'édification spirituelle. Cette obéissance lui semblait plutôt être la racine de toute vraie bénédiction et le moyen le plus sûr d'expérimenter une communion plus profonde avec Dieu. Cependant ce n'était pas sans luttes qu'il se risquait à insister sur cette manière de concevoir les choses. Car, dans ces jours-là, les missions en terre païenne n'occupaient pas une place bien importante, et sa crainte de parler en public était encore dépassée par les scrupules qu'il avait de se mettre en évidence1. Entouré d'une multitude de chrétiens intelligents, influents, préoccupés des choses spirituelles, il éprouvait un ardent désir de leur communiquer une étincelle du feu qui brûlait en lui et de leur faire voir et sentir des besoins infiniment plus grands et plus pressants que les leurs.
Son émotion était si vive qu'il se sentit vaciller en gravissant les marches de la tribune. Il se cramponna à la rampe, et tout ce qu'il trouva la force de dire fut : Prions Dieu ! Et il pria comme il savait prier, c'est-à-dire qu'il s'adressa à Dieu avec la simplicité et la liberté d'un enfant qui s'entretient avec son père. Cette entrée en matière inaccoutumée lui gagna plus d'un cœur et fit une impression extraordinaire. Un silence solennel plana sur l'assemblée avant même la fin de la prière.
Puis, sans autre préambule, il raconta qu'allant de Shanghaï à Ningpo, dans une jonque indigène, il remarqua parmi ses compagnons de voyage un jeune Chinois qui avait passé quelques années en Angleterre et répondait au nom de Pierre. Bien que n'étant pas entièrement étranger à l'Évangile, il ne connaissait rien de son pouvoir libérateur. Heureux de ses dispositions favorables, il tenta de le gagner à Christ et ils devinrent de bons amis. Approchant de Sungkiang, il se préparait à descendre pour y parler de Jésus et distribuer des traités lorsque, tout à coup, alors qu'il était dans sa cabine, il tressaillit en entendant un clapotement et un cri poussé par un homme tombé à l'eau. Se précipitant aussitôt sur le pont, il s'aperçut que Pierre manquait.
— Oui, crièrent les bateliers sans s'émouvoir, c'est là-bas qu'il est tombé.
Abattre la voile et sauter dans l'eau était l'affaire d'un instant, mais rien n'indiquait l'endroit précis où l'accident s'était produit. Cherchant de tous côtés, en proie à une véritable angoisse, Hudson Taylor aperçut des pêcheurs avec un filet. C'était précisément ce qu'il fallait.
— Venez, cria-t-il en reprenant espoir, venez et jetez votre filet à cet endroit. Un homme se noie !
— Veh bin ! fut la stupéfiante réponse, « ça nous dérange ».
— Que parlez-vous de dérangement ! Venez vite, ou ce sera trop, tard.
— Nous sommes très occupés à notre pêche.
— Qu'importe votre pêche ! Venez seulement, venez tout de suite et je vous paierai bien.
— Combien nous donneras-tu ?
— Cinq dollars ! Seulement ne vous attardez pas à discuter. Sauvez cette vie sans délai !
— C'est trop peu ! crièrent-ils, nous ne viendrons pas à moins de trente dollars.
— Mais je n'ai pas tant que cela sur moi ! Je vous donnerai tout ce que j'ai.
— Et combien peux-tu avoir ?
— Je ne sais pas. Environ quatorze dollars.
Ils vinrent alors et du premier coup leur filet ramena le corps de l'homme perdu. Mais tous les efforts tentés pour rétablir la respiration demeurèrent vains. Il n'était que trop évident que la vie s'était enfuie, sacrifiée à la grossière indifférence de ces hommes qui auraient pu facilement la sauver.
Un sentiment d'indignation se répandit dans l'immense auditoire. Se pouvait-il qu'il y eût quelque part sur la terre, des gens si insensibles et si égoïstes ! Mais la voix grave de l'orateur continua, faisant d'autant plus d'impression que la conclusion était plus inattendue :
Le corps d'un homme a-t-il donc une valeur tellement supérieure à celle de son âme ? Nous condamnons ces pécheurs païens. Nous disons qu'ils ont été coupables de la mort d'un homme, parce qu'ils pouvaient aisément le sauver et ne l'ont pas fait. Mais que dites-vous des millions que nous laissons périr, et cela pour l'éternité ? Que pensez-vous du commandement si clair : « Allez dans tout le monde et prêchez l'Évangile à toute créature », et de cette question pénétrante inspirée par Dieu même : « Si tu manques de délivrer ceux que l'on traîne à la mort et ceux qui sont près d'être égorgés ; si tu dis : Ah ! nous ne le savions pas !... Celui qui sonde les cœurs ne le voit-il pas ? Et ne rendra-t-il pas à chacun selon ses œuvres ? » (Prov. XXIV, II.).
On peut faire taire sa conscience en alléguant que la Chine est bien loin, bien peu connue, que son immense population est en grande partie inaccessible. Il n'en est pas moins vrai que chacun de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, est une âme pour le salut de laquelle un prix infini a été payé. Chacun d'eux a le droit de savoir qu'il a été racheté par le sang de Christ et de recevoir l'offre de la vie éternelle en Son nom. Pendant qu'ici nous nous occupons d'autres choses, de choses d'ailleurs très utiles peut-être, eux vivent et meurent sans Dieu et sans espérance. Un million d'âmes dans ce seul pays passent chaque mois dans le monde où nous ne pouvons les atteindre.
Dans un tableau rapide, Hudson Taylor passa en revue, non seulement les provinces de la côte où était confinée la petite troupe des missionnaires protestants, mais le vaste intérieur encore fermé. Ce fut une révélation pour la plupart des auditeurs, sinon pour tous. Million après million, leurs semblables, inconnus, oubliés jusqu'alors, furent placés devant eux de telle manière que désormais des cœurs chrétiens ne pouvaient rester indifférents à leurs besoins. Ce n'était pas ainsi que les missionnaires parlaient d'habitude. Chaque auditeur se trouvait en face de faits qu'il devait voir à la lumière divine, et sur lesquels il entendait le verdict de Dieu Lui-même. Et quel verdict !
L'Écosse, avec ses quatre millions d'habitants, a besoin de plusieurs milliers de pasteurs pour veiller aux intérêts spirituels d'un peuple éclairé déjà par l'Évangile. La Chine, avec une population cent fois plus nombreuse, n'a que quatre-vingt-onze missionnaires protestants de toutes dénominations, c'est-à-dire, en moyenne, à peine un pour quatre millions d'âmes. Et encore tous ces missionnaires sont-ils groupés dans un très petit nombre de centres, voisins de la côte. Dans l'immense intérieur, habité par deux cents millions de nos semblables, jamais une voix ne s'est fait entendre pour proclamer le salut gratuit par l'œuvre accomplie de Christ. Nous croyons cependant que « les méchants descendent au séjour des morts avec toutes les nations qui oublient Dieu ». Étonnante inconséquence, effrayante indifférence à l'égard de la volonté clairement révélée de Celui que nous appelons Seigneur et Maître et à l'égard des besoins les plus profonds de l'âme humaine !
C'était pour ces provinces lointaines que le missionnaire plaidait, ces contrées aussi vastes que toute l'Europe qui n'avaient jamais vu un missionnaire protestant.
Hudson Taylor posa cette question pénétrante :
Croyez-vous que chaque unité de ces millions ait une âme immortelle, et qu'il n'y ait « sous le ciel aucun autre nom » que le précieux nom de Jésus « par lequel nous puissions être sauvés ? » Croyez-vous que Lui, et Lui seul, soit le Chemin, la Vérité et la Vie, et que nul ne vienne au Père que par Lui ? Si vous le croyez, pensez à la condition de ces âmes non sauvées et demandez-vous si vous avez fait tout ce que vous pouviez pour Le leur faire connaître.
Vous avez beau dire que vous n'avez pas reçu de vocation définie pour vous rendre en Chine. Devant les faits que je vous ai cités, vous devriez plutôt vous assurer que vous avez un appel spécial pour rester chez vous. Si, sous le regard de Dieu, vous ne pouvez pas affirmer qu'il en soit ainsi, pourquoi désobéissez-vous au Seigneur qui vous commande d'aller ? Pourquoi refusez-vous de « venir au secours de l'Éternel contre les hommes puissants » ? Si néanmoins il est parfaitement clair que le devoir — je ne dis pas vos goûts, votre plaisir ou vos affaires vous retienne ici, travaillez-vous par la prière autant que vous le pouvez pour ces créatures malheureuses ? Employez-vous toute votre influence pour avancer la cause de Dieu au milieu d'elles ? Vos biens sont consacrés d'une manière telle qu'ils puissent aider à les sauver ?
Rappelant une expérience dont le douloureux souvenir lui restait, ineffaçable, Hudson Taylor raconta l'histoire d'un converti de Ningpo qui, dans la joie de sa foi récemment éclose, lui demandait :
— Depuis combien de temps connaît-on cette Bonne Nouvelle dans votre pays ?
— Depuis longtemps, fut la réponse évasive, depuis des centaines d'années.
— Des centaines d'années ! s'écria l'ancien chef bouddhiste, et vous n'êtes jamais venu nous la dire !
— Mon père cherchait la vérité, ajouta-t-il tristement, il l'a cherchée longtemps et il est mort sans l'avoir trouvée. Oh ! pourquoi n'êtes-vous pas venus plus tôt ?
Dirons-nous que la voie n'était pas ouverte ? continua l'orateur. En tous cas, maintenant elle est ouverte. Avant la prochaine conférence de Perth, douze millions de Chinois de plus auront passé dans l'éternité ! Que faisons-nous pour leur apporter la nouvelle de l'amour rédempteur ?
Le Seigneur Jésus donne à chacun de nous cet ordre : « Allez » Il dit : « Allez dans tout le monde et prêchez l'Évangile à toute créature. » Oserez-vous lui répondre : « Cela me dérange ? » Lui direz-vous que vous êtes occupé à pêcher, que vous avez acquis un champ, acheté cinq couples de bœufs, épousé une femme, ou que, pour d'autres raisons, vous ne pouvez obéir ? Accepterait-Il de semblables excuses ? Avons-nous oublié « qu'il nous faut tous comparaître devant le tribunal de Christ ». que chacun de nous recevra suivant ce qu'il aura fait dans son corps ? Oh ! souvenez-vous de prier, de travailler pour les millions de Chinois non évangélisés, ou vous pécherez contre vos propres âmes.
L'impression produite par ce plaidoyer fut si profonde que l'assemblée se dispersa silencieusement. Beaucoup cherchèrent Hudson Taylor pour s'entretenir avec lui de son œuvre et lui offrir de l'aider. Ce discours eut dans tout le pays un immense retentissement. La plupart des journaux religieux le reproduisirent. On parlait partout de ce jeune missionnaire qui, sans aucun appui humain, sans être soutenu par aucun comité, par aucune Église, partait pour évangéliser l'intérieur de l'immense empire chinois.
Se sentant appelé par Dieu à cette tâche surhumaine, il s'en allait avec un calme parfait et la certitude que le Seigneur lui ouvrirait la voie. En présence d'une telle foi, tous avaient l'impression qu'un prophète s'était levé parmi eux. Une des plus grandes églises se remplit d'auditeurs avides d'entendre parler plus en détail de la Mission projetée. D'autres occasions s'offrirent, et ces réunions procurèrent à Hudson Taylor des amis nombreux qui furent pour lui de fidèles soutiens. Pendant de longues années, beaucoup se souvinrent avec reconnaissance de leur rencontre avec ce serviteur de Dieu à la Convention de Perth en 1865.
Un prophète, avons-nous dit ; non pas un rêveur ou un utopiste, mais un homme de Dieu, tranquille, pratique, puissant dans la prière, dont les paroles avaient du poids et de l'influence, (lui avait été amené, comme nous allons le voir, par sa foi et ses expériences intimes, c'est-à-dire par l'Esprit de Dieu, à lancer de cette manière inattendue l'œuvre de la Mission à l'Intérieur de la Chine.
1 Dans le train qui l'emmenait d'Aberdeen à Perth, il écrivait à sa femme restée à Londres, sa principale collaboratrice dans la prière :
« 5 septembre 1865. — Par la bonté de Dieu, j'ai pu obtenir quelques lettres d'introduction pour Perth. Puisse le Seigneur m'aider, me conduire et m'employer là-bas. Mon espérance est en Lui. Je ne désire pas me plaire à moi-même, mais bien plutôt m'exposer pour l'amour de la Chine. J'ai grand besoin d'ajouter à la foi le courage ; que Dieu me le donne. »