Le dernier but de l’argumentation, c’est l’action, ou la détermination de la volonté. Or, la volonté n’est déterminée que par l’affection.
Tout notre raisonnement, dit Pascal, se réduit à céder au sentiment.
On ne veut que ce qu’on aime, ou, du moins, on ne veut que parce qu’on aime.
Partout où il s’agit de déterminer la volonté, il faut, de deux choses l’une, ou s’adresser à une affection déjà existante, lui faire appel, l’exciter en lui présentant les objets dont elle se nourrit, ou créer des affections en rapport avec le but qu’on se propose.
Mais le second cas n’a jamais lieu, au moins en sens absolu. Nous pouvons réveiller les affections ; nous ne les créons pas. Je dis cela du bien comme du mal. L’attrait (car ce nom convient mieux que l’affection), l’attrait ou le besoin existe ; s’il n’existait pas, en vain nous l’évoquerions. C’est un germe, peut-être enseveli, mais non pas mort. Un scélérat est souvent caché dans un honnête homme ; et souvent il ne faut à cet homme que des circonstances pour devenir criminel. Il faut plus que des circonstances à l’homme naturel pour devenir saint. Il lui faut un principe de rénovation qui est en dehors et au-dessus de l’ordre naturel. – Mais ce principe extraordinaire de rénovation, il faut qu’il trouve où se poser. Il faut qu’il y ait dans l’âme humaine un sol pour le recevoir. Si la mort dont parle saint Paul (Ephésiens 2.1,5) était l’anéantissement de tous les sentiments et de toutes les idées qui sont en rapport avec le bien, c’en serait fait de l’homme pour jamais. Le germe est opprimé, non anéanti. Il s’agit donc, dans tous les cas, de présenter à l’âme ce qui est capable de l’attirer. C’est ce qu’on appelle toucher. Tant que vous n’avez fait que prouver, ou tant que votre preuve n’a atteint dans l’homme que son intellect, l’auditeur n’a pas été touché ; il demeure intact.
Au lieu de toucher, on dit aussi émouvoir (mettre en mouvement). La simple conviction de l’esprit ne met rien en mouvement ; l’âme reste immobile ; l’esprit, il est vrai, a subi une impression, a reçu une empreinte ; mais l’homme, pris dans son ensemble, reste où il était ; et la question était justement de le faire changer de place. Tout ce qui, dans ce sens, est propre à le faire changer de place, s’appelle motif.
De ce que l’homme suit son attrait (trahit sua quemque cupido), et de ce que, dans notre état actuel, l’attrait des choses sensibles et passagères est très vif, tandis que l’attrait pour l’invisible est endormi et demande à être éveillé, il est résulté, il résulte tous les jours qu’on détermine la volonté de l’homme par l’attrait des choses sensibles et dans la direction de ces choses. Alors l’homme n’est plus libre, non pas pourtant parce qu’il subit une attraction, puisqu’en définitive il faut bien qu’il en subisse une, mais parce qu’il la subit d’en bas au lieu de la subir d’en haut, parce qu’il n’est pas attiré dans le sens de sa meilleure, mais de sa pire nature, parce qu’il obéit à une attraction à contre-sens de sa loi, qui est Dieu : or, la conformité à la loi, c’est pour lui la liberté.
La liberté de l’homme, qui est un être relatif, ne peut pas consister à agir sans motifs, mais par de bons motifs. Nous ne lui en présenterons que de bons, mais nous lui en présenterons.
Chose remarquable, et qui montre que toute lumière n’est pas éteinte dans l’homme, il peut bien se décider par de mauvais motifs, mais il a besoin de se les déguiser ; encore moins oserait-il les alléguer à d’autres ; et surtout il n’oserait proposer expressément le mal à des hommes assemblés, ou, pour mieux dire, leur présenter pour motif la pure et simple satisfaction d’une convoitise. L’éloquence ne serait point éloquence si elle ne feignait de vouloir le bien, si elle ne donnait l’apparence du bien au mal qu’elle conseille. Elle est donc indissolublement attachée à l’idée du bien. L’éloquence est détachée de ses seules racines, quand elle se sépare de la justice et de la vérité. Marat lui-même devait feindre de défendre des principes et non des intérêts. Le mal est comme un azote dans lequel l’éloquence expire, de même qu’elle expire dans l’air en quelque sorte trop pur ou trop subtil de la spéculation.
Motif, attrait, affection, le nom importe peu, voilà ce qui est nécessaire à la détermination de la volonté, et par conséquent essentiel à l’éloquence.
Voyons donc quels points nous pouvons toucher ; nous verrons ensuite comment nous devons les toucher. Tous les motifs dont nous pouvons faire des leviers se ramènent à ces deux : le bien et le bonheur. On verra plus tard nos raisons pour ne pas exclure ce second motif.
Dans le premier motif je distingue le bien comme bien, et l’auteur du bien ou de la loi. Le bien, sous ces différents aspects, correspond à notre nature ; il en est un besoin il peut devenir pour elle un attrait, insuffisant dans l’absence de certaines conditions, tout-puissant quand ces conditions se rencontrent.
Toutefois, on ne peut absolument distinguer et séparer l’auteur de la loi de la loi elle-même. La loi ne peut être sincèrement, pleinement aimée par qui n’en aime pas l’auteur. Cet auteur de la loi en est aussi l’objet ; il est, on peut le dire, la loi elle-même ; il est le bien. Le devoir est proprement envers Dieu. L’amour de Dieu est la vérité morale elle-même, et le principe même de la vie ; et tout l’Évangile est calculé pour nous rendre ce sentiment possible. La reconnaissance envers Dieu est le sens, le résumé de l’Évangile : Ne considères-tu point que la bonté de Dieu te convie à la repentance ? (Romains 2.4) – Toutefois nous ne voulons pas nier et nous ne voulons pas qu’on oublie que le bien a ses raisons en lui-même, et que s’il est caduc, incomplet et, jusqu’à un certain point, irrationnel dans l’absence de l’amour de Dieu, il n’est pourtant pas chimérique et sans base dans cet isolement.
Le sentiment du bien, auquel on fait appel, ou qu’on cherche à exciter, a deux formes, comme un axe a deux pôles. On y distingue, comme deux corrélatifs, la sympathie et l’antipathie, l’amour et la haine ; car à tout amour correspond une haine ; à l’amour d’une chose, la haine de son contraire ; à l’amour du bien, la haine du mal.
Ce sont deux sources ou deux caractères d’éloquence. Quoiqu’on ne puisse pas absolument supposer l’un de ces sentiments sans l’autre, pas plus qu’un pôle positif sans le pôle négatif, l’un peut dominer chez un homme ou dans une occasion, l’autre chez un autre homme ou dans une autre occasion. L’éloquence amère et chagrine de Rousseau répond à l’un de ces sentiments ; l’éloquence heureuse et triomphale de Bossuet répond plutôt à l’autre. L’indignation est un ingrédient dont l’éloquence de la chaire ne peut point se passer. Etre bon aux méchants, c’est être méchant. – Éternel ! ne haïrais-je point ceux qui te haïssent ? (Psaume 134.21.) Mais ce serait une chose triste de n’avoir pour tout amour du bien que la haine du mal. Il ne faut pas non plus laisser l’indignation remplir tout le cœur ; combien aisément ne devient-elle pas de la colère ! Or, ni dans la chaire ni ailleurs la colère de l’homme n’accomplit la justice de Dieu. (Jacques 1.20)
J’ai dit d’abord le bien ou le devoir ; j’ai dit ensuite le bonheur.