Plaçons-nous maintenant en présence des enseignements et des faits bibliques, et voyons à quelle de ces opinions ils conduisent. Nous trouverons, je pense, que le sens figuré est ici le sens naturel et, pour ainsi parler, le sens propre.
Rien dans la parole ni dans la vie antérieure du Seigneur n’avait préparé les apôtres à entendre littéralement sa déclaration : Ceci est mon corps ; et quand elle fut prononcée tout les portait à la prendre métaphoriquement. Comment auraient-ils cru que Jésus, qui était là, toujours Le même, devant eux, leur donnait réellement son corps et son sang dans le pain et le vin qu’il leur offrait ? Et si cette pensée, de prime abord si étrange, si inconcevable, si repoussante, s’était, en effet, présentée à leur esprit, comment l’auraient-ils reçue sans observations d’aucune espèce, sans répugnance ni surprise, eux qui ne peuvent admettre une foule d’autres choses beaucoup moins extraordinaires ? eux qui s’étonnent et se ? scandalisent si facilement ? eux qui sont si lents à comprendre et à croire, si prompts à élever des questions, des difficultés, des doutes, lorsque la parole de leur Maître les sort du cercle de leurs idées ? — Voyez par exemple leur conduite, quand il leur annonce sa mort et sa résurrection : Matthieu 16.22 ; Marc 9.9-10, 32 ; Luc 18.34 ; Jean 14.6-8, etc. — Comment des hommes si profondément imbus des principes et des préjugés judaïques n’auraient-ils éprouvé aucun scrupule à faire ce qui devait leur paraître en opposition avec la loi ? La déclaration du Seigneur, entendue littéralement, a contre elle la raison et le cœur, partout où l’influence de l’éducation religieuse et le respect de la foi ne l’ont pas environnée des ombres du mystère ; elle soulève par elle-même une sorte de répulsion instinctive, dont il semble presque impossible de se défendre. — Voyez Jean 6.52, 60, ce qu’éprouvèrent les Capernaïtes et plusieurs des disciples qui prirent à la lettre des expressions analogues : « Comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger ? (v. 52)… Cette parole est dure ; qui peut l’écouter ? (v. 60). — Et pourtant il n’y avait qu’une assertion générale, idéale, lointaine, il ne s’agissait pas encore de l’acte même, qui aurait frappé bien autrement. Et chez des Juifs cette impression naturelle devait s’accroître encore de leurs préventions légales ; aux répugnances de la raison et du cœur, se joignaient pour eux celles de la conscience religieuse : « Vous ne mangerez le sang d’aucune chair, leur était-il dit, quiconque en mangera sera retranché. » (Lévitique 17.14 ; Genèse 9.4 ; 1 Samuel 14.32, etc.). On sait combien ils étaient scrupuleux sur tout ce qui concernait les observances mosaïques et avec quelle longue obstination ils résistèrent, jusqu’au sein de l’Église, aux grands principes du Christianisme qui venaient les en affranchir. Il fallut que le Concile de Jérusalem leur donnât satisfaction à cet égard, et qu’il interdisît le sang et les viandes étouffées pour qu’ils pussent entrer en communion religieuse avec les Ethno-Chrétiens. Saint Pierre lui-même, longtemps après la Pentecôte et lorsque le Saint-Esprit l’avait élevé a des idées et à des vues plus hautes, répond à la voix du Ciel qui lui dit : Tue et mange (Actes 10.13-14), « Non, Seigneur, car je n’ai jamais rien mangé d’impur ni de souillé. ». Cependant l’acte qui lui était miraculeusement prescrit et auquel il se refuse n’était pas de nature à blesser ses sentiments, comme celui que suppose le sens littéral des paroles de la Sainte-Cène. D’où vient donc qu’en entendant ces paroles et au moment d’accomplir l’acte qu’elles prescrivaient, ni lui ni les autres apôtres n’ont témoigné aucune répugnance, aucun scrupule, aucun étonnement ? Evidemment il n’y a qu’une explication d’admissible, c’est qu’ils ne les prirent pas à la lettre. Si Marie communia avec eux, comme l’ont cru plusieurs Pères, — et dans tous les cas elle dut communier en d’autres occasions, puisque l’Eucharistie semble avoir fait partie intégrante du culte chrétien dès les premiers temps (Actes 2.42) — elle réalisa (selon les opinions catholique et luthérienne) l’impossibilité que Nicodème opposait à une autre parole du Seigneur, en la faisant également descendre de l’ordre spirituel dans l’ordre matériel : Comment un homme déjà âgé peut-il rentrer dans le sein de sa mère ? (Jean 3.4).
Et si Jésus-Christ communia aussi, comme le donne à entendre le Nouveau Testament et comme le porte l’ancienne tradition ecclésiastique, il prit lui-même son corps tout entier. Or, peut-on supposer que les apôtres aient cru et vu tout cela, sans en marquer la moindre surprise ? Ou plutôt, tout cela n’empêchait-il pas qu’ils s’arrêtassent à l’interprétation littérale ? Parmi les nombreuses expressions métaphoriques dont se servit Jésus-Christ, et qui sont universellement reconnues, il n’en est peut-être pas une sur laquelle il fut moins possible de se méprendre.
Le Seigneur avait employé mille fois des figures tout aussi fortes. Ainsi il avait dit : Je suis la porte ; je suis le chemin ; je suis le cep et vous êtes les sarments ; je suis le pain descendu du ciel ; celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive découleront de lui ; nul s’il ne naît de nouveau, n’entrera dans le Royaume des Cieux (locution qu’il répète malgré l’erreur et l’objection de Nicodème). Le langage métaphorique caractérise d’ailleurs le genre parabolique et proverbial dont Jésus-Christ fit un si fréquent usage ; les apôtres y étaient donc préparés et accoutumés. Saint Paul dit (1 Corinthiens 10.3-4) que les Israélites sous la conduite de Moïse mangèrent tous de la même viande spirituelle, qu’ils burent tous du même breuvage spirituel, qui est Christ. Expressions tout aussi fortes que celles dont se sert Jésus-Christ dans l’institution de la Cène ; cependant il n’est venu, je crois, à la pensée de personne de les prendre littéralement ? Mais ce texte donne une autre instruction : comme il renferme une allusion manifeste à l’Eucharistie, il nous révèle en quel sens saint Paul et les premiers chrétiens entendaient les paroles du Seigneur ; car, certes, l’Apôtre n’a’pas voulu dire, et les Corinthiens n’ont pas pu comprendre, que les Israélites avaient participéréellement et substantiellement au corps et au sang de Christ, quinze cents ans avant l’incarnation.
De plus, dans tous les systèmes, la figure reste toujours attachée à l’institution de la Cène ; et s’il faut l’y reconnaître nécessairement à certains égards, pourquoi pas à d’autres, quand rien ne distingue les différentes expressions ? — En même temps que Jésus-Christ appelait le pain son corps, il nommait la coupe la nouvelle alliance (Luc 22.20 ; 1 Corinthiens 11.23). Que l’on remarque aussi qu’il disait, non pas seulement : « Ceci est mon corps et mon sang », mais « Ceci est mon corps rompu et mon sang répandu », quoique sa mort n’eût pas encore eu lieu ; les disciples ne pouvaient donc y voir qu’un emblème de l’événement, qui approchait ; et le sens figuré se révélait, s’imposait forcément à eux.
La terminologie de la Cène s’expliquait encore par La terminologie judaïque de la Pâque. Les Juifs disaient en prenant le pain sans levain : « C’est ici le pain de misère que nos pères ont mangé en Egypte ». Ils disaient de l’agneau pascal : « C’est ici la pâque (ou le passage) du Seigneur ». Ainsi Dieu, en instituant la circoncision, avait dit à Abraham (Genèse 17.13) : « Mon alliance sera dans votre chair », parce que la circoncision en devait être le signe (v. 11).
L’ensemble des circonstances de l’institution écarte donc l’interprétation littérale et conduit naturellement et nécessairement à l’interprétation figurée ; de même que le précepte : « Faites ceci en mémoire de moi », car le mémorial suppose l’absence.
Une autre considération viendrait confirmer le résultat de cette recherche exégétique ou historique. Dans le Nouveau Testament, rien n’indique que la Sainte-Cène soit une cérémonie aussi mystérieuse que la font les catholiques e[ les luthériens., Elle est prise avec les agapes (1 Corinthiens ch. 11 ; Actes 2.42,46), elle est appelée la fraction du pain ; les éléments en sont nommés « pain » et « vin » après la consécration (1 Corinthiens 11.26-29 ; Matthieu 26.29). Les disciples la reçoivent avec respect sans doute, mais sans que rien manifeste de leur part cette sorte d’impression religieuse qu’inspire la présence réelle. Elle est uniquement) pour eux un souvenir de la mort de Christ et un gage de sa seconde venue (1 Corinthiens 11.26).
A part la terminologie sacramentelle, qu’il s’agit d’expliquer, tout est parfaitement simple dans la doctrine évangélique relativement à ce rite sacré ; on n’y sent nulle part le caractère ultra-miraculeux qui respire partout dans l’enseignement et dans le culte catholique et qui se fait sentir à des degrés divers dans le sacramentalisme protestant. Cette différence de langage n’implique-t-elle pas une différence correspondante d’idée ?
De plus, l’Ecriture se tait complètement sur tous les points distinctifs du dogme romain, tels que la disparition du pain et du vin, dont il ne resterait que les apparences, leur transmutation en la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ, l’existence de la personne entière du Sauveur, de sa nature humaine et de sa nature divine, dans chacun des éléments eucharistiques et dans chaque partie de ces éléments. Elle ne dit nulle part, et ne donne à entendre en aucune manière que l’Eucharistie soit un sacrifice propitiatoire pour les vivants et pour les morts.
Bien loin de parler d’adoration, l’Ecriture nous montre les apôtres communiant, dans le repas de la Pâque, et les disciples dans leurs agapes, sans aucun changement de position qui marque le sentiment qu’on réclame aujourd’hui. Conçoit-on, avec le dogme catholique, l’espèce d’irrévérence que saint Paul reproche aux Corinthiens, et qui allait jusqu’à ne point distinguer la Cène du repas commun dont elle était accompagnée ? (1Cor. ch. 11) — Enfin, en tant qu’homme, Jésus-Christ est au Ciel, où il doit rester jusqu’au temps du rétablissement de toutes choses (Actes 1.11 ; 3.21 ; Hébreux 9.28 ; 1 Corinthiens 11.26) ; aussi la Sainte-Cène (qui le représente dans son humanité, comme notre victime propitiatoire, en offrant aux regards de la foi son corps et son sang), a-t-elle lieu en mémoire de lui (Luc 22.19 ; 1Cor.11.26), ce qui serait peu intelligible s’il y était aussi réellement présent pour nous qu’il l’était pour ses disciples, car, encore une fois, la commémoration suppose l’absence.
A ces considérations, et à mille autres qui mènent toutes au sens figuré, on oppose d’abord la déclaration du Sauveur : Ceci est…, etc. « τοῦτό ἐστι τὸ σῶμά μου » et ensuite quelques textes, tels que Jean 6.50-58 ; 1 Corinthiens 10.16 ; 11.27, 29, qui, dit-on, obligent à prendre cette déclaration au sens propre et littéral, parce qu’ils prouvent que c’est bien celui qu’y attachèrent Jésus-Christ et les apôtres.
D’abord on insiste sur l’assertion de Jésus-Christ et, en particulier, sur la force du verbe : ceci est, (τοῦτο ἐστι) — Une simple observation fait tomber cet argument. Dans la langue que parlait le Seigneur (le Syro-Chaldaïque, l’Araméen), l’idée de représentation, de signe, de symbole, se rend par le verbe substantif, exprimé ou sous-entendu. La Bible en fournit mille exemples. (Voy. Genèse 40.12, 18 ; 41.26-27 ; Daniel 7.23-24 ; 8.21 ; Ésaïe 5.7) Cette locution hébraïque est passée, comme tant d’autres, dans le Nouveau Testament. (Voy. Matthieu 13.38-39 ; Luc 8.9-12 ; 1 Corinthiens 10.4 ; Galates 4.24 ; Apocalypse 1.20 ; 5.8) La comparaison, la ressemblance est aussi rendue de la même manière : exemples sans nombre dans le livre des Proverbes et ailleurs. (Voy. cela est (τοῦτ ἔστιν), pour cela signifie, cela veut dire, dans Matthieu 27.46 ; 12.7 ; Jean 16.17 ; Actes 1.19 ; etc.).
Mais, observe-t-on, Jésus-Christ n’ayant point expliqué ses paroles, il paraît par cela même qu’il leur a laissé leur signification naturelle : comme il fait ce qu’il veut, il opère aussi ce qu’il dit ; rien n’autorise à prendre sa déclaration dans un sens figuré et purement symbolique, quand il ne marque en aucune manière qu’on doit l’entendre dans ce sens-là. — En réponse à ce raisonnement, il suffit encore de remarquer que les discours de Jésus-Christ renferment une foule de paroles du même genre, qu’il n’explique pas davantage et que tout le inonde s’accorde à interpréter figurément. Ainsi, quand il dit : « Je suis le cep, et vous êtes les sarments », qui est-ce qui prend cette déclaration à la lettre, d’après le principe qu’il n’a pas averti ses disciples de l’entendre autrement ? Où mènerait ce prétendu principe, qu’on ne pose ici que dans l’intérêt de la controverse ? et quelle est l’Église et l’école, quel est le théologien et le commentateur qui voulût l’admettre, le généraliser et l’appliquer rigoureusement ?
A ce principe, qu’on ne suppose que pour le besoin qu’on en a nous en substituons un que l’exégèse et le bon sens ont toujours posé, savoir qu’en thèse générale une expression qui dit, d’un objet ou d’un être, qu’il est un autre être ou un autre objet, doit être entendue métaphoriquement. Ainsi, quand il est dit de Dieu qu’il est lumière, qu’il est un feu consumant, qu’il est notre rocher, etc. On sait que l’Ecriture est remplie d’expressions de ce genre, et qu’elle les emploie généralement sans explication. Or, les personnes qui se montrent si absolues pour le sens littéral dans la question de la Cène, et qui sont si promptes à accuser d’incrédulité et d’impiété les opinions contraires à la leur, ne font nulle difficulté d’admettre et de maintenir ailleurs le sens figuré. Elles s’élèvent avec autant de force que nous, par exemple, contre quiconque essaie de légitimer l’anthropomorphisme en s’appuyant sur ce qu’il est dit que l’homme est ’image de Dieu et qu’il la porte en lui, ou sur cette partie du langage biblique qui attribue à Dieu les organes humains, des yeux, des oreilles, des bras, etc., et les passions humaines, la colère, la haine, la vengeance, le repentir, etc. Elles ne prennent pas non plus à la lettre les descriptions sous forme terrestre du royaume de Jésus-Christ, non plus qu’une foule d’expressions du Sauveur lui-même ou de ses apôtres (Matthieu 5.27-28 ; 1 Corinthiens 10.4). Il est clair que le littéralisme absolu ne saurait être posé comme règle d’interprétation des Ecritures, et personne ne le pose ainsi. C’est donc à l’exégèse à décider pour chaque cas spécial, pour celui de la Cène comme pour tous les autres, et nous avons vu que l’ensemble des circonstances historiques et des données herméneutiques rend la figure manifeste. C’est à tel point, que les littéralistes les plus décidés sont obligés de la reconnaître jusque dans les paroles de l’institution ; car, si le Seigneur a dit : « Ceci est mon corps », il a dit aussi : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang. »
Venons aux textes où l’on prétend trouver la preuve que, dans les paroles de la Cène, c’est bien au sens littéral que s’arrêtèrent Jésus-Christ, les apôtres et les premiers chrétiens.
Jean 6.50-58 : — A première vue, il semble, en effet, qu’il ne puisse rien y avoir de plus positif et de plus fort que ces déclarations, répétées en termes si exprès et sous tant de formes, surtout après la question des Juifs : « Comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger ? (v. 52) ; Ma chair est véritablement une nourriture et mon sang est véritablement un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, etc. »
Mais cette impression s’affaiblit et s’efface quand on examine avec quelque soin et sans prévention.
1° On se demande si ce chapitre a réellement trait à la Sainte-Cène. — La plupart des modernes, et beaucoup d’anciens (tels que Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, Cyrille, Chrysostôme, Augustin, etc.), Calvin et Luther lui-même, aussi bien que Zwingle, se sont déclarés pour la négative ; et plusieurs de ceux qui se prononcent pour l’affirmative, (catholiques, luthériens, calvinistes), reconnaissent assez généralement que la Sainte-Cène n’est là qu’indirectement, secondairement, par implication ou par allusion prophétique, l’idée dominante et véritable du discours de Jésus-Christ étant la rédemption par sa mort, par son œuvre de grâce, par sa doctrine de vie. Ses auditeurs, et même ses disciples intimes, ne pouvaient, en effet, y voir un rite qui n’était pas encore institué et sur lequel il ne leur avait donné aucune instruction.
2° Le passage doit, ce semble, s’entendre figurément, puisqu’il doit s’entendre spirituellement, selon l’explication de Jésus-Christ lui-même (v. 63) : « C’est l’esprit qui vivifie : la chair ne sert de rien… ». Evidemment cette parole ne permet pas de prendre à la lettre ce qui précède, puisque c’est le littéralisme qu’elle a pour but de repousser.
3° Si l’on s’arrête au sens littéral, en appliquant le discours à la Sainte-Cène, on arrive à une doctrine contraire aux principes de l’Évangile, et que ni les luthériens ni les catholiques ne veulent admettre, savoir que quiconque participe à l’Eucharistie a la vie éternelle, et que quiconque ne la reçoit pas n’aura point la vie (vv. 51-54).
4° Ce qui annonce encore que le Seigneur n’avait en vue rien de semblable au dogme traditionnel, c’est le verset 62 : « Cela vous scandalise-t-il ? Que sera-ce donc si vous voyez le Fils de l’homme monter où il était auparavant ? » Il représente là sa rentrée dans les Cieux comme un fait beaucoup plus étonnant que celui dont il parle, et qui soulève tant d’incrédulité et de murmures. Or, certes, l’ascension de Jésus-Christ, quelque merveilleuse qu’elle fût, était loin de heurter la raison naturelle comme le fait la transsubstantiation, avec la série de mystères et de miracles qu’elle suppose.
Mais examinons le passage lui-même afin d’en mieux constater le véritable sens, et pour cela, embrassons le discours de Jésus-Christ dans son ensemble.
Ce chapitre est fortement figuré depuis le verset 26, où commence l’entretien du Seigneur avec les Juifs, et d’où part l’image, la métaphore, l’espèce de parabole qui le traverse tout entier. Les Juifs, qu’il avait, la veille, nourris miraculeusement (5-16), s’étaient de nouveau réunis autour de lui. Il leur reproche de ne chercher qu’une nourriture terrestre, en négligeant la nourriture spirituelle et céleste, qu’il leur donnera s’ils croient en lui sur le témoignage et l’ordre de Dieu (26-29). En cet endroit la métaphore est manifeste, et toutes les opinions la reconnaissent et l’avouent. Jésus-Christ, par allusion à la multiplication des pains, présente sa doctrine, sa grâce, sa rédemption, les biens du salut, le don de Dieu, comme une viande qui vivifie les âmes. Mais ce trait est important ; tout ce qui suit y a sa base et sa raison. Quand on demande au Seigneur : « Quel signe fais-tu, afin que nous croyions en toi ? » on ajoute, en restant dans l’ordre d’idées et d’expressions qu’il a employées : « Moïse s’est légitimé auprès de nos pères en leur donnant la manne, le pain du Ciel ». Jésus répond que Moïse n’avait pas donné le vrai pain du Ciel, le vrai pain de vie, puisque ceux qui en avaient mangé étaient morts ; il déclare qu’il est, lui, le vrai pain descendu du Ciel qui donne la vie au monde, et que celui qui en mangera ne mourra point. Cette figure une fois introduite, il la suit, conformément à sa manière accoutumée, (Jean ch. 10 et 15), et il présente l’entrée en communion avec lui, par la foi, comme l’acte de manger sa chair et de boire son sang. C’est la suite et l’application naturelle de ce style parabolique où il offre sa doctrine et son œuvre, où il s’offre lui-même sous l’emblème d’un aliment : « Je suis le pain de vie descendu du Ciel. » Cependant, quoique la métaphore se prolonge et domine dans tout cet entretien, elle s’ouvre en quelque sorte en plusieurs endroits, pour laisser voir à découvert l’idée qu’elle recèle, par exemple au v. 40 : « Celui qui contemple le Fils et qui croit en lui a la vie éternelle » ; là, ce qui est attribué à la manducation de sa chair et de son sang dans la partie figurée du discours se lie à la simple foi, comme partout ailleurs dans le Nouveau Testament ; il en est de même aux versets 35 et 47 : « Je suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura plus de faim, et celui qui croit en moi n’aura plus de soif » ; c’est en allant à lui, c’est en croyant en lui que l’âme reçoit l’aliment et le breuvage spirituels qui apaisent à jamais sa faim et sa soif. Là se trouve, par conséquent, la clef de cette allégorie, fort semblable du reste, quant au fond, à celle de Jean 15.1-10 ; 4.5-14 ; 10.1-16.
Tout, alors, dans ce chapitre s’éclaircit, se simplifie, et s’harmonise avec l’enseignement général de l’Évangile. Si manger la chair du Fils de l’homme et boire son sang, c’est accepter et s’approprier par la foi son sacrifice, sa parole et sa grâce, le chrétien comprend aisément que l’âme qui a participé à cette nourriture et à ce breuvage mystiques n’ait plus ni faim ni soif (35), car elle a la vérité, la paix, le salut ; qu’elle demeure en Christ et que Christ demeure en elle (56), car Christ habite dans les cœurs par la foi (Éphésiens 3.17) ; qu’elle ait la vie éternelle et qu’elle l’ait seule, car il est écrit : « Celui qui croit au Fils, etc. » (Jean 3.36 ; 1 Jean 5.11-12). Tous les traits de ce passage controversé sont alors d’accord entre eux comme avec la doctrine générale du Nouveau Testament ; car c’est le grand principe de l’Évangile que « le Royaume de Dieu ne consiste pas dans le manger ou dans le boire », mais qu’il « est justice, paix et joie par le Saint-Esprit » ; que la vie vient, non de la vertu des rites religieux, mais de la vérité sainte, reçue par la foi et appliquée à l’âme par la grâce ; que, dans l’ordre spirituel, ce sont les puissances spirituelles qui agissent, quoiqu’à l’aide de moyens extérieurs. Ce grand principe évangélique est celui que le Seigneur rappelle manifestement au v. 63 de notre chapitre : « La chair ne sert de rien ; les paroles que je vous dis sont esprit et vie », et qui, par conséquent, nous fournit la clef de tout son discours.
Cette interprétation, qui se recommande ainsi d’elle-même, qui paraît positivement donnée par le Seigneur, se confirme encore par la remarque qu’il était fort ordinaire chez les Juifs de représenter l’acquisition de la science, de la sagesse et des divers biens spirituels sous l’image du manger et du boire. — Cette image se rencontre souvent dans l’Ancien Testament et Jésus-Christ lui-même en a fait un fréquent usage, (Matthieu 5.6 ; Jean 4.34), et dans notre chapitre même, au v. 27 : « Travaillez, non pour l’aliment qui périt, etc. »
Aussi ce passage fut-il celui qui contribua le plus à former l’opinion de Zwingle et sur lequel il s’appuyait de préférence. — Fait intéressant à noter.
Plusieurs des anciens Pères l’ont entendu de la même manière ; il suffira de citer Origène et Augustin. « Entendre littéralement ce que Jésus-Christ dit de manger sa chair et de boire son sang, dit le premier, c’est s’arrêter à la lettre qui tueh. » Saint Augustin se sert de Jean ch. 6 pour établir et expliquer une des règles d’herméneutique d’après lesquelles nous pouvons juger de ce qui est figuré dans l’Ecriture. Si un passage paraît prescrire une action criminelle ou horrible, dit-il, là est la figure. Ainsi quand Jésus-Christ dit : Si vous ne mangez ma chair, etc. cela semble ordonner un acte criminel et affreux ; c’est donc une figure, sous laquelle il nous est commandé de nous mettre en communion avec le Seigneur et de nous souvenir qu’il a été crucifié pour nousi. » C’est exactement l’interprétation zwinglienne.
h – Hom. VIIe sur le Lévit.
i – De doct. christiana, Lib.3. Cap. 16.
Un mot seulement sur les deux autres textes de cette classe.
1 Corinthiens 10.16-17 : « La coupe de bénédiction… n’est-elle pas la communion du sang du Christ ? le pain etc. ». Là, dit-on, saint Paul affirme qu’il y a communion, ou communication (κοινωνία) entre le pain et le corps de Christ, de même qu’entre le vin et son sang, et que ceux qui reçoivent ce pain et ce vin sacrés participent au corps et au sang du Seigneur ; assertion qui implique nécessairement la présence réelle.
Mais la figure n’est-elle pas manifeste dans ce passage ? et ne faut-il pas, dans toutes les opinions, l’y reconnaître plus ou moins ? Prend-on à la lettre la première expression que la coupe (τὸ ποτήρια) est la communion du sang de Christ ? et cette autre du v. 17 : comme il n’y a qu’un seul pain, nous ne sommes qu’un seul corps (ἓν σῶμα, même terme que pour le corps de Christ, v. 16) ? et ces autres des vv. 18 et 20 : κοινωνοὶ τοῦ θυσιαστηρίου,… κοινωνοὺς τῶν δαιμονίων ? Il est clair que si le substantif κοινωνία implique, comme on le soutient, l’union réelle, l’adjectif κοινωνος ; l’implique également. Mais où conduirait cette interprétation littérale ? tandis que l’interprétation spirituelle est si simple et si naturelle, si conforme au but de ce passage, qui est d’établir que, comme la participation à la Sainte Cène est une profession de christianisme, de même la participation aux festins sacrés des païens était un acte d’idolâtrie (vv. 14-21).
1 Corinthiens 11.27-29 : « Quiconque… sera coupable du corps et du sang du Seigneur… ne distinguant point le corps du Seigneur… » — Là, évidemment, ne point discerner le corps et le sang du Seigneur, c’est perdre de vue ce qui les rappelle, manquer des sentiments qu’ils doivent inspirer, c’est ne pas distinguer les éléments eucharistiques, ne pas les prendre avec plus de respect que du pain et du vin ordinaires ; profanation du sacrement, dont saint Paul reproche aux Corinthiens de se rendre coupables dans leurs agapes, et qui était souverainement criminelle et impie, car le mépris du signe, ou du symbole, renferme le mépris de la chose signifiée. Les expressions : ἔνοχος ἔσται τοῦ σώματος καὶ τοῦ αἵματος τοῦ κυρίου, ne doivent pas plus s’entendre littéralement que celles qui les accompagnent : κρίμα ἑαυτῷ ἐσθίει καὶ πίνει. Nous voyons d’ailleurs l’Apôtre parler simplement de pain et de vin après la consécration (vv. 26-28) ainsi que l’avait fait Jésus-Christ (Matthieu 26.29). Et puis, suivant une remarque déjà faite, avec le dogme de la présence réelle une telle absence de respect, un tel laisser-aller, un tel désordre (vv. 20-22) dans la célébration de la Cène, eût-il été possible ?
Il est évident pour nous que l’étude des textes relatifs à la Sainte-Cène, faite sans opinion préconçue, sans préventions d’aucune espèce, conduit, de même que les circonstances de l’institution, à considérer les éléments eucharistiques seulement comme des symboles. Dès lors, l’opinion catholique tombe, ainsi que l’opinion luthérienne et même l’opinion calviniste ; car cette dernière n’est au fond qu’une hypothèse conciliatrice. Elle n’a pour elle aucune déclaration, et il semble qu’il faille tout entendre ou figurément ou littéralement.
Les données des sens et de la réflexion mènent au même résultat que les données scripturaires. La transsubstantiation, en particulier, traîne avec elle non seulement des difficultés infinies, mais des impossibilités et des contradictions véritables. Ainsi, elle suppose que la parole du prêtre crée et anéantit ; — que la matière du sacrement disparaît et qu’il n’en reste que les accidents ou les espèces ; — que toutes les propriétés perceptibles d’une substance persistent quand cette substance n’existe plus (couleur, saveur, étendue, forme, etc.) et qu’une substance différente se cache sous ces propriétés étrangères ; — que le corps de Christ, quoique dans le Ciel, n’en est pas moins sur la terre et en mille lieux à la fois ; — que ce corps, qui est un, est dans le même moment tout entier sur tous les autels et en chaque fragment de chaque hostie, en chaque goutte de chaque calice ; — que des accidents, ou des apparences, sont corruptibles, puisque le sacrement l’est et que le corps de Christ ne l’est pas, etc., etc.
Les luthériens, comme les catholiques et les calvinistes eux-mêmes, en appellent au principe que la raison doit se soumettre à la foi dans les choses de révélation. — Sans doute, et ce grand principe du christianisme théorique et pratique nous l’admettons pleinement, nous l’avons constamment invoqué et appliqué ; mais la foi consiste à admettre ce qui est réellement dans l’Ecriture, non ce que nous y mettons ou supposons. Et, pour constater ce qui y est, nous n’avons d’autre moyen que la raison, aidée d’une saine herméneutique. Or, la terminologie biblique de la Sainte-Cène, expliquée par elle-même et par les faits qui la déterminent, est évidemment métaphorique ou parabolique. Le sens figuré en est le sens naturel et, à vrai dire, le sens propre.
Rappelons toutefois que le symbolisme de la Cène n’exclut nullement le côté mystique, spirituel, divin. La foi ne voit plus dans les éléments eucharistiques du pain et du vin ordinaires ; les envisageant dans leur signification sacramentelle, elle contemple la réalité sous la figure ; derrière la représentation, elle découvre, voit et adore la chose représentée ; l’invisible remplace pour elle le visible ; ce qu’elle voit, c’est le corps et le sang de Christ, c’est le pain descendu du Ciel et qui donne la vie au monde. Le zwinglien peut parler de ce saint mystère comme le calviniste et presque comme le luthérien, si ce n’est comme le catholique.