Contre les hérésies

LIVRE SECOND

CHAPITRE XIV

Que Valentin et ses adhérents ont puisé leurs doctrines dans les religions du paganisme ; il n’y a à cet égard que les mots de changés.

Il paraît que c’est dans un livre de théogonie laissé par Antiphane, un des anciens auteurs de comédie, que les valentiniens et les ethniciens auraient puisé tout leur système sur la création qu’ils nous débitent aujourd’hui. Selon Antiphane, le Chaos est fils du Silence et de la Nuit ; la Nuit et le Chaos donnent ensuite naissance à l’Amour ; l’Amour engendre la Lumière, et de ces premières créations seraient provenus, après, tous les autres dieux ; ceux-ci à leur tour produisent les dieux du second ordre et la création de l’univers, et enfin ces dieux du second ordre donnent naissance à l’homme. Voilà sur quelles données les hérétiques que nous combattons aujourd’hui ont bâti leur système de la création, bien qu’ils nous le donnent comme étant de leur invention ; mais il n’y a que les noms de changés. Ce qu’Antiphane appelle le Silence et la Nuit, ils l’appellent Bythus et Sigée ; le Chaos c’est leur Nus, et l’Amour, c’est Logos ou le Verbe (Antiphane fait de l’Amour le créateur souverain) ; les dieux de premier ordre d’Antiphane deviennent les Æons des gnostiques ; et les dieux du second ordre sont représentés dans le système de ces derniers par la mère Achamoth, venue à la lumière en dehors du Plerum, et qui forme la seconde ogdoade : c’est de cette seconde ogdoade que sortent, comme dans la théorie d’Antiphane, l’univers et l’homme. À l’imitation d’Antiphane, les gnostiques parlent de mystères ineffables, dont eux seuls auraient le secret : on dirait des comédiens qui répètent une pièce, et s’approprient les paroles et les raisonnements de l’auteur.

Mais ils ne se sont pas contentés de s’approprier ce qu’ils ont trouvé dans Antiphane et les autres comiques, ils ont pris encore tout ce qu’ils ont trouvé à leur convenance dans tous les écrits des philosophes du paganisme ; et de tous ces lambeaux épars qu’ils ont rassemblés, ils ont composé avec art un tissu sans consistance, et qui se rompt au moindre choc. Toutefois, de toute cette friperie philosophique ils ont formé une doctrine prétendue nouvelle, bien qu’il n’y ait de nouveau dans tout cela que leur hypocrisie ; ils ont donc essayé de rajeunir par un vernis de nouveauté toutes ces théories tombées en désuétude ; mais ce vernis sent l’ignorance et l’impiété dont étaient infectées ces vieilles théories. Ainsi, par exemple, Thalès de Milet avait proclamé l’eau comme le principe générateur de toutes choses : à la place de l’eau ils ont mis Bythus. Homère avait fait de l’Océan et de Thétis les créateurs du monde : ils ont fait de l’Océan et de Thétis Bythus et Sigée. Anaximandre a fait de l’immensité, contenant en elle-même les semences de toutes choses et de tous les mondes, le principe générateur de tout ; ils ont représenté cette idée par leur Bythus, accompagné des Æons. Quant à Anaxagore, surnommé l’athée, il a enseigné que les animaux étaient provenus des semences tombées du ciel et qui contenaient leurs germes ; c’est d’après cette idée qu’ils ont formé leur mère Achamoth, produisant tous les germes, dont eux-mêmes ils font, disent-ils, partie ; ils avouent ainsi, et tous les hommes de sens reconnaîtront la justesse de cet aveu, qu’ils sont les représentants et les héritiers des principes impies du philosophe Anaxagore.

Quant aux ténèbres et au vide, ils ont pris ce qu’ils en disent à Démocrite et à Épicure, pour l’accommoder à leur système. On sait en effet que ces deux philosophes ont beaucoup parlé du vide et des atomes, appelant atome ce qui existe, et vide ce qui n’existe pas : les gnostiques reproduisent cette distinction, puisqu’ils ne reconnaissent comme êtres existants que ce qui est compris dans le Plerum, ce sont les atomes ; et comme n’existant pas, tout ce qui est au dehors ; c’est le vide. Il faut remarquer que, d’après leur propre système, eux-mêmes se reconnaissent comme n’existant pas, puisqu’ils vivent dans ce bas monde, hors du Plerum. Pour ce qu’ils disent des ressemblances et des images, ils l’ont pris chez Platon et Démocrite. Celui-ci a enseigné le premier que ce monde renferme beaucoup d’êtres qui ne sont que des images de l’Être universel. Platon dit qu’il y a trois choses, la matière, l’image et Dieu. Il est évident que les hérétiques ont emprunté à ces deux philosophes tout ce qu’ils disent des images ; ils ont changé seulement les noms, bien qu’ils se disent inventeurs de cette théorie.

Ainsi, en disant que Dieu a créé le monde avec la matière préexistante, ils ne font que répéter ce qui avait été avancé par Anaxagore, par Empédocle et Platon, quoiqu’ils veuillent se donner l’air d’avoir reçu là-dessus des révélations de leur mère Achamoth. Pour ce qui est du système de la fatalité, qui fait Dieu dépendant de la création, et qui le rend esclave de la nécessité, n’ayant pas le pouvoir de donner l’immortalité à ce qui était d’abord mortel, ni de rendre incorruptible ce qui était corruptible ; en sorte que chaque chose est forcée de suivre invinciblement la loi de sa nature, ce système, disons-nous, nos adversaires l’ont emprunté à des stoïciens et à plusieurs poètes et écrivains, qui s’en sont fait les auteurs dans l’ignorance où ils étaient du vrai Dieu. C’est sur ce système de la fatalité que les valentiniens ont établi leurs trois divisions, en dehors desquelles Dieu ne peut absolument rien, et dans lesquelles il est obligé de se renfermer sous peine d’impuissance ; ces trois divisions sont : Les choses de l’esprit, renfermées dans le sein du Plerum ; les animaux, qui occupent la partie intermédiaire ; et à l’extrémité, les choses purement corporelles et physiques.

Leur Sauveur, qui est procréé par tous les Æons ensemble, dont chacun lui donne ce qu’il a de meilleur, n’est que la répétition de la fable de Pandore, dont parle Hésiode : cette Pandore est produite par l’effort réuni de tous les dieux, qui lui font chacun présent de ce qu’il y a de meilleur en eux : absolument comme les Æons en agissent à l’égard du Sauveur. Ils ont pris ensuite leur système de l’indifférence des actions humaines, des cyniques, avec lesquels ils s’accordent pour dire qu’il n’y a ni bien ni mal dans les actions ; que l’excellence de notre nature s’oppose à ce que nous puissions être souillés, quoique nous fassions et quoique nous mangions. Enfin, ils ont emprunté à Aristote l’habitude de noyer toutes les questions dans un amas de subtilités et de paroles oiseuses.

Les pythagoriciens leur ont prêté leurs idées sur la nature des nombres. Ceux-ci, en effet, veulent trouver dans les nombres l’origine de toutes choses ; les nombres pairs auraient produit les choses animées, les nombres impairs les choses inanimées. Les uns auraient produit la cause qui crée ; les autres, les choses qui ont été créées. Ainsi les nombres pairs ne produisent que des êtres excellents, semblables à une statue parfaite pour les formes et pour la matière dont elle est faite. Ces êtres parfaits sont, dans le système des valentiniens, ceux qu’ils placent dans leur Plerum. Les pythagoriciens rangent au nombre des êtres intelligents tous ceux qui sont entraînés par un besoin de leur être vers la recherche de la vérité, et qui n’ont point de repos jusqu’à ce qu’ils l’aient enfin trouvée dans ce qu’elle est, une et indivisible : Ainsi un, ou le simple et l’indivisible, est l’origine de toutes les créations. De là sortent les assemblages de nombres, de deux, la dyade ; de quatre, la tétrade ; de cinq, la pentade et ainsi de suite. Les valentiniens ont encore voulu adapter à leur système cette idée des nombres, quand ils parlent de leur plénitude et de leur Bythus ; et encore, leur union, ou conjugaison revient à la puissance de l’unité des pythagoriciens, quoique Marcus ait affecté de donner cela comme étant de son invention, et pour avoir l’air d’avoir imaginé quelque chose de plus que les autres : il soutient d’ailleurs que l’origine et le principe de toutes choses est renfermé dans la quaternation de Pythagore.

Maintenant, nous leur demanderons si tous les philosophes dont ils ont emprunté les systèmes ont connu ou n’ont pas connu la vérité. Que s’ils l’ont connue, il en résultera que la venue du Christ sur la terre était entièrement inutile. À quoi bon en effet y serait-il descendu ? Aurait-ce été pour révéler la vérité aux hommes, à qui déjà elle aurait été connue ? Ou bien ces philosophes, dont ils empruntent les systèmes, n’ont pas connu la vérité : mais s’ils ne l’ont pas connue, comment nos adversaires eux-mêmes, en répétant les erreurs de ces mêmes philosophes, peuvent-ils se flatter d’enseigner et de révéler aux hommes cette suprême vérité ? Ainsi, par antiphrase, ils appellent science de la vérité ce qui est l’ignorance de cette vérité même. Aussi saint Paul a-t-il raison de dire : « Les nouveautés profanes de paroles, d’une doctrine qui a faussement le nom de science. » Leur science, en effet, est bien la fausse science. Mais peut-être que, ne pouvant répondre à cet argument, ils chercheront un faux-fuyant, et ils pousseront l’impudence jusqu’à dire que ces philosophes n’ont pas connu la vérité par eux-mêmes, mais qu’ils n’en ont été que les échos et comme les prophètes inspirés par la mère de toute science, et que tout cela s’est fait à l’insu de Demiurgos ? Nous leur répondrons d’abord, que jamais aucun de ces philosophes n’a dit une pareille chose, et que personne ne s’en était douté. Et comment supposer qu’eux-mêmes, et ensuite leurs disciples, n’auraient pas eu l’intelligence de ce qu’ils enseignaient ? D’ailleurs, on ne peut pas se dispenser d’admettre, d’après ce qu’ils nous disent, que la mère de toute science, dont ils auraient été les prophètes, avait elle-même connu la vérité, et le Père, qui est la vérité, puisqu’elle le faisait annoncer au monde : mais alors, et d’après leur aveu, le Sauveur aurait donc menti, quand il a dit : « Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, » puisque leur mère Achamoth ou sa progéniture aurait connu cette vérité, c’est-à-dire les mystères du Père.

Et cependant ces contradictions n’ont pas empêché que ces hérétiques n’aient séduit un certain nombre de personnes qui ne connaissaient pas encore le vrai Dieu ; ce qu’ils ont fait en flattant leurs passions, et en faisant passer insensiblement les esprits des idées qui leur sont familières jusqu’aux plus hautes spéculations, et leur expliquant à leur manière les mystères de la création, la puissance créatrice du Verbe et tous les secrets de la vie et de la parole. Mais, nous ne craignons pas de dire, et nous le faisons sans vanité, qu’ils ont menti et qu’ils ont erré sur tous les points. Ils ont agi comme ces chasseurs qui tendent des pièges aux bêtes sauvages, en les amorçant par l’appât des choses dont elles sont friandes ; mais une fois prises à leurs filets, elles ne peuvent plus se dégager et ils les mènent partout où ils veulent : de même ces faux docteurs endoctrinent ceux qui les écoutent en flattant les idées qui leur plaisent, et les amènent insensiblement à croire les choses les plus chimériques et les plus absurdes, et enfin tout le système inadmissible de leurs folles créations. Ainsi, ils leur ont fait croire, sans preuves et sans raisons capables de donner quelque vraisemblance à ces chimères, que dix Æons étaient provenus de l’union de Logos et de Zoé ; qu’il en était né douze d’Anthropos et d’Ecclesia ; que les dix Æons provenus de Logos et de Zoé sont Bythus et Mixiu, la Perpétuité et l’Union, la Nature et le Plaisir, la Stabilité et la Puissance modératrice, Monogène et Macaria ; que ceux provenus d’Anthropos et d’Ecclesia sont : le Paraclet et Pistis, Patricon et Elpida, Metricon et Agapen, Ænon et Synesis, Ecclesiasticon et Macariotela, Theleton et Sophia.

Nous avons raconté, dans le livre qui précède, les souffrances et les erreurs de Sophia ; nous avons dit comment, étant poursuivie par le Père, elle avait été exposée à périr ; comment elle avait enfanté au dehors du Plerum, et de quelle souillure était né le Créateur du monde ; comment le Christ et Sotera avaient été beaucoup plus tard engendrés par les Æons provenus du péché. Maintenant que nous connaissons tous les noms que les valentiniens donnent à leurs Æons, l’absurdité de leur système frappe nos yeux, et nous voyons tout ce qu’il présente de vague et de confus. Ils dégradent eux-mêmes leurs Æons par les noms ridicules qu’ils leur donnent. Nous préférons assurément ceux qui ont suivi un autre ordre dans ces appellations et qui y ont mis plus de convenance et de vraisemblance ; ceux-là supposent que les noms qu’ils donnent aux Æons ne sont que des images et des indications étymologiques.

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