Histoire du christianisme

L’Imitation de Jésus-Christ

Parmi les joyaux de la littérature chrétienne, L’Imitation de Jésus-Christ est, après la Bible, le texte le plus diffusé et le plus traduit dans le monde. Son influence sur des générations de chrétiens, des plus illustres aux plus humbles, des catholiques aux protestants, a été considérable, du XVe au XXe siècle. Classée dans la catégorie des œuvres spirituelles, L’Imitation n’en possède pas moins un contenu théologique de haute portée. Quatre traités, rédigés en latin et distincts l’un de l’autre, sont ainsi regroupés sous l’intitulé devenu célèbre, issu des premières lignes de l’œuvre. Recueils de pensées, dotés chacun de leur unité rédactionnelle, ils ont sans conteste été produits par le même auteur, demeuré anonyme. Rien dans leur contenu ne permet d’identifier ce religieux, pour le moins discret, relatant ses propres expériences en vue de faire progresser ses semblables dans la découverte de Dieu et l’acquisition de la paix intérieure.

Très critique à l’égard de la théologie pratiquée dans les universités, mais tout aussi irrité par les excès des dévotions extérieures, l’auteur rejette en bloc le formalisme de l’enseignement et celui des observances. Aussi son intention n’est-elle pas de proposer une exégèse, encore moins une doctrine élaborée, fruits d’une érudition prétentieuse, mais de témoigner humblement de son expérience, destinée à aider d’autres à se conformer au Christ. Sans exiger de son destinataire des performances intellectuelles, d’ailleurs inutiles pour percer les mystères divins, il fait davantage appel à l’intelligence de son cœur, l’invitant à ruminer l’enseignement du Christ, puis à considérer l’exemple des saints. Né de la pratique d’exercices de médiation sur l’Écriture sainte et la vie des Pères du désert, le texte introduit l’individu, quel qu’il soit, dans une relation de proximité intime, voire affective, avec le Christ, pour autant qu’il accepte de se libérer des entraves que constituent l’amour-propre, l’attachement aux biens matériels ou la suffisance intellectuelle et qu’il cultive, en contrepartie, l’humilité, la componction du cœur et la simplicité. Tout en proposant à son dirigé une ascèse exigeante mais accessible, il l’élève de la considération de sa propre misère à la rencontre du Dieu d’amour et à l’accueil de sa grâce sanctifiante, par les voies de l’intériorité et de la purification. La connaissance de soi ouvre ainsi à celle de Dieu.

Aucun plan précis n’organise ces livres qui, loin de proposer une anthologie de citations traditionnelles, les réintègrent dans une relecture personnelle, mise au service d’une direction spirituelle. On a donc pu en extraire des passages, pour les approfondir, comme les lire en continu, pour en goûter le développement général. Il n’y est toutefois pas question de cheminement progressif vers la perfection, mais d’exhortations à un travail intérieur remis sur le métier.

Le premier livre rassemble des « Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure ». Chacun y est encouragé à se dégager des illusions du monde extérieur pour se consacrer à la recherche de l’essentiel, au plus profond de son être. L’âme ainsi libérée pourra renouer avec son plus noble penchant : tendre vers Dieu. La voie la plus sûre pour y parvenir : celle empruntée par le Christ, qui pousse l’homme à vivre selon l’Évangile et donc à cultiver l’amour de Dieu et le renoncement à lui-même. Ardu sera le chemin vers la vertu, mais nombreux les fruits récoltés. Les références à un contexte conventuel destinent en priorité ces pages à des religieux, sans exclure les laïcs, appelés eux aussi à une conversion intérieure.

Dans le deuxième recueil, l’homme est mis en contact intime avec le Christ. Capable de s’élever pour atteindre le repos en Dieu, il est, en raison de sa nature pécheresse, confronté à rude tâche. La grâce du Christ peut l’aider à supporter contradictions et humiliations, voire à courir au-devant des souffrances. Pour la recevoir, l’homme doit s’abandonner en toute confiance dans les mains de Dieu, sans compter sur ses propres ressources.

Le discours méditatif fait ensuite place au dialogue affectif « entre le Christ et l’âme fidèle », exposée aux épreuves d’une quête où les délices d’éphémères rencontres avec le divin alternent avec l’expérience douloureuse des limites de la condition humaine. Il est alors demandé à l’homme de renoncer à toute forme de désir, pour s’abandonner totalement à l’initiative divine.

L’union tant recherchée s’obtient au quatrième livre, « sur l’eucharistie », dans la communion au corps du Christ, reçue non en récompense au terme d’un parcours, mais comme adjuvant nécessaire à la poursuite du chemin.

Bien plus qu’une exhortation morale à vivre à l’imitation du Christ, les livres s’articulent autour du thème de la relation d’amour unissant le croyant à la présence de Jésus, qui a inauguré la voie menant à Dieu. Lui seul pourra procurer l’aide nécessaire. « Laissez donc entrer Jésus en vous et n’y laissez entrer que lui. » Une seule option possible : renoncer aux vanités d’un monde corrompu et aux vicissitudes de la condition humaine pour suivre Jésus sur le chemin de la croix et répondre par un total don de soi à l’amour incommensurable du Christ. Cette relation sera entretenue de consolations réconfortantes, mais aussi parcourue de sentiments de privation que le chrétien apprendra à recevoir comme autre don divin. Cet état d’abandon et d’accueil n’est jamais entièrement acquis mais doit être recherché au prix d’efforts continus, sans concession aux exigences de la nature humaine, que seule la grâce divine peut élever.

Consacrant, pour longtemps en Occident, la rupture entre théologie et spiritualité, ces textes rencontrent, depuis leur diffusion vers 1425, les attentes d’un lectorat attiré par des propositions simples misant sur la pratique de l’humilité et du détachement plutôt que sur la spéculation pure comme méthode de sanctification. Restés anonymes, ils ne tardent pas à susciter une série de controverses à propos de leur attribution. Au vu de leur succès, plusieurs milieux en revendiquent la paternité. Des manuscrits les prétendent de Jean Gerson († 1429), chancelier de l’université de Paris. D’autres les font remonter à Jean Gersen, bénédictin italien du XIIIe siècle.

Une tradition plus communément admise les associe à la personne de Thomas Hemerken († 1471), originaire de Kempen, dans l’archevêché de Cologne. Durant ses études, cet homme fréquente les Frères de la Vie commune, dont il apprend à connaître le mouvement spirituel implanté à Deventer par leur fondateur Gérard Grote († 1384). Rassemblés en fraternités de clercs et de laïcs, ces frères et sœurs se retrouvent autour de projets communs : la quête d’une sanctification personnelle par la prière, la méditation et l’ascèse, et la participation efficace à l’édification des contemporains, chacun selon ses possibilités. Leur propension à l’isolement ne les coupe pas du monde : l’accueil du pauvre est primordial. Accordant une importance extrême à la reproduction des œuvres de leurs maîtres, puis à la composition et à la diffusion d’ouvrages de méditation centrés sur l’Écriture sainte, ils animent des ateliers de copistes et des écoles, vite devenues attractives, où savoir et spiritualité s’entremêlent subtilement. Prônant une religion de l’intérieur, ils proposent à leurs dirigés un programme de vie dévote tout en « discrétion », une Devotio moderna sans excès, à la portée de tous, aux antipodes d’une théologie mystique ou spéculative, réservée aux élites. Ils privilégient les thèmes de la vanité du monde et de l’amour du Christ et vantent les vertus d’humilité, d’obéissance et de renoncement. Leur modération se manifeste encore dans leur liturgie, simplifiée, et dans leurs pratiques ascétiques, accessibles.

Leur destin se trouve rapidement associé à l’histoire de la congrégation des chanoines de Windesheim, approuvée en 1395 et centre d’une véritable réforme de la vie religieuse. Thomas dit a Kempis y fait profession en 1407. Auteur de nombreux traités, sermons et biographies spirituelles, dont celle de Gérard Grote, il se voit attribuer, bien après sa mort, la paternité des textes de L’Imitation, favorablement accueillis dans ces milieux religieux en expansion qui leur assurent une large diffusion dès le dernier quart du XVe siècle. Le texte connaîtra une audience considérable, tant dans les milieux conventuels que laïques, et servira de creuset spirituel à divers courants de réforme dans l’Église. Recueillant particulièrement la faveur de cercles féminins, qui y trouveront le réconfort d’un possible accès à Dieu, sans autre médiation que celle du Christ, L’Imitation fera, comme tous les grands textes, l’objet de multiples relectures pour se trouver dès lors associée à des mouvements spirituels extrêmement diversifiés, tant catholiques que protestants.

MARIE-ÉLISABETH HENNEAU

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