Stromates

LIVRE SECOND

CHAPITRE XXI

L’auteur passe en revue les diverses maximes des philosophes sur le souverain bien.

Épicure, au contraire, plaçant le bonheur dans cette situation où l’on n’a ni faim, ni soif, ni froid, s’écriait, en s’égalant à Dieu, dans son langage impie, qu’il était capable de disputer cette félicité au grand Jupiter lui-même. Il semblait ainsi décerner la palme du bonheur au pourceau qui se nourrit d’immondices, plutôt qu’à l’être raisonnable et à l’ami de la sagesse. Qui en doute aujourd’hui ? les Cyrénaïtes et Épicure sont les esclaves de la volupté. Ne déclarent-ils pas, en termes formels, que la fin de l’homme est de vivre agréablement, et que le seul bien parfait, c’est la volupté ? Épicure dit que la volupté consiste aussi dans l’absence de la douleur, et qu’il faut choisir ce qui d’abord nous attire, le plaisir étant entièrement dans la sensation. Écoutons Dinomaque et Calliphon :

« Le but de l’homme est de faire tout ce qui est en lui pour atteindre à la volupté et pour en jouir. »

Suivant Hiéronyme le péripatéticien, le but de l’homme est de vivre sans trouble, et le souverain bien est la félicité. Diodore, de la même secte, déclare également que la fin de l’homme est une vie tranquille et honnête. Épicure et les Cyrénaïtes définissent la volupté, ce qui est surtout conforme et propre à la nature. Le plaisir, disent-ils, étant le mobile de la vertu, la vertu produit la volupté. D’après Calliphon, le plaisir est bien le mobile de la vertu ; mais celle-ci, s’étant aperçue avec le temps des charmes de la volupté, parvint à usurper un honneur égal a celui de son principe.

Les disciples d’Aristote prétendent que la fin de l’homme est de vivre conformément aux lois de la vertu ; mais la félicité et le repos absolu, ajoutent-ils, sont impossibles ici-bas. Persécuté, ballotté par des fortunes contraires qui se jouent de sa volonté, sans autre désir que de s’en délivrer en quittant cette vie, le sage n’est ni heureux ni tranquille. Il faut d’ailleurs du temps à la vertu qui n’atteint pas en un jour aux derniers degrés de la perfection; car, il n’est jamais, dit-on, d’enfant heureux. Le temps nécessaire à cette consommation est la vie humaine. Le comble du bonheur se compose donc de trois sortes de biens. L’homme pauvre, obscur, valétudinaire ou condamné à l’esclavage, ne peut prétendre au bonheur, selon ces philosophes.

Zénon, le stoïcien, estime que le but de l’homme est de vivre conformément à la vertu ; Cléanthe, conformément à la nature, en obtempérant aux conseils de la raison ; c’est-à-dire, il nous l’explique ainsi : Tout consiste dans le choix des choses conformes à la nature. Antipater, l’ami de Cléanthe, est d’avis que la fin de l’homme est de choisir, toujours et sans se tromper, les choses qui sont selon la nature, et de rejeter avec la même fermeté celles qui lui sont opposées. Archimède exposait ainsi la fin de l’homme : Choisir entre les objets conformes à la nature les plus élevés et les plus importants ; dans l’impuissance, passer outre. Après eux vient Panœtius : Vivre selon les désirs que nous a donnés la nature. Posidonius, enfin, nous prescrit de vivre dans la contemplation de l’ordre et de la vérité universelle, et de gouverner notre conduite de manière que jamais elle ne paraisse subordonnée à la partie irraisonnable de l’âme. Plusieurs des modernes stoïciens veulent que le but de l’homme soit de vivre conformément a l’organisation humaine. Que vous dirai-je d’Ariston ? Il établissait notre fin dans l’indifférence. Or, évidemment, ce qui est indifférent laisse de côté ce qui est indifférent. Vous mettrai-je sous les yeux la doctrine d’Hérille ? Il demande à l’homme de vivre selon la science qui est son but. Plusieurs des nouveaux rejetons de l’Académie veulent que le but de l’homme consiste à se garder des illusion et des apparences. Lycus le péripatéticien nous dit comme Leucime, que le but de l’homme est la véritable joie de l’âme, celle qui provient de l’honnêteté. Critolaus, qui fut aussi péripatéticien, demande que l’homme s’abandonne doucement aux instincts de la nature, perfection qui se compose, selon lui, de trois sortes de biens, et nous a été transmise par nos ancêtres.

Mais sans nous arrêter ici, contents du chemin déjà parcouru, efforçons-nous, au contraire, autant qu’il nous est possible, de rappeler les opinions des physiciens sur la question qui nous occupe. Il paraît qu’Anaxagore de Clazomène voulait que le but de la vie fût la contemplation et la liberté qu’elle enfante ; Héraclite d’Éphèse, la sérénité d’esprit. Selon Héraclide du Pont, Pythagore professait que la félicité suprême est la science complète des facultés de l’âme. Les Abdéritains ont aussi leurs principes sur cette matière ; Démocrite, dans son livre sur la fin de l’homme, veut que cette fin soit la tranquillité de l’âme ou le bon état. Il répète souvent que

la délectation et la non délectation sont le but de l’homme parvenu à la vigueur de l’âge.

Hécatée le place dans la modération ; Apollodore de Cyzique, dans la joie du cœur ; Nausiphane, dans l’intrépidité, que Démocrite nomme athambie. Outre ces philosophes, Diotime encore nous parle de la perfection de tous les biens qu’il décore du nom de bon état. Antisthène opine pour l’absence de tout orgueil. Ceux que l’on nomme Annicéréens, héritiers de l’école cyrénaïque, n’ont assigné aucun but spécial à l’ensemble de la vie. Selon eux, chaque action porte en elle, comme but, la volupté qui nait de l’action même. Ces Cyrenaïtes rejettent la définition qu’Épicure donne de la volupté : son chimérique équilibre, disent-ils, n’est que l’impassibilité du cadavre, et la volupté, l’amitié, les honneurs éveillent en nous des impressions agréables. Mais Épicure affirme que toute joie de l’âme dérive d’une sensation éprouvée dans la chair. Métrodore, dans le livre qu’il a écrit pour démontrer que la cause la plus active de la félicité vient de nous, et non des choses, dit : Le bien de l’âme, qu’est-ce autre chose qu’une complexion vigoureuse, et l’espoir fondé qu’elle ne se démentira pas ?

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant