I) Jusqu’au seizième siècle
L’Espagne est un des rares pays qui se trouvent mentionnés dans la Bible avec leur nom actuel. Saint Paul, dans sa lettre aux Romains, montre par deux fois son intention de se rendre à la péninsule (Romains 15.24, 28). Bien que son projet paraisse bien arrêté, nous ne savons pas s’il put l’exécuter[a]. Cependant, nous savons que l’Évangile pénétra en Espagne aux premiers jours du christianisme, et que les persécutions impériales y comptèrent bon nombre de courageux martyrs. La haine des païens y poursuivit aussi (surtout pendant la persécution de Dioclétien) les livres des Saintes Écritures qu’avaient les chrétiens, et quelques-uns des martyrs aimèrent mieux donner leur vie que de livrer ces trésors à leurs adversaires. Aujourd’hui, hélas ! une masse énorme de fausses traditions couvre d’un voile épais la sainte réalité de ces temps héroïques.
[a] Dans une des cours du séminaire de Tarragone, se trouve un petit temple d'ordre dorique, qu'on appelle la chapelle de saint Paul, parce que, dit-on, ce fut là que l'apôtre prêcha l'Évangile, à sa venue en Espagne.
En Espagne on commença à lire la Bible dans la version latine dite Itala, qui, sous des formes un peu différentes, se lisait dans toutes les églises d’Occident. Les chrétiens espagnols donnaient déjà une telle importance au texte biblique que, vers 394, à la demande de Lucinio, évêque de Bética, six notaires ou scribes allèrent d’Espagne à Bethléem pour avoir une copie exacte de la nouvelle version de saint Jérôme, faite expressément sur la recommandation d’un Espagnol, Damase, évêque de Rome. Saint Isidore de Séville fait allusion à cette version quand il dit que de son temps elle était employée dans toutes les églises d’Espagne : ce qui nous permet de nous représenter une grande communauté espagnole écoutant, au culte public, la lecture des Écritures dans la langue vulgaire, et pouvant la suivre avec intelligence et dévotion.
Le même saint Isidore explique comment les Saintes Écritures sont utiles pour tous les hommes, sages ou ignorants, quand il dit « l’Écriture sainte change suivant l’intelligence de ceux qui la lisent. De la même manière que la manne avait un goût différent selon le palais des Israélites, les paroles du Seigneur s’adaptent à chacun selon son intelligence. Et tout en étant différentes, selon l’intelligence de chacun, elles sont pourtant unes ». De ceci on peut conclure que les Écritures étaient lues non seulement à l’église, mais aussi chez les fidèles, même les plus simples.
La version latine de Jérôme, qui plus tard et avec quelques changements fut appelée la Vulgate, fut la seule source où pendant près de mille ans les Espagnols lurent la parole divine. Même les Goths, pour lesquels l’évêque Ulfilas avait traduit la Bible en gothique au quatrième siècle, mirent de côté leur version, à cause de sa saveur d’arianisme et se servirent de la Bible latine, qui fut la véritable mère de la pensée chrétienne en Europe, même parmi les envahisseurs qui vinrent du Nord.
Que la Bible fût un livre lu dans ces temps rudes, cela est bien démontré par le goût qu’y prirent certains rois et qui devait correspondre à ce que sentaient beaucoup de leurs sujets.
L’empereur Théodose II, descendant d’Espagnols, copia lui-même tout le Nouveau Testament, qu’il avait l’habitude de lire tous les matins avec ses sœurs et l’impératrice. On raconte que Récarède (586-601), roi goth, avait une soif insatiable pour les mystères des Saintes Écritures, et qu’il se faisait accompagner de bons théologiens avec lesquels il traitait d’importantes questions religieuses. Ce fut lui qui abolit l’antichrétienne loi qui empêchait les mariages entre Goths et Espagnols. Récarède, rapporte-t-on, discutait en personne avec des presbytres ariens, qu’il persuadait avec des arguments tirés de la Bible. Pedro Miguel Carbonell raconte dans sa Chronique d’Espagne que le roi d’Aragon, Jacques le Conquérant (1213-1276), comprit et apprit les Écritures tout seul et sans maître ; que dans toutes les fêtes de l’année, en quelque ville ou village qu’il fût, il prêchait avec grande dévotion pour la gloire de Dieu, citant à chaque instant les Saintes Écritures, et les expliquant aussi bien qu’aurait pu le faire un docteur en théologie.
Alphonse Ier le catholique fit chercher et prendre avec diligence les exemplaires des Saintes Écritures qui étaient au pouvoir des infidèles, pour qu’ils ne fussent pas détruits et que les fidèles en profitassent. Beaucoup d’autres rois se distinguèrent par leur goût pour la Bible, qu’ils ne regardaient pas comme une lecture réservée au clergé et aux théologiens.
Cependant, il faut présenter l’autre côté du tableau, et faire remarquer que la vie individuelle ou sociale, comme la vie ecclésiastique, ne répondait pas entièrement à ces pieux exemples, et qu’il y en avait beaucoup, parmi les grands et les petits, comme parmi le clergé et les laïques, qui, en fait de mœurs et de doctrine, s’écartaient de la pureté biblique. Les poètes espagnols surtout virent le manque d’harmonie entre l’enseignement et la conduite des directeurs ecclésiastiques. Pedro Lopez de Ayala, au quatorzième siècle, dans son Rimado de Palacio, dit en parlant des maux de l’Église :
Mais les nôtres prélats n’en ont point cure,
Ils ont trop à faire pour notre bonheur :
Ils pressent leurs sujets sans aucune mesure,
Et ils oublient la conscience et la Sainte Écriture.
Si les lettrés purent pendant assez longtemps faire usage de la Bible latine, le peuple, lui, perdait la connaissance du latin à mesure que se formaient les langues vulgaires, surtout le castillan, le catalan, et le valencien ou limousin. Avant qu’il y eût une traduction complète dans ces langues, des parties des Écritures en langue vulgaire circulaient parmi le peuple, qui les lisait avec intérêt et remarquait la différence que nous avons mentionnée plus haut entre les enseignements et la pratique du clergé. D’où il résulte que, surtout en Aragon et en Catalogne, voisins du midi de la France, qui avait vu naître le mouvement préréformiste des Albigeois, on prit des mesures contre la lecture si répandue des portions bibliques, sous le prétexte qu’elles étaient contaminées par les idées des Albigeois et des hérétiques.
C’est ainsi que le même Jacques le Conquérant, qui expliquait si éloquemment les Écritures dans les fêtes ecclésiastiques, dicta des « constitutions » dont la seconde stipulait : « Que personne ne pût avoir en langage vulgaire les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, et que dans un délai de huit jours on les livrât à l’évêque pour qu’ils fussent brûlés ». Ce même esprit animait le cardinal Ximénès (qu’on doit honorer pour sa Bible polyglotte) quand il s’opposa à l’idée du premier archevêque de Grenade, après la reprise de cette ville, lequel voulait faire une nouvelle traduction en arabe pour les Maures convertis restés en Espagne, parce que la première, faite par l’évêque Jean de Séville, s’était perdue.
Cette tendance alla s’accentuant, comme nous le verrons plus loin. La « constitution » de Jacques Ier, toute contraire qu’elle fût à la lecture de la Bible par le peuple en langue vulgaire, n’empêcha pas cependant que quelques-uns de ses successeurs dans le royaume d’Aragon et plusieurs des rois de Castille favorisassent la traduction de la Bible dans les nouvelles langues. Ce fut la Castille qui eut l’honneur d’avoir la première traduction de la Bible en langue moderne, par ordre d’Alphonse X, le Sage, avec l’espoir non seulement que les fidèles auraient une bonne et saine lecture, mais aussi que la langue se formerait et s’affirmerait en s’enrichissant et en se polissant au contact des idées sublimes et des belles expressions des Écritures. C’était en 1280.
Deux siècles plus tard, un roi d’Aragon, Alphonse V le Magnanime, commandait qu’on fît une autre traduction en langue de Castille. Cette traduction est conservée en deux manuscrits sur vélin dans la Bibliothèque royale de l’Escurial, où l’on peut voir aussi les cinq volumes dont se compose la version d’Alphonse X. Du quinzième siècle aussi est une autre traduction, due à l’initiative de Jean II de Castille, que garde la bibliothèque du duc d’Albe. En 1478, on trouve imprimée à Valence et « sur papier royal » une Bible en valencien, révisée par les inquisiteurs, traduite par F. Boniface Ferrer, avec la collaboration de son frère saint Vincent Ferrer, le grand prédicateur et persécuteur. Quant à la Bible en catalan, il paraît qu’il y a eu une traduction qui n’a pas été imprimée, et de laquelle l’évêque Amat vit une grande feuille en bon vélin servant de reliure à un procès de l’Inquisition de Barcelone de l’année 1520. La Bibliothèque nationale de Paris doit avoir un beau manuscrit de cette traduction en catalan.
II) Le seizième siècle
1°) La Polyglotte de Complute et la Bible de Ferrare
Nous avons nommé le cardinal F. Francisco de Ximénès de Cisneros, archevêque de Tolède, grand inquisiteur et premier ministre du royaume, dont le nom est attaché à la grande entreprise biblique qui a nom la Bible polyglotte complutensis. Ce nom lui vient de Complutum, nom latin de la célèbre Université d’Alcala, fondée par Ximénès, où se publia cette Bible. A ce travail prirent part les hommes les plus érudits que le cardinal put trouver, et parmi eux quelques juifs convertis. L’Ancien Testament contenait l’hébreu, la traduction des Septante, la Vulgate, et, au bas, les paraphrases ou targoums. Le Nouveau Testament avait les textes grec et latin. La partie du Nouveau Testament fut achevée en 1514, soit deux ans plus tôt que l’apparition du Nouveau Testament d’Érasme, mais elle ne fut publiée que quatre années plus tard, à cause du retard de l’approbation du pape Léon X, qui lui concéda de grands privilèges et exhortait chacun à la lire.
L’ouvrage tout entier coûta au cardinal (qui le fit à ses propres frais) environ quatre millions d’euros, et se vendit à peu près 500 €, quoiqu’il y eût six volumes et qu’on n’en tirât que 600 exemplaires. A propos de cette Bible, Cipriano de Valera dit : « Ce fut le seul instrument et moyen dont Dieu se servit pour réformer et renouveler les langues et les belles-lettres qui, en ce temps, étaient dans un coin, mangées de moisissure et couvertes de rouille, et ainsi les savants commencèrent à laisser la théologie scolastique, qui consiste dans des spéculations vaines et compliquées tirées de la philosophie inventée par les hommes sans aucune parole de Dieu, et s’adonnèrent à la vraie théologie, qu’enseigne la Sainte Écriture (ceux-ci, les scolastiques les appelaient par moquerie et blâme Biblistes), et ainsi ces Biblistes commencèrent à puiser leur eau aux sources du soleil et non dans les citernes crevassées, dont les eaux sont pestilentes et mortelles… Il faut admirer ici aussi la grande puissance, la sagesse et la providence de Dieu, qui choisit comme instrument pour faire tout ceci un espagnol, et un espagnol qui n’était rien moins que le Fray (moine) Francisco, archevêque de Tolède, cardinal de Rome, gouverneur et inquisiteur général d’Espagne. Oh ! profondeur des richesses, de la sagesse et de la science de Dieu, combien incompréhensibles sont ses jugements et impossibles à sonder ses voies ! »
Cette Bible polyglotte de Ximénès fut reproduite, avec quelques changements dans sa disposition, par Benoit Arias Montanus, à Anvers (1569-1573), par ordre de Sa Majesté catholique Philippe II.
Ces éditions polyglottes n’avaient pas de traduction en castillan, étant destinées aux personnes instruites. D’un autre côté, les anciennes versions castillanes, antérieures à l’invention de l’imprimerie, n’avaient pas pu circuler aussi largement qu’il aurait fallu, et nous arrivons au temps de la Réforme sans voir répandus en Espagne des exemplaires de la Parole de Dieu en castillan, et sans qu’il y eût aucun désir (l’Église était déjà assez romanisée) d’encourager ni même de permettre la lecture des saints livres en langue vulgaire. Cette bénédiction fut réservée aux juifs et aux protestants, non sans de grands sacrifices, du côté de ces derniers surtout. Disons quelques mots d’abord de la traduction juive, pour ne pas interrompre la glorieuse liste des travaux des réformateurs espagnols, aussi abondants que dignes d’éloges.
La Bible de Ferrare, ainsi nommée de la ville où elle fut imprimée, est une traduction en espagnol, passablement littérale, des livres canoniques de l’Ancien Testament, et porte en titre : Bible en langue espagnole, traduite mot à mot de la vérité hébraïque par de très excellentes gens de lettres : vue et examinée par l’office de l’Inquisition. De cette Bible il y a deux sortes d’exemplaires. Les uns ont au commencement l’épître dédiée à Hercule d’Este, quatrième duc de Ferrare, avec le privilège duquel la Bible fut imprimée par Duarte Pinel y Geronimo de Vargas, avec une note à la fin qui dit : « Imprimée à Ferrare au coût et dépense de Geronimo de Vargas, espagnol, le premier mars 1553 ». Les autres sont dédiés à une illustre matrone des juifs, appelée Dona Gracia Nacy, par Jom Tob Athias et Abraham Usque. D’après la note finale, l’impression se fit aux frais du premier, « fils de Lévi Athias, espagnol, le 14 adar 5313 », année qui correspond à l’an 1553 de l’ère chrétienne. Cette édition, ainsi que d’autres castillanes, faites à Constantinople pour les juifs, prouvent à quel point ceux-ci se considéraient comme espagnols et aimaient la langue de la patrie, qu’aujourd’hui encore, après des siècles de cruel exil, ils n’ont pas oubliée. La traduction dont nous parlons circula surtout parmi les juifs, et, à cause de son littéralisme, fut un secours excellent pour les traductions suivantes.
2°) La Réformation et la Bible
En 1517 éclata la Réforme en Allemagne, et en 1519 le fameux imprimeur Jean Froben, de Bâle, envoie en Espagne une collection des brochures de Luther en latin, et l’année suivante son commentaire aux Galates est traduit en castillan. Les idées réformées prirent rapidement en Espagne, surtout parmi les personnes qui avaient donné plus d’attention aux Écritures par suite de la Polyglotte de Ximénès et du Nouveau Testament grec et autres travaux du célèbre humaniste Érasme. Les voyages à l’étranger de quelques personnes illustres, comme Constantino Ponce de la Fuente, qui accompagna Charles V aux Pays-Bas, et de Fray Bartolomé Carranza, qui accompagna Philippe II en Angleterre, rendirent familières aux hautes classes les nouvelles idées. Le résultat fut qu’il se produisit en Espagne un mouvement intense auquel on pouvait à peine s’attendre, vu qu’il n’y avait aucune raison politique qui pût l’aider, et moins que partout ailleurs dans les classes supérieures, où il trouva cependant son principal appui. Ce mouvement espagnol, purement intellectuel et religieux, se trouva par sa nature même sans défense devant le pouvoir absolu des rois et de la tyrannie romaine. La sainte Inquisition l’étouffa dans le sang de ses illustres fils, et brûla les exemplaires des Écritures qui avaient illuminé et consolé leurs âmes et qui possédaient par elles-mêmes la puissance pour changer l’esprit et le cœur de milliers d’Espagnols. La rage déployée contre les livres ne fut pas moindre que la rage déployée contre les personnes, au point qu’ils sont bien rares, les exemplaires qui restent des éditions de la Bible et des livres religieux qui étaient lus avec avidité dans ces temps d’angoisse.
Le premier traducteur protestant fut un jeune éramiste de grande culture, Francisco de Encinas (le Dryander des Réformateurs allemands), originaire de Burgos, qui, en 1543, traduisit et imprima à Anvers le Nouveau Testament. Ce fut la première version faite directement sur le grec. Avec la sainte audace, qui est le signe distinctif de beaucoup de réformateurs de cette époque, il résolut de se présenter à l’Empereur et de lui offrir la dédicace de son livre. Pour cela il alla à Bruxelles et se servit de l’intermédiaire de l’évêque de Cuenca, qui le présenta à l’Empereur et loua le travail du jeune traducteur. Charles V demanda — ignorance feinte ou réelle — qui était l’auteur du Nouveau Testament, et Encinas lui répondit que c’était l’Esprit saint, que son travail personnel se réduisait à la traduction. L’Empereur, sans donner grande importance à la chose, lui répondit que si l’ouvrage était ce que disait l’évêque et qu’il n’y eût rien à objecter, il accepterait la dédicace. La traduction passa aux mains de Dominique Fray Pedro de Soto, qui essaya de persuader à Encinas que son projet de répandre cette traduction était hérétique et pernicieux, et lui cita les paroles de F. Antonio de Castro sur le grand mal que fait la lecture des saints livres en langue vulgaire. La conversation se prolongea, et lorsqu’il sortit, Encinas, sans aucun avertissement préalable, fut mené en prison. Il y serait presque tombé dans le désespoir sans les consolations que lui offrit Gil Thielman, qui s’y trouvait enfermé à cause de sa foi évangélique.
Les charges contre lui étaient, entre autres, d’avoir été en relations avec les réformateurs, d’avoir loué Mélanchthon en public, et surtout d’avoir traduit en langue vulgaire le Nouveau Testament en mettant en caractères italiques « l’homme est justifié par la foi ». Menendez y Pelayo, l’érudit le plus célèbre en Espagne aujourd’hui, dit que la langue de cette traduction était belle et assez fidèle, et prouve que la fuite d’Encinas de la prison fut favorisée par les juges mêmes, qui firent, comme dit le proverbe espagnol « pont d’argent à ennemi qui fuit ». La traduction se serait perdue si Jean Perez ne l’eût presque reproduite en 1557, en y ajoutant sa traduction des Psaumes. De celle-ci Menendez y Pelayo dit aussi « qu’il n’y en a pas de meilleure en prose castillane ». Le Dr Perez désirait si vivement une Bible en espagnol qu’il laissa tous ses biens pour son impression, legs qui fut employé pour l’édition de Cassiodoro de Reina.
Ces versions du Nouveau Testament s’imprimèrent à l’étranger, et il était très difficile de les introduire en Espagne. Posséder un exemplaire des Écritures en langue vulgaire était une preuve d’hérésie, et l’Inquisition, par ses agents et ses délateurs, flairait tout ce qui passait la frontière. Au moment où le besoin s’en faisait sentir, apparut l’homme qui, par la divine Providence, devait lui donner satisfaction. Il y avait alors en Allemagne, où ses parents l’avaient envoyé, un jeune homme, Julian Hernandez de son nom, (à cause de sa petite taille il a été dès lors connu comme Julianillo, Julien le petit), typographe, qui plus que probablement travailla dans une des premières imprimeries qui se fondèrent et qui furent des centres de lumière pour toute l’Europe. Là, son cœur fut gagné par la vérité de l’Évangile, pendant qu’il composait les ouvrages des réformateurs. Comprenant que sa mission spéciale était en Espagne, il offrit, par pur amour pour la sainte cause, d’y introduire les exemplaires qui lui seraient confiés[b]. Doué d’une habileté et d’une finesse aussi grandes que sa taille était petite, il réussit à passer sa marchandise par les douanes, recouvertes de fines toiles de Cambrai, ou dans des tonneaux de vin à double fond, et avec la même industrie il pénétra dans des maisons seigneuriales amies et dans des couvents initiés aux idées nouvelles, sans exciter le soupçon des gens étrangers à la cause ou des ennemis. Sa vie était continuellement en danger, mais il était toujours entrain et de bonne humeur, parce que son cœur était tranquille. C’est lui qui fournit de livres soit les réformés de Séville et de Valladolid, soit le dépôt qu’avait, à Medina del Campo, le libraire Vilman, d’Anvers. Que Julian fût un véritable colporteur, cela est prouvé par le fait qu’il fut mis en prison à cause d’un Testament donné par lui à un maréchal-ferrant. Ce dernier ne fut pas assez prudent, ou n’était pas bien disposé, et montra le volume à un curé qui dénonça Julian à la sainte Inquisition. Julian fut pris et enfermé dans les cachots de Séville ; il souffrit plusieurs fois avec un courage héroïque les tourments les plus cruels sans révéler les noms de ses amis. De ces tourments Julian sortait en chantant par les corridors son refrain favori, pour encourager à résister jusqu’à la fin les frères qui pouvaient être dans les cachots :
[b] Par la fréquentation de plusieurs doctes hommes (Calvin, Théodore de Bèze, etc.) il fut poussé d'un zèle d'esprit plus que du conseil et avis d'aucun, d’entreprendre une chose d’aussi grande importance comme elle était sujette à danger évident. Il mena et fit porter en Espagne grande quantité de livres de la Sainte Écriture en langue espagnole, de grand désir qu'il avait de faire croître la lumière de l'Évangile en son Espagne (Crespin).
Vencidos van los frailes,
Vencidos van.
Corridos van los lobos,
Corridos van.
Vaincus s’en vont les moines,
Vaincus s’en vont.
Courant s’en vont les loups,
Courant s’en vont.
Peu après, à la suite d’une délation, la congrégation de Séville fut surprise, quelques jours avant que les inquisiteurs fussent informés de la surprise de celle de Valladolid. Julian mourut glorieusement ; il profita d’un moment où ses mains furent libres pour mettre sur sa tête deux petits fagots, et prouver de la sorte qu’il était décidé à mourir sans admettre aucune rétractation. Le témoignage de sa foi fut si vibrant qu’un soldat de la garde lui traversa le corps de sa hallebarde pour obtenir son silence par sa mort. Les colporteurs espagnols ont un grand exemple à admirer et à imiter dans ce colporteur sans pareil, Julianillo. Il mourut sur le bûcher, le 22 décembre 1560.
Il faut admirer la foi des réformateurs espagnols qui purent s’enfuir et trouvèrent un refuge à l’étranger. Voyant comme le protestantisme était détruit en Espagne par la fureur des inquisiteurs, ils pensèrent néanmoins faire et imprimer des versions complètes de la Bible pour leur chère patrie, qui paraissait repousser la lumière du pur Évangile. Il est vrai que, comme le dit le savant catholique Menendez y Pelayo, « les travaux bibliques, considérés comme instrument de propagande, ont été de tout temps l’occupation favorite des sectes protestantes ». En tout temps, oui, même dans les temps les plus tristes et les plus funestes. Cette foi a été couronnée, par la Providence de Dieu, d’un succès qu’ils ne purent pas même rêver. Citons encore le même auteur : « Cette même Bible (celle de Reina), corrigée et améliorée après par Valera, est celle que répandent aujourd’hui en une quantité fabuleuse d’exemplaires les Sociétés bibliques dans tous les pays de langue castillane ». Ce que ces vaillants ne purent pas faire en leur temps, ils l’ont fait avec abondance dans ces temps-ci : la Bible qui n’eut jadis qu’une circulation limitée, et encore en secret, en Espagne, circule aujourd’hui largement partout où l’on parle le castillan.
Cassiodoro de Reina naquit à Séville, où il étudia pour la prêtrise mais, convaincu des erreurs romaines, il abandonna sa carrière et devint prédicateur de l’Évangile. Homme cultivé et instruit dans les langues originales de la Bible, et tout rempli des doctrines religieuses de la Réformation, il entreprit, animé de pieux désirs et d’une grande persévérance, de faire une traduction complète de la Bible, mais directement sur les originaux et non sur la Vulgate, comme toutes les traductions antérieures. Il y mit douze ans. Il l’acheva à Francfort, et l’imprima à Bâle en 1569. On l’appelle la Bible de l’ours, à cause de la curieuse gravure qu’elle a sur la première page. L’édition fut de 2600 exemplaires, qui étaient épuisés en 1602, quand parut la seconde, corrigée par Cipriano de Valera. Reina fut pasteur protestant à Anvers et à Francfort ; la congrégation hollandaise de cette dernière ville conserve encore un de ses portraits, avec une inscription en allemand, qui dit :
Espagnol de naissance, bon protestant,
Fidèle prédicateur, homme de grands talents.
A Anvers et ici à Francfort bien connu,
Tel était Reinius. Que peux-tu désirer de plus ?
Parmi les Hollandais son nom reste très apprécié,
Parce qu’il a bien mérité de son église.
De ces hommes, le célèbre historien Altamira dit « qu’ils eurent une grande influence sur la pensée de leur nouvelle patrie et furent admirés autant pour leurs talents que pour leur style, parfois vraiment beau ». Cipriano de Valera, de Séville aussi, fut moine dans le couvent de Saint-Isidore, où les idées réformées avaient été si bien reçues. A grand’peine, il put s’enfuir à l’étranger quand commença la persécution, en 1557. Une fois loin du pouvoir des inquisiteurs, il se mit à écrire des livres de controverse, qui eurent une grande influence et lui valurent le titre de « l’hérétique espagnol ». Mais le travail qui lui a donné un nom impérissable, fut la révision de la traduction de Reina, qui lui prit vingt années et qu’il fit avec amour. Elles sont émouvantes, ces paroles de son prologue : « Agé de cinquante ans, j’ai commencé ce travail, et en cette année de 1602, qu’il a plu à mon Dieu de faire sortir à la lumière, j’ai soixante-dix ans (à cet âge les forces manquent, la mémoire s’alourdit, et la vue s’obscurcit), de sorte que j’y ai mis vingt ans. Tout ce temps, je le donne pour bien employé. Mon intention a été de servir mon Dieu et de faire du bien à ma nation. Qu’il plaise à Sa divine Majesté vouloir accepter par son Christ ce mien minchah, cette offrande du soir que je lui offre dans ma vieillesse. Je le supplie de bénir cet ouvrage pour que son nom très saint, qui y est annoncé, soit sanctifié en Espagne comme il l’est dans d’autres nations. Cette Bible a été imprimée avec l’aide et l’assistance de personnes pieuses ; je dis ceci pour que leur mémoire ne périsse pas, et pour que d’autres, à leur exemple, s’occupent à de semblables œuvres de piété ». Cette édition fut imprimée à Amsterdam.
Avant de parler des éditions catholiques de Scio et Amat, mentionnons ce qui arriva au grand maître des lettres espagnoles Fray Luis de Léon, à cause de ses traductions de quelques parties de la Bible faites sur l’original. La sainte Inquisition lui intenta un procès ; parmi les charges qu’on lui faisait, l’une était « qu’il parlait mal des Septante et jetait le ridicule sur les saints Pères qui avaient traduit les Écritures », en un mot qu’il défendait la pureté du texte biblique et ne reconnaissait pas à la Vulgate le mérite que lui attribuait le concile de Trente. Cette charge et d’autres, comme celle « d’avoir trouvé parmi les livres de Fray Luis un grand nombre d’ouvrages qui contenaient des doctrines hétérodoxes », lui coûta dix années de prison dans les cachots de l’Inquisition. Le procès se termina par l’absolution, surtout pour ne pas donner à la cause de la Réforme un nom si illustre. Fray Luis « fut repris et averti d’avoir dans la suite à considérer comment et où il traitait de choses et matières importantes et dangereuses », et pour « des raisons justes » on lui prit le cahier du Cantique des Cantiques traduit en castillan. A ce temps-là remonte la prohibition des versions de la Bible en langue vulgaire, à laquelle fait allusion sainte Thérèse quand elle dit : « Quand on a cessé de lire beaucoup de livres, je l’ai bien regretté, parce que j’avais du plaisir à en lire quelques-uns, mais maintenant je ne puis le faire, parce qu’ils sont en latin ! »
Quand Fray Luis retourna à sa chaire de Salamanque, après dix années de prison, son cœur généreux oublia et pardonna, et il commença ses explications par la célèbre phrase : « Nous disions hier… ».
III) Les Temps modernes
Après ces temps de lumière, représentés par les traductions protestantes et quelques traductions catholiques de portions de la Bible, nous avons deux siècles de ténèbres. La chaire devient muette pour la vérité biblique, la littérature religieuse perd la simplicité et la ferveur des mystiques, l’ignorance du peuple augmente, et la Bible devient un livre presque inconnu. A la fin, après avoir vaincu beaucoup de difficultés, et avec force observations dans le prologue pour soutenir qu’il était licite de lire les traductions de la Bible en langue vulgaire dans des conditions spéciales, parut en 1793 la traduction catholique du P. Philippe Scio de San Miguel, évêque de Ségovie, dédiée au prince des Asturies, plus tard Ferdinand VII. Cette traduction, faite sur la Vulgate, quoique appréciée du petit nombre des catholiques qui ont quelque intérêt pour les Saintes Écritures, a une vente restreinte parce qu’elle se publie en gros volumes.
Malgré ses défauts, cette traduction était un moyen de populariser en Espagne les livres saints. Aussi en fit-on à l’étranger de nombreuses éditions, sans le texte latin et sans les notes, qui d’une manière ou d’une autre entrèrent en Espagne et circulèrent dans les colonies d’Amérique. De cette traduction furent, probablement, les Testaments donnés aux prisonniers espagnols qui étaient en Angleterre et qui obtinrent la liberté pour rentrer dans leur patrie afin de lutter contre l’invasion de Napoléon Ier. On publia en Espagne des éditions de la Bible et du Nouveau Testament qui furent largement répandues, et qui, au dire du second traducteur catholique (et le dernier jusqu’à aujourd’hui), l’évêque Félix Torres Amat, lui firent hâter la publication de son travail, lequel parut en 1824. Cette traduction, qui prétend être une révision de la Bible de Scio en un langage plus correct et plus moderne, n’obtint pas le même succès que la précédente et ne se répandit pas autant, quoiqu’elle se fît sous la protection de Ferdinand VII et fût aidée de toute sorte de facilités. Ces deux traductions n’ont pas eu d’éditions populaires et à bon marché, sauf quelques-unes faites à l’étranger.
Nous avons déjà vu qu’à peine fondée, la Société biblique britannique et étrangère favorisa la diffusion des Saintes Écritures en Espagne. Parlons maintenant des travaux aussi continus que désintéressés de cette institution chrétienne. Jusqu’en 1833 elle ne put faire que peu de chose, bien que ce fût assez pour effrayer l’évêque Amat ; depuis cette date, il se fit un travail plus intense par l’arrivée en Espagne de deux Anglais : le lieutenant Graydon et M. George Borrow, depuis célèbre littérateur et auteur d’un ouvrage sur ses voyages à travers l’Espagne, The Bible in Spain, bien connu dans le monde anglo-saxon. Ces messieurs non seulement répandirent les nombreux exemplaires des Écritures reçus d’Angleterre, mais ils en imprimèrent en Espagne, aussi bien en castillan qu’en catalan, en basque, et même en bohémien d’Espagne. En un seul jour, Graydon vendit à Barcelone 1082 exemplaires ; le même empressement se manifesta dans d’autres villes. A Alméria, l’évêque donna un ordre par écrit pour qu’on n’empêchât pas la vente, vu qu’après examen, les livres étaient reconnus fidèles à la Vulgate. Borrow, connaissant à fond les circonstances locales, voulut avoir une base solide pour les opérations de la Société, au milieu des troubles de la guerre carliste et des disputes des partis. Il eut une entrevue avec Mendizabal et son successeur Isturiz pour avoir l’imprimatur, qu’il obtint non sans peine. Mais il n’en fit pas usage, la révolution de La Granja ayant proclamé la Constitution de 1812. Borrow ouvrit un bureau de la Société biblique britannique et étrangère dans une des principales rues de Madrid, et fit, pour la faire connaître, force annonces. Ceci, joint à ses travaux pour répandre la Bible, provoqua la persécution, et il fut mis en prison à deux reprises, à Madrid et à Séville. Mais l’ambassadeur anglais intervint, et Borrow fut relâché. Mentionnons le nom de Don Luis de Usoz y Rio, noble espagnol qui aida beaucoup Borrow dans ses travaux, et fut l’éditeur des anciens réformistes espagnols.
La date importante pour le travail de la Société, comme pour les missions évangéliques, fut l’année 1868, avec le triomphe de la révolution de septembre, dite la Glorieuse : avec elle triompha aussi la liberté.
Le 8 février de la même année, Isabelle II reçut la Rose d’or, que Pie IX lui donnait comme « emblème de la protection de Dieu à sa fille aimée, que ses hautes vertus font resplendir parmi les femmes ». Le 30 septembre, la reine fugitive arrivait à Bayonne. Précisément dans cette même ville, on gardait dix mille Bibles et Nouveaux Testaments imprimés à Madrid après la Révolution de 1854, qui y avaient été confisqués lorsque recommença l’ère de l’intolérance. Ils furent rendus, à la condition expresse qu’ils sortiraient d’Espagne. Quand Isabelle II sortit de son royaume, la Bible y rentra. Le général Prim avait dit aux propagandistes évangéliques : « Allez avec votre Bible sous le bras, et parcourez toute l’Espagne ; vous serez protégés, et personne ne vous tourmentera tant que je pourrai l’éviter ».
Cette description du propagandiste évangélique « avec sa Bible sous le bras » répond à la pure réalité. Toute l’œuvre protestante en Espagne est fondée sur la connaissance et sur la lecture de la Bible.
Sous la protection de la loi, la Société britannique établit à Madrid une agence qui a fonctionné sans interruption, d’abord dans la rue de Preciados, et puis Leganitos 4, dans une vieille maison qui, selon toutes probabilités, fut habitée, dans le passé, par un inquisiteur.
M. le pasteur Curie, premier agent établi en Espagne, disait dans son rapport de 1870, en jetant un coup d’œil sur le passé : « La semence jetée par George Borrow et par le lieutenant Graydon n’a pas péri toute entière… Quand nous rencontrons des gens qui connaissent la Parole de Dieu, et que nous leur demandons à quoi cela est dû, ils répondent que leur père a eu le Livre, et qu’ils ont entendu de ses lèvres son précieux contenu ».
Dès lors la traduction dont s’est servie la Société pour ses éditions, a été la traduction Reina-Valera, quelque peu modernisée par Señor Lucena, professeur d’espagnol à l’Université d’Oxford. Les évangéliques espagnols et la plupart des Américains sont très satisfaits de cette version, qui joint à la fidélité à l’original la belle sonorité de la langue dans son siècle d’or.
Après M. Curie sont venus six agents actifs qui ont eu sous leur direction bon nombre de colporteurs héroïques. Quelques-uns de ceux-ci ont été emprisonnés, lapidés, insultés, privés de leurs livres, maltraités, livrés aux tribunaux ; mais ils ont aussi trouvé des âmes ayant soif de vérité, des villages entiers disposés à les recevoir, des autorités justes et aimables, et de la bonne volonté pour acheter les Écritures.
Plusieurs des églises évangéliques ont reçu le premier souffle vital par le moyen de ces hommes obscurs et par la vertu de la Parole de Dieu.
Un cas tout récent est celui de Ibahernando, dans la province de Caceres. Au commencement de 1906, l’agent de la Société reçut une lettre d’un habitant de Ibahernando, lui disant que grâce à la lecture de quelques Nouveaux Testaments, vendus par deux colporteurs, beaucoup de personnes avaient manifesté le désir de connaître les enseignements du Christ, et qu’ils lui demandaient de leur envoyer quelqu’un pour les en instruire. Une seconde lettre faisait la même demande, mais ajoutait que plus de cent personnes lisaient le Nouveau Testament et désiraient en savoir davantage. Lors de la visite d’un pasteur, l’assistance fut si grande que la réunion dut se tenir en plein air. Aujourd’hui, il existe à Ibahernando une maison pour la mission, une église nombreuse, et des écoles florissantes. Un des deux colporteurs étant retourné à cet endroit, il fut profondément ému par les démonstrations affectueuses qui lui furent prodiguées.
Les colporteurs de la Société biblique britannique et étrangère, avec ceux de la Société biblique d’Écosse, vendent chaque année en Espagne environ 90 000 exemplaires des Saintes Écritures. D’autres associations font des distributions gratuites qui ont de l’importance.
Il y a un grand nombre de lecteurs habituels de la Bible dispersés par toute l’Espagne. Les dénis de justice envers les colporteurs diminuent dans la mesure où deviennent plus fréquentes les paroles de bienvenue et de sympathie. Cependant de nouvelles difficultés, plus grandes peut-être que celles qu’oppose le fanatisme réactionnaire, se présentent du côté de l’incrédulité, contre laquelle il n’y a d’autre ressource qu’une diffusion large, mais profonde, de la Bible. L’avenir du christianisme en Espagne est l’avenir de la Bible elle-même.
L’unique frein qui puisse contenir le peuple désabusé et sceptique dans sa marche rapide vers la plus noire incrédulité, c’est la lecture du vieux Livre, pourtant toujours jeune, qui parle avec une voix plus qu’humaine à la conscience et au cœur des hommes.
Adolfo Araujo
(Traduit par Luis de Vargas, pasteur)
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