1.[1] Festus, que ce prince institua ensuite procurateur, poursuivit les principaux auteurs de la ruine du pays : il prit un très grand nombre de brigands et en fit périr beaucoup. Son successeur, Albinus[2], suivit malheureusement une autre méthode, et il n'y a pas un genre de scélératesse qu'il n'ait pratiqué. Non seulement au cours de son administration il vola et pilla les biens des particuliers, accabla de contributions extraordinaires toute la nation, mais il s'avisa de rendre à leurs parents, moyennant rançon, ceux qui avaient été mis en prison pour crime de brigandage par les Conseils locaux ou par les précédents procurateurs ; et nul n'était criminel que celui qui n'avait rien à donner. Alors aussi s'affermit à Jérusalem l'audace de ceux qui aspiraient à une révolution : les plus puissants, à prix d'argent, se concilièrent Albinus et s'assurèrent la liberté de la sédition ; dans le peuple, quiconque était dégoûté de la paix penchait vers les complices d'Albinus. Chaque malfaiteur, groupant autour de lui une troupe particulière, prenait sur cette cohorte l'autorité d'un chef de brigands ou d'un tyran, et employait ses satellites au pillage des gens ou bien. On voyait les victimes de ces excès se taire au lieu de s'en indigner, et les citoyens encore indemnes, par peur des mêmes maux, flatter des misérables dignes du supplice. En résumé, plus de franc parler nulle part, partout des tyranneaux, et déjà les germes de la catastrophe future répandus dans la cité.
[1] Section 1 = Ant., XX, 185-188 (Festus) ; 204-207, 215 (Albinus).
[2] Porcius Festus (60-62 ?) mourut dans l'exercice de ses fonctions. Son successeur Lucceius Albinus était déjà en Palestine à la tête des Tabernacles de l'an 62. Le jugement porté sur Albinus dans les Antiquités (notamment § 204) est plus favorable que dans la Guerre : il ne délivre que les petits délinquants, et seulement à la nouvelle de son remplacement par Florus.
2.[3] Tel était Albinus, et cependant son successeur, Gessius Florus[4], le fit paraître, par comparaison, fort homme de bien : le premier avait accompli la plupart de ses méfaits en secret, avec dissimulation ; Gessius, au contraire, se glorifia des injustices dont il accabla la nation, et, comme s'il eût été un bourreau envoyé pour châtier des condamnés, ne s'abstint d'aucune forme de brigandage ou de violence. Eût-il fallu montrer de la pitié, c'était le plus cruel des hommes ; de la pudeur, c'était le plus éhonté. Nul ne répandit sur la vérité plus de mensonges, nul n'inventa pour le crime chemins plus tortueux. Dédaignant de s'enrichir aux dépens de simples particuliers, il dépouillait des villes, détruisait des peuples entiers ; peu s'en fallut qu'il ne fît proclamer par le héraut dans toute la contrée le droit pour tous d'exercer le brigandage, à condition de lui abandonner une part du butin. Son avidité fit le vide dans tous les districts : tant il y eut de Juifs qui, renonçant aux coutumes de leurs ancêtres, émigrèrent dans des provinces étrangères.
[3] Section 2 = Ant., XX, 252-257. (Ici cesse le récit parallèle des Antiquités).
[4] Il arriva dans l'automne 64 ou le printemps 65.
3. Tant que Cestius Gallus, gouverneur de Syrie, resta dans sa province, nul n'osa même députer auprès de lui pour se plaindre de Florus. Mais un jour qu'il se rendait à Jérusalem — c'était l'époque de la fête des azymes[5] — le peuple se pressa autour de lui et une foule qui n'était pas inférieure à trois millions d'âmes6] le supplia de prendre en pitié les malheurs de la nation, proférant de grands cris contre celui qu'ils appelaient la peste du pays. Florus, présent, et se tenant auprès de Cestius, accueillit ces plaintes avec des railleries. Alors, Cestius arrêta l'impétuosité de la multitude et lui donna l'assurance qu'à l'avenir il saurait imposer à Florus plus de modération, puis il retourna à Antioche. Florus l'accompagna jusqu'à Césarée, en continuant à le tromper : déjà il méditait une guerre contre la nation, seul moyen à son avis de jeter un voile sur ses iniquités ; car si la paix durait, il jugeait bien que les Juifs l'accuseraient devant César ; il espérait, au contraire, en les excitant à la révolte, étouffer sous un si grand méfait l'examen de crimes moins graves. Tous les jours donc, afin de pousser la nation à bout, il renforçait son oppression.
[5] Pâque 65 (?) ap. J.-C.
[6] Monstrueuse exagération qui annonce les chiffres fantastiques de toute la suite du récit.
4. Sur ces entrefaites, les Grecs de Césarée avaient gagné leur cause auprès de Néron et obtenu de lui le gouvernement de cette cité, ils l'apportèrent le texte de la décision impériale et ce fut alors que la guerre prit naissance, la douzième année du principat de Néron, la dix-septième du règne d'Agrippa, au mois d'Artémisios[7]. L'incident qui en devint le prétexte ne répondait pas à la grandeur des maux qui en sortirent. Les Juifs de Césarée, qui tenaient leur synagogue près d'un terrain appartenant à un Grec de cette ville, avaient essayé à maintes reprises de l'acheter, offrant un prix bien supérieur à sa valeur véritable : le propriétaire dédaignait leurs instances et même, pour leur faire pièce, se mit à bâtir sur son terrain et à y aménager des boutiques, de manière à ne leur laisser qu'un passage étroit et tout a fait incommode. Là-dessus, quelques jeunes Juifs, à la tète chaude, commencèrent à tomber sur ses ouvriers et s'opposèrent aux travaux. Florus ayant réprimé leurs violences, les notables Juifs, et parmi eux Jean le publicain, à bout d'expédients, offrirent à Florus huit talents d'argent pour qu'il fit cesser le travail en question. Le procurateur promit tout son concours moyennant finance : mais, une fois nanti, il quitta précipitamment Césarée pour Sébaste, laissant le champ libre à la sédition, comme s'il n'avait vendu aux Juifs que le droit de se battre.
[7] Avril-mai 66. Les mois macédoniens employés par Josèphe sont en général les équivalents des mois du calendrier lunaire juif (Xanthicos = Nisan, mars-avril ; Artemisios = Iyyar, avril-mai, etc.). Toutefois cette question est vivement controversée : on a prétendu que dans bien des cas le mois macédonien n'est qu'une traduction du mois romain (calendrier solaire). (Cf. Schürer, I. p. 756 suiv., qui est disposé à admettre des exceptions, suivant la source utilisée par notre historien). La décision de Néron sur l'affaire de Césarée est d'ailleurs bien antérieure à la date indiquée (cf. Ant., XX. 183 suiv.) : elle doit avoir été rendue en 62, puisque Pallas, qui prit part à la délibération, est mort cette année. Ce qui est vrai, c'est que depuis la nouvelle de cette décision l'animosité des Juifs de Césarée contre les Syriens ne fit que croître et s'exaspérer μέχρι δὴ τὸν πόλεμον ἐξῆψαν (Ant., 184).
5. Le lendemain, jour de sabbat, comme les Juifs se rassemblaient à la synagogue, un factieux de Césarée installa une marmite renversée à côté de l'entrée et se mit à sacrifier des volailles sur cet autel improvisé. Ce spectacle acheva d'exaspérer la colère des Juifs, qui voyaient là un outrage envers leurs lois, une souillure d'un lieu sacré[8]. Les gens modérés et paisibles se bornaient à conseiller un recours auprès des autorités ; mais les séditieux et ceux qu'échauffait la jeunesse brûlaient de combattre. D'autre part, les factieux du parti Césaréen se tenaient là, équipés pour la lutte, car c'était de propos délibéré qu'ils avaient envoyé ce provocateur. Aussitôt on en vint aux mains. Vainement le préfet de la cavalerie, Jucundus, chargé d'intervenir, accourt, enlève la marmite et tâche de calmer les esprits : les Grecs, plus forts, le repoussèrent ; alors les Juifs, emportant leurs livres de lois, se retirèrent à Narbata, village juif situé à 60 stades de Césarée. Quant aux notables, au nombre de douze, Jean à leur tête, ils se rendirent à Sébasté, auprès de Florus, se lamentèrent sur ces événements et invoquèrent le secours du procurateur, lui rappelant avec discrétion l'affaire des huit talents. Là-dessus Florus les fit empoigner et mettre aux fers, sous l'accusation d'avoir emporté de Césarée leurs livres de lois.
[8] La victime, même pure, immolée par un païen, souille un lieu consacré comme le ferait une charogne (Mishna, Houllin, I, 1).
6. A ces nouvelles, les gens de Jérusalem s'indignèrent, tout en se contenant encore. Mais Florus, comme s'il avait pris à tâche d'attiser l'incendie, envoya prendre dans le trésor sacré dix-sept talents, prétextant le service de l'empereur[9]. Là-dessus le peuple s'ameute, court au Temple et, avec des cris perçants, invoque le nom de César, le supplie de les délivrer de la tyrannie de Florus. Quelques-uns des factieux lançaient contre ce dernier les invectives les plus grossières et, faisant circuler une corbeille, demandaient l'aumône pour lui comme pour un pauvre malheureux. Florus ne démordit pas pour cela de son avarice, mais ne trouva là, dans sa colère, qu'un prétexte de plus à battre monnaie. Au lieu, comme il aurait fallu, de se rendre à Césarée pour éteindre le feu de la guerre qui y avait pris naissance et déraciner la cause les désordres, tâche pour laquelle il avait été payé, il marcha avec une armée[10] de cavaliers et de fantassins contre Jérusalem, pour faire prévaloir sa volonté avec les armes des Romains et envelopper la ville de terreur et de menaces.
[9] Peut-être parce que les Juifs étaient en retard du paiement de l'impôt (infra, XVI, 5).
[10] Expression exagérée. Il semble bien qu'il n'y eût que 5 cohortes à Césarée (Ant., XIX, 365) et Florus n'a certainement pas emmené toute la garnison (2 cohortes rejoignirent quelques jours après).
7. Le peuple, espérant conjurer son attaque, se rendit au-devant de la troupe avec de bons souhaits et se prépara à recevoir Florus avec déférence. Mais celui-ci envoya en avant le centurion Capiton avec cinquante cavaliers[11] et ordonna aux Juifs de se retirer, en leur défendant de feindre une cordialité mensongère pour celui qu'ils avaient si honteusement injurié ; s'ils ont des sentiments nobles et francs, disaient-ils, ils doivent le railler même en sa présence et montrer leur amour de la liberté non seulement en paroles, mais encore les armes à la main. Épouvantée par ce message et par la charge des cavaliers de Capiton, qui parcouraient ses rangs, la foule se dissipa, avant d'avoir pu saluer Florus, ni témoigner son obéissance aux soldats. Rentrés dans leurs demeures, les Juifs passèrent la nuit dans la crainte et l'humiliation.
[11] Sans doute les pelotons de cavalerie (à raison de deux par cohorte) attachés aux cohortes auxiliaires.
8. Florus prit son quartier au palais royal ; le lendemain, il fit dresser devant cet édifice un tribunal où il prit place ; les grands prêtres, les nobles et les plus notables citoyens se présentèrent au pied de l'estrade. Florus leur ordonna de lui remettre ses insulteurs, ajoutant qu'ils ressentiraient sa vengeance s'ils ne lui livraient pas les coupables. Les notables protestèrent alors des sentiments très pacifiques du peuple et implorèrent le pardon de ceux qui avaient mal parlé de Florus. Il ne fallait pas s'étonner, disaient-ils, si dans une si grande multitude il se rencontrait quelques esprits téméraires ou inconsidérés par trop de jeunesse ; quant à discerner les coupables, c'était impossible, car chacun maintenant se repentait et par crainte nierait sa faute. Il devait donc, lui, s'il avait souci de la paix de la nation, s'il voulait conserver la ville aux Romains, pardonner à quelques coupables en faveur d'un grand nombre d'innocents, plutôt que d'aller, à cause d'une poignée de méchants, jeter le trouble dans tout un peuple animé de bonnes intentions.
9. Ce discours ne fit qu'irriter davantage Florus. Il cria aux soldats de piller l'agora dite « marché d'en haut »[12], et de tuer ceux qu'ils rencontreraient. Les soldats, à la fois avides de butin et respectueux de l'ordre de leur chef, ne se bornèrent pas à ravager le marché : ils se précipitèrent dans toutes les maisons et en égorgèrent les habitants. C'était une débandade générale à travers les ruelles, le massacre de ceux qui se laissaient prendre, bref toutes les variétés du brigandage ; beaucoup de citoyens paisibles furent arrêtés et menés devant Florus, qui les fit déchirer de verges et mettre en croix. Le total de tous ceux qui furent tués en ce jour, y compris les femmes et les enfants, car l'enfance même ne trouvait pas grâce, s'éleva à environ trois mille six cents[13]. Ce qui aggrava le malheur des Juifs, ce fut le caractère inouï de la cruauté des Romains. Florus osa ce que nul avant lui n'avait fait : il fit fouetter devant son tribunal et clouer sur la croix des hommes de rang équestre, qui, fussent-ils Juifs de naissance, étaient revêtus d'une dignité romaine.
[12] Le marché de la ville haute, c'est-à-dire du quartier S.-O. C'est le même qui est mentionné dans le liv. I, XII, 2.
[13] Plusieurs manuscrits ont 630, chiffre invraisemblable.