A mesure qu’on approche de la révocation, les ordonnances déjà si nombreuses, comme on l’a vu, se multiplient encore et s’aggravent. Nous classerons les plus importantes sous des chefs distincts.
Charges publiques. — Les exclusions s’étendirent par degrés à tous les emplois sans exception. Défense aux réformés d’être conseillers, juges, assesseurs, trésoriers, commis dans les finances, consuls, magistrats municipaux, avocats, notaires, procureurs, sergents, huissiers, médecins, apothicaires, libraires, imprimeurs, employés dans les postes et les messageries, membres des corporations, etc. On ne souffrit plus même qu’il y eut des sages-femmes de la religion, parce qu’elles ne croient pas, disait l’ordonnance 1680, le baptême absolument nécessaire et qu’elles ne peuvent ondoyer les enfants.
Dans certains cantons, il était matériellement impossible d’exécuter ces édits. Comment exclure les réformés de toutes les charges et de tous les offices là où ils composaient la presque totalité de la population ? Il fallait prendre pour consuls et conseillers municipaux des aventuriers du dehors, des gens sans aveu, ce qui amenait un inexprimable désordre.
Droits civils. — Plus de garanties dans les cours de justice. Les chambres de l’édit, à Paris et à Rouen, avaient été cassées en 1660. Les chambres mi-parties des parlements de Toulouse, de Grenoble, de Bordeaux, le furent en 1679, attendu, disait-on dans le préambule, que toutes les animosités sont éteintes ! A la violation de l’édit de Nantes fallait-il ajouter la dérision ?
Il n’était pas rare d’entendre, dans les affaires purement civiles, la partie catholique invoquer cet argument : Je plaide contre un hérétique ; et lorsque des religionnaires se plaignaient d’une sentence injuste : « Vous avez le remède entre les mains, leur répondait-on froidement ; que ne vous faites-vous catholiques ? »
Mariage et puissance paternelle. — Plus d’alliances permises entre des réformés et des catholique, dans le cas même de relations antérieures que le mariage eût légitimées. Défense d’avoir des valets catholiques, de peur qu’ils ne fussent séduits, et bientôt, par un excès inverse, défense d’en avoir d’autres que des catholiques, parce qu’on les employait comme espions. Défense aux parents les plus proches d’être tuteurs ou curateurs. Défense aux pères et aux mères d’envoyer leurs enfants en pays étranger avant l’âge de seize ans. Ordre de tenir pour catholiques et d’élever dans cette religion tous enfants illégitimes, de quelque âge et condition qu’ils fussent. Comme on voulut donner à cette ordonnance des effets rétroactifs, il en résulta plus d’une affaire aussi ridicule qu’odieuse. Des personnes de soixante, de quatre-vingts ans, furent sommées d’entrer dans l’Église de Rome, parce que leur état de bâtardise les rendait légalement catholiques.
On fit plus. Un édit du 17 juin 1681 déclara que les enfants des réformés pourraient abjurer à l’âge de sept ans. « Nous voulons et il nous plaît, disait l’ordonnance, que nos dits sujets de la religion prétendue réformée, tant mâles que femelles, ayant atteint l’âge de sept ans, puissent et qu’il leur soit loisible d’embrasser la religion catholique, apostolique et romaine, et qu’à cet effet ils soient reçus à faire abjuration de la religion prétendue réformée, sans que leurs pères et mères, et autres parents, y puissent donner le moindre empêchement, sous quelque prétexte que ce soit. » Ces enfants étaient libres de se retirer où ils voulaient, et les parents tenus de leur faire une pension alimentaire.
La loi eut des suites terribles. Toutes les familles se sentirent ébranlées. Elles se défiaient d’un ami, d’un voisin catholique, d’une servante, de la moindre marque d’amitié d’un étranger pour leurs enfants. Un prêtre, un envieux, un ennemi, un débiteur mécontent allait déclarer en justice que tel enfant avait fait le signe de la croix, ou baisé une image de la Vierge, ou voulu entrer dans une église catholique ; et c’en était souvent assez pour enlever les enfants, surtout ceux des riches, qui pouvaient payer une pension, et pour les enfermer dans quelque couvent, sous la direction des moines, des religieuses et du clergé.
Mme de Maintenon se servit elle-même de cette abominable loi. Ayant vainement essayé de convertir son parent, le marquis de Villette, qui lui avait répondu : « Il me faudrait cent ans pour croire à l’infaillibilité, vingt ans pour croire à la présence réelle, et ainsi de suite, elle lui prit ses enfants, entre autres une petite fille qui fut depuis la marquise de Caylus. On lit dans les Souvenirs de cette dame : « Je pleurai beaucoup ; mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle que je consentis à me faire catholique, à condition que je l’entendrais tous les jours, et qu’on me garantirait du fouet. C’est là toute la controverse qu’on employa, et la seule abjuration que je fis. »
Contrats et impôts. — Permission aux nouveaux convertis de retarder de trois ans le paiement de leurs dettes, ce qui amenait au catholicisme tous les débiteurs obérés ou de mauvaise foi. Exemption de tailles et de logements de guerre pendant deux ans pour ces mêmes convertis. Double charge de logements, doubles taxes, ou contributions arbitraires qu’on appelait taxes d’office, pour les récalcitrants, afin que le fisc ne souffrît pas de ses libéralités. Colbert se plaignit en vain de si grands désordres : la religion passait avant la régularité dans les finances.
Attaques contre la propriété. — Confiscation en faveur des hôpitaux catholiques de tous les fonds, rentes et autres biens, de quelque nature qu’ils fussent, qui appartenaient aux Églises condamnées. Confiscation de tous les fonds et rentes destinés aux pauvres de la religion dans les lieux mêmes où l’exercice n’était pas interdit. Annulation des testaments qui faisaient des legs charitables aux consistoires. Nous verrons, dans la suite de cet écrit, jusqu’à quel point on attaqua la propriété privée.
Liberté de conscience et de culte. — Ordre fut donné aux médecins, chirurgiens et autres qui assisteraient les malades de la religion, d’en avertir, sous peine de cinq cents livres d’amende, les magistrats du lieu ; et ceux-ci, consuls, juges ou échevins, étaient tenus de visiter ces malades, de gré ou de force, avec ou sans un prêtre, pour leur demander s’ils voulaient faire abjuration.
Défense aux pasteurs de parler du malheur des temps dans leurs sermons, d’attaquer directement ou indirectement l’Église romaine, de résider à une distance de moins de six lieues des exercices interdits, et de moins de trois lieues des exercices contestés. Défense au peuple de se réunir dans les temples, sous prétexte de prières et de chant des psaumes, hors des heures accoutumées. Interdiction définitive des colloques. Obligation d’admettre un commissaire catholique dans les consistoires. Défense de soutenir par des aumônes les malades de la religion, ou d’en prendre soin dans des maisons particulières : l’ordre était de les transporter dans les hôpitaux, où ils tombaient sous l’action du prosélytisme romain.
Ce qui mit le comble à ces mesures d’oppression fut la défense de recevoir dans les temples aucun nouveau converti sous peine de bannissement et de confiscation des biens pour les pasteurs, et de privation d’exercice religieux pour les troupeaux. A ce dernier trait, les réformés furent prêts à s’abandonner au désespoir. Plusieurs délibérèrent s’ils ne devaient pas renoncer à tout service public et se borner à prier Dieu dans leurs maisons. Quel raffinement de barbarie ! Les forcer de faire eux-mêmes la garde à la porte de leurs temples, et d’en chasser des frères qui les avaient quittés sans doute, mais qui revenaient peut-être en versant les larmes du repentir ! Et d’ailleurs, à quels signes discerner un nouveau converti ? Connaissait-on tous ceux qui avaient abjuré ? Ne suffisait-il pas d’un traître pour faire condamner toute une Église ? Ainsi furent démolis les temples de Bergerac, de Montpellier, de Saint-Quentin, de Montauban ; ainsi furent menacés tous les autres.
Il semblait que la situation ne pouvait pas devenir plus mauvaise. Elle le devint pourtant par l’intervention du marquis de Louvois, qui voulut, selon l’expression de Mme de Caylus, y mêler du militaire. Il s’inquiétait de n’être plus, depuis la paix de Nimègue, nécessaire à son maître et voyait avec déplaisir la dévotion prévaloir sur la galanterie dans le cœur de Louis XIV. Il avait fait de longs et inutiles efforts pour le ramener à Mme de Montespan. Lorsqu’il fut convaincu que ses intrigues ne servaient à rien, et que le seul moyen de plaire au monarque était de le seconder dans la conversion des huguenots, il y apporta toute la violence de son caractère : trop heureux d’y jouer le premier rôle à l’aide des troupes dont il disposait. Quelles misères ! quels honteux calculs dans cette cour si renommée, et sous le masque de la piété catholique !
Louvois écrivit à Marillac, intendant du Poitou, au mois de mars 1681, qu’il allait envoyer dans cette province un régiment de cavalerie : « Sa Majesté, lui disait-il, a appris avec beaucoup de joie le grand nombre de gens qui continuent à se convertir dans votre département. Elle désire que vous continuiez à y donner vos soins. Elle trouvera bon que le plus grand nombre de cavaliers et officiers soient logés chez les protestants. Si, suivant une répartition juste, les religionnaires en devaient porter dix, vous pouvez leur en faire donner vingt. Louvois recommandait aussi de communiquer les ordres aux maires et échevins des lieux, non par écrit, mais de bouche, afin qu’on ne pût pas dire que le roi voulait violenter les huguenots.
Telle fut l’origine de ces dragonnades qui ont laissé un ineffaçable souvenir d’opprobre sur le règne de Louis XIV, et d’horreur dans l’esprit des peuples. Marillac fit marcher ses troupes comme dans un pays ennemi exigeant les arrérages des tailles, exemptant ceux qui se convertissaient, et faisant retomber tout le fardeau sur les opiniâtres. Des dragons, au nombre de quatre à dix, étaient logés dans les maisons, avec défense de tuer les habitants, mais autorisés du reste à faire tout ce qu’ils pourraient pour leur arracher une abjuration. Quelques curés suivaient les soldats dans les bourgs et les villages en criant : « Courage, messieurs, c’est l’intention du roi. »
La soldatesque, livrée sans frein à ses passions, commit d’effroyables excès : on eût dit une horde de brigands qui avait pénétré au cœur du royaume. Le Journal de Jean Migault, publié dans ces derniers temps, peut donner une idée de leurs barbaries. Dévastations, pillages, tortures, cruautés, ils ne reculaient devant rien.
Elie Benoît en a rempli de longues pages de son Histoire de l’édit de Nantes ; nous n’en ferons qu’un ou deux extraits : « Les cavaliers attachaient des croix à la bouche de leurs mousquetons pour les faire baiser par force, et quand on leur résistait, ils poussaient ces croix contre le visage et dans l’estomac de ces malheureux. Ils n’épargnaient non plus les enfants que les personnes avancées, et sans compassion de leur âge, ils les chargeaient de coups de bâton, ou de plat d’épée, ou de la crosse de leurs mousquetons : ce qu’ils faisaient avec tant de violence que quelques-uns en demeurèrent estropiés. Ces scélérats affectaient de faire des cruautés aux femmes. Ils les battaient à coups de fouet ; ils leur donnaient des coups de canne sur le visage pour les défigurer ; ils les traînaient par les cheveux dans la boue et sur les pierres. Quelquefois des soldats, trouvant des laboureurs dans les chemins ou à la suite de leurs charrues, les arrachaient de là pour les mener aux Églises catholiques, et les piquaient comme des bœufs de leurs propres aiguillons pour les faire marcher. »
[T. IV, p. 479, 480. L’auteur, contemporain des événements, précise les faits, indique les lieux, cite des noms propres, et son récit porte l’empreinte d’une parfaite véracité, qui est confirmée d’ailleurs par les mémoires de l’époque. Nous supprimons les détails dont on aurait peine à supporter la lecture.]
Une foule de ces infortunés s’enfuirent dans les bois ; d’autres se cachèrent dans les maisons de leurs amis ; d’autres résolurent de sortir à tout prix du royaume, et on les voyait, hommes, femmes, enfants, demi-morts, couchés sur des pierres ou le long des falaises ; d’autres enfin consentirent à abjurer sous le sabre des gens de guerre ; mais quelle abjuration ! Plusieurs en perdirent l’esprit, ou moururent de douleur, ou mirent fin à leurs jours dans les accès du remords et du désespoir. Il y en eut qui, se jetant par les chemins, se frappaient la poitrine et fondaient en larmes. « Quand deux personnes de ces misérables convertis se rencontraient, dit encore Benoît, quand l’un voyait l’autre au pied d’une image, ou dans un autre acte de dévotion catholique, les cris redoublaient, la douleur éclatait par de nouveaux témoignages. Le laboureur, abandonné à ses réflexions au milieu de son travail, se sentait plus pressé de ses remords, et quittant sa charrue au milieu de son champ, se jetait à genoux, se prosternait le visage en terre, demandait pardon, prenait tout à témoin qu’il n’avait obéi qu’à la violence » (t. IV, p. 502).
Mme de Maintenon écrivit à son frère, qui devait recevoir une gratification de cent huit mille francs : « Je vous prie, employez utilement l’argent que vous allez avoir. Les terres en Poitou se donnent pour rien ; la désolation des huguenots en fera encore vendre. Vous pouvez aisément vous établir grandement en Poitou » (2 septembre 1681).
L’émigration, suspendue en 1669, recommença sur une plus vaste échelle, et des milliers de familles quittèrent la France. Les pays protestants, l’Angleterre, la Suisse, la Hollande, le, Danemark, leur offrirent un abri par des déclarations officielles. La cour en fut alarmée, surtout parce que les chefs de l’administration de la marine se plaignirent de la retraite d’un grand nombre de matelots, qui fuyaient en masse, ayant des moyens plus faciles d’émigration. Marillac fut révoqué, et les autres intendants reçurent l’ordre d’agir avec moins de sévérité.
On remit en vigueur contre les fugitifs les ordonnances qui interdisaient la sortie du royaume, en y ajoutant la peine des galères perpétuelles contre les chefs de famille, une amende de trois mille livres pour ceux qui les auraient encouragés à fuir, et l’annulation de tous les contrats de vente qui auraient été faits par les réformés un an avant leur émigration. Ce dernier article bouleversait toutes les transactions privées, et il fallut y remédier dans l’exécution.
La loi contre les émigrants et celle contre les relaps donnaient aux persécuteurs une arme à deux tranchants. Si les nouveaux convertis rentraient dans un temple, ils étaient frappés d’un châtiment terrible, et ils l’étaient également s’ils essayaient de sortir du royaume. En France on ne voulait voir en eux que des catholiques ; à la frontière on les saisissait comme hérétiques. Rulhières, toujours dirigé par l’intention de justifier la mémoire de Louis XIV, dit que les malheurs des réformés furent principalement dus à la combinaison de ces deux lois, dont se glorifiait le père La Chaise comme d’une œuvre de génie.
L’assemblée du clergé, qui avait à se faire pardonner par le siège romain la témérité des quatre propositions de 1682, envoya un avertissement pastoral à tous les consistoires de France, où il était dit que les évêques regardaient les huguenots comme des brebis égarées et leur ouvraient les bras ; mais qu’ils seraient déchargés du soin de leurs âmes, si les hérétiques n’étaient pas fléchis par ces charitables paroles. « Cette dernière erreur, » écrivaient les prélats, « sera plus criminelle en vous que toutes les autres, et vous devez vous attendre à des malheurs incomparablement plus épouvantables et plus funestes que tous ceux que vous ont attirés jusqu’à présent votre révolte et votre schisme. »
L’avertissement du clergé fut lu dans les consistoires par ordre exprès du roi. Il ne convertit personne ; mais chacun prévit de nouvelles souffrances ; car ceux qui avaient fait la prédiction avaient assez de crédit pour la faire accomplir.