Nous n'avons pas parlé beaucoup jusqu'ici de la vie de famille d'Hudson Taylor. C'était le plus tendre des pères. Ses enfants tenaient dans sa vie beaucoup plus de place que ce n'est en général le cas chez les hommes très occupés. La joie qu'il éprouvait à leur sujet dès leur première enfance n'était égalée que par le sentiment de sa responsabilité en ce qui concernait leur éducation. Il lui en avait beaucoup coûté de les amener en Chine, et ses fréquentes et longues absences étaient une épreuve pour lui aussi bien que pour ceux qu'il laissait à la maison.
Il est facile de dire : « Je renonce à tout pour toi », mais le Seigneur nous montre parfois que ce petit mot tout est terriblement expressif. Dieu soit béni de ce qu'Il m'a beaucoup laissé et surtout de ce que Lui ne nous abandonne jamais !
Dans tous ses voyages, Hudson Taylor emportait avec lui une petite feuille de papier rose, dont l'un des angles était orné d'une fleur. Sur l'enveloppe on lisait pour toute adresse ce seul mot Papa, écrit en gros caractères. On peut voir à l'usure de ce papier combien souvent « papa » lisait le premier et tendre message de sa petite Grâce :
Cher papa, j'espère que Dieu t'a aidé à faire ce que tu désirais et que tu reviendras bientôt. J'ai pour toi, quand tu viendras à la maison, une jolie petite natte garnie de perles... cher, cher papa.
Grâce était l'aînée de la famille et avait été suivie de trois frères et d'une petite sœur dont l'arrivée avait été pour elle un sujet de joie tout spécial. Tous étaient également les objets de l'affection de leurs parents, mais Grâce, âgée de huit ans, avait pour eux un charme particulier et leur rappelait les premiers temps de leur heureuse union à Ningpo. Sur le Lammermuir, elle avait été si impressionnée par le merveilleux changement survenu chez les matelots, quand ils apprenaient à connaître le Sauveur, qu'elle donna elle-même son cœur à Jésus comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. Sa nature spirituelle s'était développée dès lors comme une fleur au soleil et son père pouvait écrire aux grands-parents :
Depuis sa conversion elle est devenue une tout autre enfant. Son regard est plus tendre, plus doux, plus heureux.
L'été de 1867 fut extrêmement chaud, et quand le thermomètre marqua 39°5, on estima qu'il était temps de chercher un peu de fraîcheur. Tous les enfants étaient souffrants, et Mme Taylor si malade qu'on pouvait à peine songer à la transporter. À dix kilomètres de Hangchow se trouvaient les ruines d'un temple jadis fameux qu'on pouvait atteindre en bateau et où nos amis purent s'établir. Deux hangars longs et étroits étaient encore habitables, outre la salle qui avait contenu les idoles, et les prêtres, estimant sans doute que l'argent n'a pas d'odeur, permirent à la petite compagnie de s'y installer. Les collines offraient une vue merveilleuse bien que le temps des fleurs printanières fût passé. Les pins, les chênes et les ormeaux donnaient un délicieux ombrage et, aussi loin que le regard pouvait atteindre, on apercevait une suite ininterrompue de collines, de canaux et de rivières s'étendant jusqu'à la baie de Hangchow et à la mer.
C'eût été le paradis, en comparaison de la ville, sans la maladie de plusieurs membres du petit groupe et sans le culte des idoles célébré dans les environs.
En escaladant l'étroit sentier de pierres préparé pour les pèlerins, Grâce remarqua un homme occupé à fabriquer une idole. « Oh ! papa, dit-elle avec tristesse, cet homme ne connaît pas Jésus, puisqu'il fait cela ; ne veux-tu pas lui en parler ? » Et sa main serrant celle de son père, l'enfant suivit avec un ardent intérêt l'entretien qui s'engagea. Un peu plus tard, assise à ses côtés à l'ombre d'un arbre, elle était préoccupée de ce qu'elle venait de voir, et fut soulagée quand son père lui proposa d'intercéder avec lui pour cet homme et lui demanda de prier la première.
Je n'ai jamais entendu une prière semblable, disait Hudson Taylor. Elle avait vu un homme fabriquer une idole ! Son cœur en était rempli d'horreur, et elle pria Dieu avec instance d'avoir pitié des pauvres Chinois ignorants et d'aider son père à leur prêcher l'Évangile. Mon cœur fut ému de cette prière comme il ne l'avait jamais été par aucune autre.
Et huit jours après, le 15 août, le pauvre père écrivait à M. Berger :
Oh ! mon bien-aimé frère, je ne sais comment vous écrire et j'ai besoin de le faire... J'essaie de tracer ces quelques lignes à côté de la couche sur laquelle ma petite chérie, ma petite Grâce est étendue mourante !... Notre chair et notre cœur défaillent, mais « Dieu est le rocher de notre cœur et notre partage à toujours ». — Ce n'était pas un acte inconsidéré que j'accomplissais, quand, connaissant ce pays, ce peuple, ce climat, j'ai mis sur l'autel, pour le service de Dieu, ma femme, mes enfants et moi-même. Celui qu'avec beaucoup de faiblesses et de lacunes, mais avec sincérité et simplicité, nous avons cherché à servir, — et non sans une certaine mesure de succès Celui-là ne nous a point abandonnés.
— Qui a arraché cette fleur ? demanda le jardinier.
— Le maître, répondit son camarade de travail. Et le jardinier se tut.
Ils n'avaient assurément aucune intention de mettre en doute les voies de Dieu envers eux ou envers leur précieuse enfant, mais le coup était si dur, si écrasant !
Je ne puis vous parler d'autre chose que d'elle, écrivait-il à sa mère. Notre chère petite Grâce ! Combien sa douce voix nous manque, cette voix que nous entendions la première à notre réveil, et dans la journée, et le soir. Quand je passe dans les chemins si souvent foulés par elle, il me prend des envies de sangloter. Se peut-il que je ne sente jamais plus l'étreinte de sa main, que je n'entende plus son doux babil, que je ne voie plus l'éclat de son regard brillant ? Et pourtant, elle n'est pas perdue. Je ne voudrais pas la rappeler. Je suis reconnaissant que ce soit elle qui ait été prise, plutôt qu'aucun des autres, bien qu'elle fût notre rayon de soleil. En effet, elle est beaucoup plus sainte, beaucoup plus heureuse qu'elle n'aurait pu l'être ici-bas. Je pense n'avoir jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi parfait que les restes de notre chère enfant : les longs cils soyeux sous les sourcils finement arqués ; le nez si délicatement ciselé, la bouche d'une expression si douce, la pureté de ses traits d'une blancheur d'albâtre, la paix que respirait toute sa personne, tout cela s'est fixé dans notre cœur et dans notre mémoire. Et sa petite jaquette chinoise et les petites mains repliées sur la poitrine, tenant une fleur ! Oh ! c'était d'une incomparable beauté. Et il a fallu enfermer ce trésor pour toujours loin de nos regards. Priez pour nous !...
« Dieu ne se trompe pas », aimaient-ils à se répéter, et c'est avec reconnaissance qu'ils constataient les effets salutaires produits par leur épreuve sur les personnes de leur entourage. Ces nouvelles réjouirent grandement M. et Mme Berger, au milieu des difficultés qu'ils rencontraient en Angleterre. À Sa manière et selon Sa sagesse, Dieu se préparait à donner à Son œuvre une nouvelle impulsion et de nouveaux développements.
Après avoir rendu à Dieu le trésor qu'Il leur avait prêté et qu'ils avaient si tendrement aimé, M. et Mme Taylor s'appliquèrent avec une ardeur renouvelée à la grande tâche de l'évangélisation de l'intérieur de la Chine. Tandis qu'ils veillaient auprès du lit de mort de leur enfant, Duncan, le vigoureux montagnard, qui avait été le plus utile compagnon d'Hudson Taylor dans son œuvre de pionnier, pensait à la grande cité de Nanking, ville fameuse, deux fois la capitale de la Chine, avec ses vieilles murailles de trente-deux kilomètres de circonférence et son immense population encore sans témoin de, Christ.
Duncan n'était ni spécialement doué, ni très cultivé, mais il était entreprenant, persévérant et avait un grand amour pour les âmes. Pour apprendre la langue, en attendant d'avoir un meilleur professeur, il s'était lié avec un domestique chinois en compagnie duquel il passait des heures, apprenant des mots et des phrases, répétant des versets de l'Évangile et l'amenant enfin au Sauveur par l'ardeur de son zèle à faire connaître Jésus1. Il y avait bien quelque risque à laisser Duncan se lancer dans une entreprise si difficile, mais, une fois sa résolution prise, il n'était pas homme à se laisser ébranler et le fardeau des âmes pesait si lourdement sur son cœur qu'il fallut bien le laisser partir.
Dès le commencement de l'automne, le pionnier solitaire se dirigeait vers le Nord. Une lettre qu'il écrivait la veille de son arrivée dans la grande ville, donne quelque idée de l'esprit dans lequel il entreprenait sa tâche :
17 septembre. — Dimanche il a beaucoup plu et je n'ai pas pu entrer dans la ville (Chinkiang). J'ai eu une bonne journée de lecture et de méditation. Oh ! que Dieu me donne toujours un esprit d'humilité, de consécration ; qu'Il me donne de puiser à la source inépuisable de Sa grâce et d'être rempli de la plénitude de Celui qui accomplit tout en tous, réalisant continuellement que Christ nous a été fait sagesse, justice, sanctification et rédemption et que nous avons tout pleinement en Lui. Je sens que j'en ai tant besoin !... Rien ne peut remplacer la présence de Christ. « Quoi que ce soit que tu nous refuses, Seigneur, accorde-nous ta présence. » Mon âme n'a pas besoin d'autre chose. L'entendre dire : Je suis ton salut, dépasse pour nous tout ce que le monde peut donner.
Inutile de dire que personne, à Nanking, ne souhaita la bienvenue au jeune missionnaire. Son compagnon chinois et lui parcoururent en vain les longues rues de la ville, en quête d'un logis. À peine le bruit se fut-il répandu de l'arrivée d'un étranger que le préfet défendit absolument à toutes les hôtelleries de le recevoir. Aussi, quand la nuit approcha, les perspectives étaient plutôt sombres. On n'avait sans doute pas songé que le prêtre chargé de garder la Tour du Tambour pût lui donner l'hospitalité, car quand les voyageurs, accablés de fatigue, vinrent solliciter son aide, il ne la leur refusa pas. Il n'avait point, leur dit-il, de chambre convenable, mais à condition qu'ils fussent dehors toute la journée, pour ne pas effaroucher ceux qui venaient adorer, il voulait bien leur permettre, la nuit, de partager son habitation. C'était une misérable demeure dont peu, très peu d'Européens se fussent contentés ; mais Duncan s'en accommoda et en fut très reconnaissant, bien que les rats fussent plus nombreux qu'il ne l'eût désiré.
Les déprédations de ces maraudeurs, et le son du tambour qui se faisait entendre par intervalles, ne permettaient guère de dormir.
Et dès les premières lueurs de l'aube, il fallait plier bagage et retourner dans les rues de la ville. Bientôt, cependant, un charpentier eut le courage de lui offrir un abri un peu plus confortable. Son unique chambre du premier étage fut partagée en deux au moyen d'un rideau. D'un côté était l'étranger et son compagnon ; de l'autre la famille chinoise. En bas, se trouvaient la cuisine et l'atelier que le propriétaire consentit aussi, au bout de quelque temps, à partager avec Duncan. Une cloison légère fut dressée qui permit au missionnaire d'avoir une chapelle longue, mais étroite, donnant sur la rue. Ce fut le premier lieu de culte chrétien ouvert à Nanking. Là, Duncan s'asseyait, comme Judson dans son Zayat, recevant tous ceux qui voulaient bien entrer pour s'entretenir avec lui. Il ne parlait pas une langue très intelligible, mais l'évangéliste chinois lui servait d'interprète.
Ainsi débuta l'œuvre missionnaire dans cette grande cité qui est maintenant un des principaux centres de l'Église chrétienne en Chine. Duncan n'a peut-être pas été capable de faire beaucoup, mais il a gardé le camp avec un tranquille courage, et une âme en tout cas fut sauvée dans cette première chapelle improvisée, celle d'un homme qui mourut peu après avoir reçu le baptême, glorifiant la grâce de Dieu dans sa mort comme il l'avait fait dans sa vie.
Ici se place un exaucement de prières qu'il est bon de rapporter :
Peu après son arrivée à Nanking, Duncan avait trouvé le moyen de se faire envoyer de l'argent par Hudson Taylor. Deux banquiers indigènes avaient des représentants a Hangchow, mais l'un d'eux fit faillite et l'autre quitta la ville. Duncan chercha d'autres agences, sans succès pendant quelque temps. La situation devint critique, mais le jeune missionnaire ne se laissa point troubler, persuadé que le Maître qui l'avait envoyé là saurait bien lui venir en aide. La dernière pièce d'argent avait été changée et la monnaie disparaissait peu à peu. Le cuisinier, réellement anxieux, vint demander : « Que ferons-nous quand nous n'aurons plus d'argent ? » « Que ferons-nous ? répondit Duncan avec calme : Nous nous confierons en l'Éternel et nous ferons le bien ; ainsi nous habiterons dans le pays et en vérité nous serons nourris. »
Duncan aurait pu retourner à Hangchow ; mais il se souvenait des difficultés qu'il avait eues pour pénétrer à Nanking, et il était sûr qu'il lui serait encore dix fois plus difficile d'y rentrer s'il en sortait. Il écrivit donc qu'il s'attendait à Dieu et qu'il tiendrait bon.
Les choses en étaient là quand, au vif soulagement d'Hudson Taylor, Rudland arriva à l'improviste, prêt à faire tout ce qu'on lui demanderait. Il s'offrit volontiers à faire le voyage de dix à douze jours nécessaire pour porter des secours à Nanking. Tout alla bien d'abord, mais, à un moment donné, l'eau du canal fut si basse que le bateau dût s'arrêter pour des réparations qui devaient durer plusieurs jours.
Or Rudland ne pouvait attendre, et quoique très surpris que cet obstacle imprévu vînt l'arrêter, il était sûr que le Seigneur saurait le tirer d'embarras. Tout s'expliqua lorsqu'il découvrit qu'en abandonnant le bateau et en prenant la voie de terre, il abrégeait son voyage de quatre jours. Il fallait pour cela faire cent kilomètres à pied ou dans une brouette sans ressorts ; mais sans hésiter il se mit en route en grande hâte.
Pendant ce temps, que devenait Duncan et son compagnon ?
Le cuisinier avait mis de côté sur ses gages cinq dollars qu'il vint offrir à son maître quand celui-ci n'eut plus un centime.
— Mais vous savez bien que je n'emprunte pas, répondit simplement Duncan.
— Non, monsieur, insista l'homme, je n'offre pas de vous prêter ; c'est un don, un don pour le Seigneur.
Cela étant, Duncan accepta avec reconnaissance, et, d'un commun accord, ils décidèrent de faire durer ces cinq dollars autant que possible. Mais cinq dollars, même employés avec économie, ne durent pas indéfiniment et, un beau matin, il n'y eut plus de quoi préparer le prochain repas. C'était un samedi, et au moment où Duncan partait pour prêcher selon son habitude, le cuisinier l'arrêta pour lui demander : « Que ferons-nous maintenant ? » « Ce que nous ferons ? lui répondit-il de nouveau : Nous nous confierons en l'Éternel et nous ferons le bien ; ainsi nous habiterons dans le pays et en vérité nous serons nourris. »
Chu-meo sentit son cœur défaillir en regardant son maître descendre la rue. En vérité, tu seras nourri. C'était bien là une promesse de la Parole de Dieu, mais serait-elle vraie, en fait, maintenant qu'il ne leur restait aucun autre appui ?
Arrivé à dix-huit kilomètres de la ville, ce même matin, Rudland, se traînant avec peine, rencontra un jeune garçon conduisant un âne et en quête d'une occupation. Il se trouva que le jeune garçon avait entendu parler de l'étranger établi à Nanking et, en échange de quelques pièces de monnaie il accepta de le conduire jusqu'à sa demeure.
Comme le soleil se couchait ce soir-là, Duncan rentrait chez lui fatigué d'une longue journée de travail. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son fidèle domestique accourir à sa rencontre, le visage illuminé de joie : « Tout va bien, tout va bien, cria-t-il, haletant, M. Rudland — l'argent — un bon souper ! » « Ne vous disais-je pas ce matin, répondit Duncan, en lui mettant la main sur l'épaule, que tout va toujours bien quand on se confie au Dieu vivant ? »
Le récit de cette expérience, rapporté à Hangchow par Rudland, fut un grand encouragement pour les missionnaires et les chrétiens indigènes. Là aussi, le, Seigneur avait agi, et après les tristes jours de l'été étaient venues les joies de la moisson. Hudson Taylor avait été réconforté par l'arrivée de Wang-Lae-djün, de Ningpo, qui était devenu un chrétien expérimenté. Un engagement auprès d'une autre mission l'avait empêché de venir plus tôt. Mais, à peine avait-il été libre qu'il accourait pour se mettre à la disposition de celui à qui il devait tout spirituellement. Deux fois des baptêmes avaient eu lieu à Hangchow, et il y avait tout un groupe de nouveaux convertis qui avaient besoin de soins pastoraux et dont Hudson Taylor n'avait guère le temps de s'occuper. Ce fut la tâche confiée à Wang-Lae-djün.
La petite Église, inaugurée en juillet avec dix-neuf membres, s'accroissait rapidement. En octobre, après une nouvelle fête de baptêmes, Hudson Taylor écrivait :
Quelle joie j'ai eue cet après-midi en voyant la cour, qui occupe le devant de notre maison, remplie d'un auditoire de cent soixante personnes, remarquablement attentives. Le cher Wang-Lae-djün a baptisé trois hommes et trois femmes, et notre chapelle aurait été trop petite pour la circonstance.
Ceci nous amène à parler de la tâche féminine dans l'œuvre missionnaire. La nouvelle méthode adoptée par M. et Mme Taylor consistait à se rapprocher autant que possible du peuple chinois en lui démontrant que le message évangélique n'était pas une importation du dehors, étrangère à sa vie et à ses habitudes. Et cette méthode prouva son excellence par ses résultats.
Si vous pouviez voir combien les gens nous aiment et ont confiance en nous, vous en seriez tout réjouis, écrivait Mlle Faulding. Ils sont si heureux de ce que nous leur ressemblons. Ils sont charmés de nous voir avec des souliers et une coiffure semblables aux leurs. Au lieu de nous fuir, ils nous invitent à venir chez eux : « Ma mère désire vous entendre », me disait l'autre jour une femme, « oh ! venez donc nous voir ». J'aurais besoin d'employer tout mon temps en visites ; et il me le faudrait aussi pour l'école. La tâche à accomplir dans cette seule ville parait écrasante, et combien plus quand nous pensons aux provinces de l'intérieur remplies de villes où il n'y a pas un seul missionnaire. — Mon cœur déborde de joie d'être ici et de constater combien les gens ont soif de nous entendre, je pense que, chaque fois que je sors, je parle à plus de deux cents personnes. Et jamais on ne me traite autrement qu'avec bonté. Quelquefois j'ai de la peine à me défendre d'accepter de fumer une pipe, et on m'invite souvent à prendre le thé ou à goûter.
Les riches comme les pauvres accueillaient avec empressement l'aimable visiteuse. Des familles de mandarins l'envoyaient chercher et, même, elle avait ses entrées dans un couvent de nonnes bouddhistes ; mais, comme toujours, c'étaient les petits et les humbles qui écoutaient le plus volontiers le message évangélique. On appelait familièrement Mlle Faulding d'un nom qui signifie Mlle Bonheur, et ce nom convenait à la jeune fille au visage souriant qui fut pour un si grand nombre à Hangchow une messagère de vie et de paix. Elle était bien connue dans la ville et se félicitait de pouvoir en parler le dialecte, ce qui lui ouvrait tous les cœurs.
J'étais l'autre jour auprès d'une jeune paysanne et je lui disais en prenant ses mains dans les miennes : « Si vous voulez être heureuse, il vous faut servir Dieu. Votre riz est un don du ciel et votre vie aussi, n'est-ce pas ? Je désire vous parler du vrai bonheur que le Seigneur du Ciel vous donnera, si vous le servez. »
A ces mots, la jeune fille se leva soudain et, se tenant à la porte de sa petite hutte, elle se prosterna trois ou quatre fois devant le ciel, montrant ainsi son ardent désir de bonheur. Puis elle vint s'asseoir à mes côtés et écouta avec la plus vive attention ce que je lui dis de Dieu, du ciel, de l'enfer, et du merveilleux chemin qui conduit au salut. En revenant à la maison, je fus trempée par la pluie et cela n'avait rien d'agréable, mais qu'importe ! L'accueil que j'avais trouvé là comme en beaucoup d'autres endroits me faisait dire : Plût à Dieu que d'autres connussent la joie de ce travail et vinssent ici pour porter la parole de Vérité dans toutes les demeures chinoises !
Un tel travail, accompli dans un tel esprit, eut naturellement pour résultat d'amener beaucoup de nouveaux visages au culte dans la chapelle de Sin-Kailong.
Vous eussiez été heureux de me voir l'autre jour dans ma tournée de visites, écrivait Mlle Faulding huit jours plus tard. C'étaient de pauvres huttes de paille. Les gens qui me connaissaient déjà un peu, au moins par ouï-dire, s'excusaient de me recevoir dans des demeures si misérables (misérables en vérité !), mais ils me recevaient cordialement. Mon costume leur plaisait beaucoup, ce qui m'amena à leur dire : « Je suis venue ici pour être une femme de Hangchow. Je mange votre riz, je porte vos vêtements, je parle votre langue, je désire votre bonheur. Vous le voyez, nous sommes toutes sœurs. » Ce dernier mot plut beaucoup à la femme qui me parlait. — Ah ! dit-elle, vous m'appelez votre sœur ! C'est bien ! Alors je puis vous appeler ma grande sœur (ma sœur aînée).
— Mais vous êtes plus âgée que moi ?
— Oui, répliqua-t-elle en me prenant les mains, mais vous êtes venue nous enseigner. Ainsi vous êtes ma grande sœur.
Il semblait qu'en trouvant un peu de sympathie, de nouvelles cordes vibraient dans son âme. Comme nous nous séparions, elle entoura mon épaule de son bras et dit : « Je veux venir dimanche, je veux venir dimanche. »
Et ils vinrent en effet, hommes, femmes, enfants, à l'école, aux leçons de couture, au dispensaire, au culte public. L'œuvre médicale avait été d'un grand secours pour les attirer, mais Hudson Taylor, observateur attentif de tout cela, ne pouvait être que profondément impressionné par l'inattendu des résultats ainsi obtenus.
Le moyen le plus puissant et le plus efficace d'atteindre le cœur du peuple, écrivait-il alors, c'est de s'identifier à lui. Notre premier but est de gagner sa confiance et son affection. Et, parlant de l'œuvre accomplie par les femmes missionnaires dans leurs visites à domicile, il disait : Je suis fortement enclin à considérer que c'est là le plus puissant moyen d'action que nous puissions employer.
Cette conclusion était de plus en plus justifiée par l'expérience. Et pourtant, de toutes les innovations introduites par la Mission, aucune ne rencontra une plus forte opposition. Des lettres nombreuses, envoyées en Angleterre, dénonçaient l'envoi de femmes non mariées dans les provinces de l'intérieur comme un inutile gaspillage de vies et d'énergie, attendu qu'il n'y avait pour elles aucune occasion favorable d'exercer leur activité. De telles assertions remplissaient Mme Taylor de tristesse et d'indignation.
Comment peut-on appeler gaspillage l'emploi d'une vie qui aboutit à la conversion d'une foule de pauvres païens ! je suis sûre que nous aurions ici même du travail pour dix demoiselles Faulding ou Bowyers. Le plus difficile c'est de leur trouver un logement. Nous avons parlé quelquefois avec mon mari de l'utilité d'une maison spécialement consacrée aux sœurs... Mais le Seigneur nous dirigera. C'est Son œuvre que nous faisons. Quand j'entends M. X... contester l'utilité du travail de ces sœurs, cela me fait espérer que Dieu lui montrera son erreur, en bénissant richement ce moyen d'action, quelque faible qu'il soit en lui-même.
C'était ainsi que les missionnaires étaient appelés, jour après jour, à résoudre des problèmes ardus, et que Dieu leur faisait entrevoir de nouvelles voies vers lesquelles Il les acheminait. En même temps, Il préparait chacun d'eux d'une manière spéciale pour l'œuvre particulière qu'Il voulait lui confier.
Rudland, par exemple, était, de toute la compagnie, celui qui paraissait le plus réfractaire à la langue chinoise. Plus il s'acharnait à l'étudier, plus il avait de maux de tête, au point qu'il en était tout découragé. Hudson Taylor, qui se révélait de plus en plus un véritable chef, lui dit un jour :
— Rudland, pourrais-je compter sur vous pour m'aider un peu ?
— Volontiers ; mais en quoi puis-je vous être utile ?
— Eh bien ! il me faut quelqu'un pour surveiller notre imprimerie. Les ouvriers font très peu de chose quand on les laisse à eux-mêmes. Moi, je n'ai pas le temps de m'en occuper. Vous avez réussi à monter la machine. Ne voudriez-vous pas maintenant en surveiller l'emploi ?
En vain Rudland protesta qu'il ne connaissait rien à l'imprimerie.
— Essayez seulement et prenez le travail depuis le commencement. Les hommes seront heureux de vous montrer comment on compose, et votre seule présence les encouragera.
Rudland quitta donc ses livres pour l'imprimerie. Les ouvriers étaient heureux de l'avoir pour compagnon et fiers de montrer la supériorité de leur savoir. En écoutant leur conversation, il saisit des mots et des phrases plus vite qu'il n'en découvrait l'équivalent en anglais. À ses heures de loisir, il traduisait au moyen de son dictionnaire ce qu'il avait appris. Ses maux de tête avaient disparu et un bon ouvrier de Dieu avait trouvé sa voie. L'œuvre principale de sa vie allait être la traduction et l'impression de l'Écriture Sainte presque entière dans un dialecte qui la rendait accessible à des millions d'hommes.
Voici encore un trait montrant quelle était l'habileté d'Hudson Taylor à triompher de difficultés qui eussent arrêté un homme moins entreprenant que lui. Aucun de ceux qui étaient à Hangchow en ce temps-là n'oublia comment il arriva une nuit et entra dans la ville longtemps après la fermeture des portes. Un membre de la famille missionnaire était sérieusement malade. Aucun secours médical ne pouvant être obtenu en l'absence d'Hudson Taylor, on dépêcha un messager pour le rappeler immédiatement. À son arrivée, il trouva les portes de la ville verrouillées, de sorte qu'il semblait n'y avoir pour lui d'autre perspective que de passer la nuit dans son bateau, pendant qu'une vie précieuse était en péril.
Mais qui donc le suivait avec l'autorité d'un homme sûr que les portes lui seront ouvertes ? Un messager du gouvernement porteur de dépêches ! Hélas ! au lieu d'ouvrir la porte, on descendit par une corde, le long de la muraille, une corbeille dans laquelle le messager s'installa. Inutile évidemment de demander à prendre place à ses côtés dans ce fragile panier. Mais l'œil exercé d'Hudson Taylor eut vite fait d'apercevoir une corde pendant au-dessous de la corbeille. Il la saisit au moment où celle-ci remontait. Il fallait du courage pour tenir ferme et affronter la colère des gardes au sommet de la muraille.
— Je leur ai donné deux cents bonnes raisons, dit-il en arrivant chez lui, pour qu'ils me laissent continuer mon chemin.
— Deux cents ! Comment en avez-vous trouvé le temps ?
— Elles sont sorties de mon portefeuille, répondit-il en souriant ; aussi cela fut vite fait.
L'année 1867, la première depuis l'arrivée des passagers du Lammermuir, se terminait donc au milieu de grandes bénédictions. Le nombre des stations avait doublé. Tandis qu'à son début, les deux stations les plus éloignées l'une de l'autre n'étaient qu'à une distance de quatre journées, à sa fin Duncan, établi dans le Nord à Nanking, était à vingt-quatre journées de Stott, établi à Wenchow dans le Sud. C'était une sphère d'activité déjà considérable si l'on se souvient que, sauf à Hangchow, il n'y avait pas de missionnaires protestants à part ceux de la Mission à l'Intérieur de la Chine.
Puissions-nous être rendus capables de supporter une abondante bénédiction, écrivait un des jeunes missionnaires à Mme Berger. Priez pour que chacun de nous puisse être toujours plus près du Sauveur et marche avec Lui dans une si douce communion que, pour nous, Christ soit notre vie. Alors, que de merveilles ne verrons-nous pas ! La perdition, à la lumière de l'éternité, est quelque chose de terrible... Les efforts humains ne peuvent suffire ; il faut la puissance divine. Priez donc. Oh ! nous avons besoin d'insister auprès de Dieu pour cela... Comment pourrions-nous être indifférents ou négligents quand nous avons la promesse infaillible que nous recevons tout ce que nous demandons avec foi ? Dieu veuille que nous apprenions à prier.
Le dernier jour de l'année fut consacré tout entier à la prière et au jeûne. À minuit, après une journée passée à rechercher la force du Saint-Esprit, ils célébrèrent la Cène du Seigneur. « Je n'ai jamais vécu une heure plus sainte ni plus solennelle », écrivait Mlle Blatchley.
Ils allaient avoir grand besoin de la force et des lumières du Saint-Esprit. En dépit de leurs succès, ou plutôt à cause même de ces succès dans certaines régions, l'opposition croissait en d'autres. À Huchow les aides de M. McCarthy avaient été assaillis et battus presque jusqu'à la mort. M. Williamson fut obligé de quitter une ville importante par suite des mauvais traitements infligés à ceux qui l'avaient accueilli.
J'allai voir dans sa prison, dit M. Williamson, celui de nos hommes qui, par ordre du mandarin, avait reçu trois mille coups de fouet. Son dos et ses jambes n'étaient qu'une plaie. Il était enfermé avec plusieurs criminels dans un cachot, comme autant de bêtes sauvages dans une cage. Le froid était perçant et tout indiquait que le malheureux succomberait bientôt à ses blessures. Le lendemain matin, notre propriétaire fut mandé devant le tribunal du gouverneur, tandis que la mère et la femme de l'homme emprisonné menaçaient de se suicider, et nous accusaient d'être la cause de leur infortune. Le même jour, pour épargner à ces pauvres gens de nouveaux sévices, nous quittâmes la ville pour retourner à Hangchow.
La tâche de pionnier était donc plus dure qu'on ne l'avait prévu. Et cependant le cœur d'Hudson Taylor allait toujours aux multitudes sans Christ qui l'entouraient. Il avait été frappé, en traversant pour la première fois le beau district de Taichow, de la profusion de villages et de hameaux dispersés dans la montagne, aussi bien que de villes disséminées dans ses plaines populeuses.
N'y a-t-il donc plus chez nous, écrivait-il à M. Berger, de serviteurs du Seigneur qui se rouillent, ou, en tout cas, faisant une œuvre que d'autres pourraient faire à leur place ?... En passant par la porte d'une petite ville, nous avons rencontré un cercueil que l'on portait en terre.
— Hélas, dit le chrétien indigène qui m'accompagnait, si même l'Évangile était prêché aujourd'hui ici, ce serait trop tard pour ce pauvre homme.
Oui, et pour combien d'autres sera-t-il trop tard ! Et je pensais aux provinces inoccupées, aux districts négligés, tellement que je dus me décharger de mon fardeau sur le Seigneur et Lui demander de nous envoyer de nouveaux aides et la sagesse pour les placer aux endroits choisis par Lui.
Tous les ouvriers de la Mission auraient été absorbés très facilement par cette seule province de la côte, bien faible portion de la Chine entière. Mais, providentiellement, les portes se fermaient devant eux les unes après les autres. Les émeutes, les troubles, les maladies et d'autres causes encore empêchaient le développement dans cette direction, et, peu à peu, presque insensiblement, le chemin d'Hudson Taylor s'ouvrit dans la direction du Nord.
Chose étrange, c'était ce que lui suggérait au même moment une lettre de M. Berger l'invitant à examiner s'il ne devait pas établir son quartier général dans quelque endroit propice près du fleuve Yangtze, d'où il pourrait aisément avoir des communications avec Shanghaï, tandis qu'en remontant le fleuve il atteindrait beaucoup de provinces nouvelles.
Il n'était pas facile, après seize mois de séjour à Hangchow, de quitter une œuvre si chère a leur cœur pour en fonder une autre près du Yangtze. Cinquante croyants baptisés composaient la petite Église dont Wang était le pasteur, et il y avait beaucoup de gens bien disposés. Mais M. et Mme McCarthy et Mlle Faulding suffisaient aux soins de cette station. À Nanking, Duncan avait un urgent besoin de renfort. M. et Mme Taylor étaient prêts à aller ici ou là, sur l'ordre de Dieu.
Tout cela laissa des souvenirs ineffaçables en M. et Mme Judd, qui venaient d'arriver d'Angleterre.
C'est vraiment bâtir en des temps de trouble, écrivait M. Judd en parlant de ces jours-là. On ne sait jamais ce que les amis qui sont éloignés de nous peuvent souffrir. Pas une station ne s'est ouverte sans émeutes. Les réunions de prières sont des heures solennelles. Elles se prolongent souvent, parce qu'il y a une quantité de sujets à présenter au Seigneur.
Le tranquille courage de M. et Mme Taylor était pour leurs collaborateurs un exemple et une inspiration. On ne pouvait vivre avec eux et assister aux réunions de prières sans recevoir quelque chose de l'esprit qui les animait. Quant à Hudson Taylor, vivement conscient de sa faiblesse, c'était à UN AUTRE qu'il regardait :
Je suis sûr, écrivait-il à sa mère, en pensant à ce que l'été suivant pourrait amener pour sa femme et ses enfants, je suis sûr que vous ne nous oubliez pas devant le Trône de la Grâce. J'essaie de vivre au jour le jour, et même ainsi j'ai une charge déjà assez lourde ; mais j'ai beau essayer, je n'y réussis pas toujours. Demande pour moi plus de foi, plus d'amour, plus de sagesse... Que ferais-je, si je n'avais pas la promesse : « Je suis avec vous tous les jours ?... »
1 C'est une grande bénédiction quand Dieu donne à quelqu'un la passion des âmes, écrivait Hudson Taylor bien des années plus tard (novembre 1902). Bon nombre des ouvriers de la première heure en étaient animés. Aujourd'hui nous avons, dans un certain sens, de meilleurs ouvriers, mieux éduqués, mais ce n'est pas souvent que l'on trouve cet amour ardent des âmes, qui rend apte à vivre n'importe où et à endurer n'importe quoi pourvu qu'elles soient sauvées. C'étaient, autrefois, des gens fort simples. S'ils s'offraient à notre Mission maintenant, ils ne seraient peut-être pas acceptés, Georges Duncan, entre autres. Mais rien ne peut remplacer cela, ou en compenser l'absence... C'est tellement plus important que tout autre qualification !