Nous sommes amené maintenant à jeter un coup d’œil sur la situation de l’Église d’Écosse. Pendant la période, appelée l’âge sombre, the dark age, qui comprend la fin du dix-huitième siècle, et surtout pendant le règne des modérés, dont le représentant le plus distingué fut l’historien Robertson (1758-1788), le réveil de la vie religieuse donna naissance à un parti sérieux, ardent, évangélique, appelé par les modérés le parti des sauvages, qui exerça bientôt sur les esprits une influence prépondérante. Le petit cercle des croyants, demeurés fidèles aux usages des ancêtres, à un service long et compliqué, à une lecture fréquente de la Bible, au sacerdoce des chefs de famille dans leur demeure, enfin à une observation rigide, pour ne pas dire judaïque du sabbat, reçut une vive impulsion de la part du méthodisme anglais, et compta bientôt parmi ses membres des hommes illustres.
On vit se grouper autour du célèbre Chalmers des hommes comme Welsh, l’historien Mc Crie, Candlish et autres, qui prirent pour mot d’ordre la grave question du droit de patronage. La souveraineté absolue de Jésus-Christ dans l’Église, affirmée déjà avec tant d’énergie par la confession de Westminster semblait, aux yeux d’esprits ardents et convaincus, incompatible avec le droit du patron d’octroyer, c’est-à-dire d’imposer à l’Église son candidat préféré. En présence du refus énergique du parlement anglais de modifier la loi, la moitié des ecclésiastiques se sépara en 1843 de l’Église établie. L’Église libre, dont Chalmers fut le véritable chef, dut adopter le système des contributions volontaires, bien que Chalmers maintînt encore en théorie l’idée de l’Église nationale contre le célèbre indépendant Wardlaw. Tout en déplorant ce schisme regrettable, on ne peut qu’admirer le zèle et la piété, qu’il sut inspirer à tout un peuple. En fait, il s’agissait des rapports de l’Église avec l’État, et de la question de savoir si l’État avait le droit de défendre les intérêts des particuliers contre les justes réclamations de l’Église, qui, après avoir longtemps toléré, et même défendu des abus criants, avait enfin eu conscience de ses prérogatives et de ses droits.
Toutefois, bien que les adversaires du patronat aient pris pour principe une conception supérieure et vraie de l’Église, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont transformé en une question dogmatique une question du simple droit ecclésiastique. Les partisans de l’Église libre ne sont point parvenus à établir que l’indépendance absolue de l’Église à l’égard des patrons et de l’État était l’une des conditions essentielles de son existence, pas plus qu’ils n’ont pu montrer que cette dépendance elle-même porte atteinte à la souveraineté de Jésus-Christ.
En effet, l’Église visible et actuelle ne représente pas assez fidèlement la souveraineté de Jésus-Christ, pour qu’on puisse considérer comme une insulte faite au Maître une atteinte portée à l’indépendance de celle-ci, et l’on ne saurait pas non plus refuser à des laïques chrétiens l’exercice d’un droit qu’ils ont reçu, de concourir comme représentants de la volonté collective de l’Église à la nomination aux charges. Remarquons, à ce sujet, que le droit des patrons ne saurait plus porter une grave atteinte au droit de l’Église, puisque les patrons doivent désigner exclusivement des ecclésiastiques qualifiés, que leur choix ne dispense pas d’examens sérieux. Une opposition aussi radicale aux volontés de l’État n’est possible que dans les contrées où il n’y a pas d’institutions scolaires communes à l’État et à l’Église et elle aboutit, en fait, à une opposition systématique contre toute organisation nationale de l’Église.
C’est ce qu’on a vu se produire au sein des Églises libres de France, qui tendent de plus en plus à repousser le baptême des enfants, tandis que les presbytériens, et même les indépendants d’Écosse le défendent énergiquement contre les attaques des baptistes. L’Église libre d’Écosse, fidèle à l’esprit et aux tendances de Chalmers, cherche à maintenir son caractère national, et tend de plus en plus à se rapprocher de l’ancienne dissidence de l’Église presbytérienne-unie. Les deux Églises d’Écosse, dont un grand nombre de membres sérieux et zélés songent à opérer le rapprochement, rivalisent entre elles de zèle missionnaire, charitable et scientifique.
Nous avons à constater au sein des facultés le règne du principe formel et de la théopneustie de Gaussen, mots d’ordre de l’orthodoxie écossaise ; toutefois un grand nombre de théologiens professent des idées plus larges sur la question de la prédestination, et ont cessé d’imposer à l’État les prétentions théocratrices du vieux presbytérianisme. Constatons enfin les rapports toujours plus fréquents, qui s’établissent entre l’Écosse et l’Allemagne évangélique, et le réveil des études théologiques sérieuses au sein de la génération nouvelle. Les principaux théologiens écossais sont de nos jours Candlish, Hanna, Fairbairn, Cairn et Norman Mac Leod.
[Le génie écossais, tout en admirant le talent de sir William Hamilton, ne s’est point laissé gagner à ses idées particulières. Hamilton a trouvé son meilleur disciple en Angleterre dans la personne de Mansel d’Oxford, qui dans son ouvrage : « Limits of religions thought » a poussé aux dernières conséquences la théorie d’Hamilton, qui enseigne que l’infini est l’objet de la foi, dans laquelle la raison naturelle ne voit que des contradictions insolubles, et a voulu faire de l’ignorance la base de la théologie. La foi n’a plus pour lui d’autre base que l’autorité positive de l’Écriture sainte, dont il établit la divinité par des arguments empruntés à l’apologétique usuelle. Mansel s’est vu attaqué par Maurice (sans parler de J. Mill, qui professe un positivisme voisin du sensualisme absolu d’Auguste Comte), et aussi par des théologiens presbytériens, par Mc Cosh de Belfast (Divine government) et Calderwood (Philosophy of the infinite), 2e édit., 1861.]
L’Écosse a exercé à son tour une influence sérieuse sur le continent, et en particulier sur l’Allemagne par le système de l’un de ses penseurs. Edouard Irving, célèbre théologien et prédicateur écossais dont le ministère eut Londres pour centre d’activité (1822-1832), a professé des opinions que l’on peut comprendre, si l’on y voit le résultat d’une réaction énergique contre la domination exclusive du principe formel[a]. Irving a compris que ce principe ne peut à lui seul ni garantir une exégèse exacte, ni établir sur une base indiscutable la vérité absolue du christianisme. La méthode vulgaire des évidences ne peut lui suffire ni sous sa forme historique, ni sous sa forme rationnelle, et il ne peut voir dans le catholicisme qu’une pétrification du christianisme dénaturé par de nombreuses erreurs.
[a] Irving, For the oracles of God, 1824. The last days, 1828. Homilies on the sacraments. Sermons. Explication de l’Apocalypse, 1831. The catholic and orthodox doctrine of our Lords human nature, 1831. Le péché a existé dans la chair, et non dans la volonté de Jésus-Christ, enseigne Irving.
Par contre il n’a pas su assez comprendre la tradition vivante du Saint-Esprit, qui renouvelle l’œuvre de la rédemption au sein des générations de fidèles appelées à se succéder sur la terre, pour reléguer au second plan, tout en lui conservant une place importante, la question de l’organisation de l’Église extérieure, et pour la subordonner au fait du salut, qu’assure actuellement aux âmes la foi justifiante, fait, qui est le principe de l’amour chrétien et de toute organisation véritable de l’Église.
Nous remarquons chez Irving une prédilection toute particulière pour l’Église visible, prédilection, qui se manifeste par la subordination de la justification par la foi à la sanctification. Irving réclame pour l’organisation de l’Église l’origine et l’autorité divines, qui seules donneront à l’interprétation des Écritures une infaillibilité, que la foi seule serait incapable de lui communiquer. Son système, fortement imprégné d’idées chiliastes, aboutit à rêver pour le salut de l’Église le rétablissement d’un apostolat divin, qui lui permettra tout à la fois de posséder la saine interprétation des Écritures, et de se donner une organisation conforme à la volonté de Dieu. Thiersch a été, en Allemagne, le disciple le plus distingué de l’irvingianisme.
Il est, en tous cas, manifeste que l’irvingianisme aboutit nécessairement aux mêmes résultats, que le montanisme du troisième siècle. Quand cette secte aura vu se succéder dans son sein plusieurs générations, l’enthousiasme du premier élan sera remplacé par une autorité nominale, et par le joug d’une tradition nouvelle, qui ne vaudra pas mieux, en réalité, que l’ancienne, parce que l’irvingianisme n’a point su respecter les droits réciproques de l’autorité et de la liberté, et a laissé dans l’ombre la synthèse du principe matériel et du principe formel de la Réforme.
[Paroles prophétiques ici, de Dorner, puisqu’au début du 20e siècle une dissidence de l’église catholique apostolique qu’avait fondée Irving donna naissance à l’église néo-apostolique, considérée aujourd’hui comme une secte, avec ses douze nouveaux apôtres, qu’elle renouvelle constamment. Signalons que Darby a emprunté son eschatologie dispensationaliste avec enlèvement de l’Église avant la grande tribulation, à l’irvingisme. (ThéoTEX)]