Ceux qui professent les opinions de Carpocrate et d’Épiphane, prêchent la communauté des femmes ; de là, le plus horrible blasphème qu’ait jamais essuyé le nom du Christ. Cet Épiphane, dont les écrits sont encore dans beaucoup de mains, était le fils de Carpocrate et d’une femme nommée Alexandria. Originaire d’Alexandrie, par son père, et de Céphallénie par sa mère, il ne vécut que dix-sept ans, et fut honoré comme un dieu à Samé de Céphallénie. Là, on lui érigea un temple de pierres gigantesques, on lui consacra des autels, des bois, un musée ; et à chaque nouvelle lune, les Céphalléniens se rendent au temple, offrent des sacrifices à Épiphane pour honorer le jour de son apothéose, font des libations, célèbrent des festins et chantent des hymnes en son honneur. Son père lui fit parcourir le cercle entier des sciences, et l’instruisit dans la philosophie de Platon. C’est lui qui inventa la doctrine des monades ; c’est à lui que remonte l’hérésie des Carpocratiens. Il dit donc dans son livre De la justice :
« La justice de Dieu est une certaine communauté ayant pour base l’égalité. Le ciel ne se déroule-t-il pas également de toutes parts, et n’enveloppe-t-il pas la terre entière dans une même circonférence ? La nuit ne fait-elle pas également briller toutes les étoiles ; et d’en haut, Dieu ne verse-t-il pas également les rayons du soleil, source du jour et père de la lumière, sur tous ceux qui peuvent voir ? et l’aspect de cet astre ne leur est-il pas commun à tous ? C’est que Dieu ne distingue pas le riche du pauvre ni du puissant, le fou du sage, la femme de l’homme, le maître de l’esclave. Il n’agit pas autrement, même envers les brutes ; mais en versant du haut du ciel sur tous les animaux, bons et mauvais, une égale portion de lumière, il affermit le règne de la justice, personne ne pouvant avoir plus qu’un autre, ni enlever à son prochain sa part de lumière, et doubler par ce surcroît la sienne propre. Le soleil fait naître des aliments communs pour tous les animaux. Une justice commune veille également aux intérêts de chacun, et à cet égard les bœufs sont comme les génisses, les porcs comme leurs femelles, les brebis comme les béliers, et ainsi des autres animaux. C’est à cette communauté de biens que se manifeste en eux la répartition de la justice. C’est encore en commun que l’on sème toutes les graines, chacune selon son espèce. Une nourriture égale et commune germe à la surface de la terre pour tous les animaux qui paissent sans aucune distinction ; mais par les soins du donateur qui lèvent ainsi, elle est également et justement répartie entre tous. À l’égard de la génération, ils n’ont aucune loi écrite ; eût-elle existé, elle serait anéantie ; car ils sèment et engendrent également avec la première venue, grâce à la communauté que la nature, fille de la justice, a établie parmi eux ; communauté à laquelle ils participent tous également. Le créateur et le père de toutes choses leur a également donné à tous, par une loi de sa justice, un œil pour voir, sans distinguer le mâle de la femelle ; ni l’homme de la brute, en un mot, sans établir aucune différence ; en leur partageant également et en commun le don de la vue, il les en a tous gratifiés à la fois et par une seule et même loi. Mais les lois, n’ayant pu corriger l’ignorance des hommes, leur ont appris à enfreindre les lois. Car les lois particulières ont dissous et anéanti la communauté consacrée par la loi divine, ajoute Épiphane, sans comprendre cette parole de l’apôtre :
« C’est par la loi que j’ai connu le péché. »
Le mien et le tien, poursuit-il, se sont introduits furtivement chez les hommes par le canal des lois. Les hommes n’ont plus joui eu commun, ni de la terre, ni des biens acquis, ni même du mariage, comme ils avaient le droit d’en jouir. Car Dieu a fait la vigne pour les besoins de tous ; elle ne refuse ses fruits ni au passereau ni au voleur. Il en est ainsi du blé et des autres fruits. C’est la violation de la communauté et de l’égalité qui a suscité le voleur de bestiaux et le voleur de fruits. Dieu donc, en créant tout pour l’usage de tous, en rapprochant les deux sexes pour des unions communes, et en unissant de la même sorte tous les êtres vivants, a proclamé pour souveraine justice la communauté et l’égalité. Mais ceux qui sont nés ainsi, ont renié celle qui leur donna le jour, la communauté des hommes et des femmes. Si donc, dit-il, quelqu’un en épouse une, qu’il la garde; puisque tous peuvent s’unir à toutes, comme le prouvent les autres animaux. Ce sont ses paroles formelles; puis il ajoute en propres termes :
« Pour assurer la perpétuité des races, Dieu a fait naître dans l’homme un désir plus violent et plus vif que chez la femme. Ce désir, aucune loi, aucune coutume, rien ne peut l’étouffer ; c’est une loi de Dieu. »
Mais comment nous arrêter davantage à l’examen d’une doctrine ouvertement subversive de la loi de Moïse et de l’Évangile ? La loi dit :
« Tu ne seras point adultère. »
Et l’Évangile :
« Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère. »
Ces paroles de la loi :
« Tu ne désireras pas, »
révèlent que c’est un même Dieu que proclament la loi, les prophètes et l’Évangile ; car il est écrit :
« Tu ne désireras point la femme de ton prochain. »
Or, le prochain du juif n’est pas le juif ; il est son frère et il a reçu le même esprit. Il faut donc entendre par prochain tout homme d’une autre nation. Comment, en effet, ne serait-il pas notre prochain, celui qui peut participer au même esprit. Abraham n’est pas seulement le père des Hébreux, il l’est encore des Gentils. Mais, si la loi punit de mort la femme adultère et son complice, il est évident que le commandement ainsi conçu :
« Tu ne désireras point la femme de ton prochain, »
concerne les Gentils ; afin que celui qui, selon la loi, se sera abstenu et de sa sœur et de la femme de son prochain, entende publiquement ces paroles du Seigneur :
« Et moi je dis : Tu ne désireras pas. »
L’addition de ce pronom moi, montre que le commandement est encore plus formel. Mais ce qui prouve que Carpocrate et Épiphane sont en guerre avec Dieu, c’est le passage suivant, que l’on trouve dans le célèbre ouvrage ayant pour titre De la justice.
« En conséquence, y est-il dit en propres termes, il faut regarder comme ridicule cette parole sortie de la bouche du législateur : Tu ne désireras pas, jusqu’à cette autre plus ridicule encore : le bien de ton prochain. En effet, c’est lui qui nous a donné le désir, comme contenant le principe de la génération, et maintenant il nous ordonne de le réprimer, lorsqu’il en est autrement chez tous les animaux. Et ces mots : la femme de ton prochain, par lesquels il soumet la communauté à la propriété particulière, ne sont-ils pas encore plus ridicules ? »
Voilà donc les admirables dogmes des Carpocratiens ! On dit que ces malheureux et plusieurs autres partisans des mêmes perversités, après s’être réunis hommes et femmes pour un repas, (car je n’appellerai pas agape leur assemblée), après s’être gorgés de mets qui excitent aux plaisirs de la chair, et avoir renversé les flambeaux dont leur justice, je me trompe, dont leur prostitution, ne peut supporter la lumière, s’accouplent pêle-mêle comme ils veulent et avec qui ils veulent. On dit aussi qu’après avoir essayé, dans cette agape, de la communauté, ils ne manquent pas, les jours suivants, de sommer les femmes qu’ils convoitent d’obéir à la loi, je ne dis pas du divin Carpocrate, Dieu m’en préserve, mais de Carpocrate. Carpocrate aurait dû, selon moi, offrir de pareilles lois à la lubricité des chiens, des porcs et des boucs. Au reste, il me semble avoir mal compris Platon quand il dit dans sa République :
« Toutes les femmes doivent être communes. »
Communes en ce sens, qu’avant d’être mariées, elles pourront être demandées en mariage par quiconque le désirera. C’est ainsi que le théâtre est commun à tous les spectateurs. Mais, du reste, il voulait qu’une fois mariées, elles appartinssent à leur premier époux et ne fussent plus communes. Xanthus, dans son ouvrage intitulé Des mages, rapporte que les mages partagent la couche de leurs mères et de leurs filles ; qu’il leur est permis de s’approcher de leurs sœurs, et que les femmes sont communes entre eux, non par force ni par ruse, mais par un mutuel consentement, lorsque l’un veut épouser la femme de l’autre. Jude me semble, dans son épître, avoir dit prophétiquement de ces hérétiques et de ceux qui tombent dans les mêmes erreurs :
« Ceux-là aussi rêvent ; car s’ils étaient éveillés, ils n’oseraient jamais combattre ainsi la vérité ; »
et le reste, jusqu’à ces mots :
« Et leur bouche profère des paroles qui respirent l’orgueil. »