Le père Furbity et les prêtres se sentaient pleins de courage depuis que les « deux Mahométans » avaient été bannis. Le dimanche 21 décembre, c'était la fête de Saint-Thomas et Furbity en profita pour prêcher un beau sermon dont la sœur Jeanne nous donne ce résumé : « Le saint homme prêcha très fidèlement, touchant bien au vif ces chiens, disant que tous ceux qui suivent cette maudite secte ne sont que gens adonnés à leurs convoitises, gourmands, ambitieux, homicides, larrons, vivant dans la sensualité et comme des bêtes, sans reconnaître Dieu ni leurs supérieurs, et il tint contre eux d'autres propos dont les chrétiens se réjouirent fort »... Après ce sermon l'écuyer de Pesme, capitaine des bons (c'est-à-dire le chef du parti catholique) alla avec plusieurs des principaux de sa bande, trouver le révérend père pour le remercier de ce qu'il tenait si bons propos contre les hérétiques et le prier de ne point craindre, qu'on le garderait bien de leurs mains. Le maître révérend lui répondit : « Monsieur le capitaine, je ne fais que mon devoir ; je vous supplie ainsi que tous les bons et fidèles chrétiens, tenez bon avec l'épée et de mon côté j'emploierai l'esprit et la langue pour maintenir la vérité. »
Mais à peine ces paroles avaient-elles été prononcées qu'une nouvelle étrange se répandit dans la ville : Baudichon est revenu de Berne, ramenant non pas une armée de soldats, mais les bannis, Alexandre et Guillaume Farel. Comment ! le méchant, le diable de Farel que nous avions chassé est revenu !... disaient les catholiques.
Vers la fin de la journée, l'écuyer de Pesme, voyant Baudichon et Farel dans la rue, voulut mettre à exécution les conseils de Furbity et se précipita sur eux avec « ses chrétiens ». Mais les Eidguenots étaient sur le qui-vive ; ils entourèrent immédiatement les deux amis et les mirent en sûreté.
Le lendemain Baudichon se présenta devant le Conseil, porteur d'une lettre des seigneurs de Berne, conçue en ces termes : « Vous chassez nos serviteurs, gens attachés à la Parole de Dieu, et en même temps vous tolérez des hommes qui blasphèment contre Dieu ! Votre prédicateur nous a attaqués, nous lui faisons partie criminelle et nous vous requérons de l'arrêter. De plus, nous vous demandons un lieu où Farel puisse prêcher publiquement l'Évangile ». Le Conseil n'osa pas arrêter Furbity à cause du clergé, il le plaça sous l'escorte des gardes de la ville en lui permettant de continuer ses sermons. Les prêtres redoublèrent d'éclat et de pompe dans leurs services religieux. La musique, les costumes, la mise en scène étaient, dit la chronique, plus magnifiques que jamais. Pendant ce temps Farel prêchait tans une grande salle à de nombreux auditeurs.
Le jour de l'an arriva ; il y avait justement une année que le petit Antoine avait prononcé son fameux discours au Molard. Le 1er janvier 1534, un message bien différent retentit du haut de toutes les chaires genevoises. « De la part de Monseigneur de Genève et te son grand vicaire, annoncèrent tous les prêtres, il est ordonné que nul n'ait à prêcher la Parole de Dieu, soit en public, soit en secret ; qu'on ait à brûler tous les livres de la Ste-Écriture, soit en français, soit en allemand ».
Ce même jour Furbity prêcha son sermon d'adieu et récita à ses auditeurs une épigramme qu'il avait composée pour l'occasion :
Je veux vous donner mes étrennes,
Dieu convertisse les luthériens !
S'ils ne se retournent à bien,
Qu'Il leur donne fièvres quartaines !
Qui veut si, prenne ses mitaines.
La sœur Jeanne nous dit que le jour de l'an « le beau père fit sa prédication en grande ferveur et dévotion et il donna à toutes gens de tous états, une belle vertu pour étrenne. Puis il prit congé du peuple si honnêtement et si dévotement que chacun pleurait ; il les remercia de la bonne compagnie et assistance qu'on lui avait faite et leur recommanda de persévérer dans leur dévotion », puis il leur donna sa bénédiction et se retira.
Le père Furbity avait oublié qu'il était prisonnier, et à sa grande surprise on lui refusa la permission de sortir de la ville.
D'ailleurs le mandement de l'évêque avait tellement indigné les Eidguenots qu'ils parurent tous en armes ce soir-là, oubliant que Farel les avait engagés à ne pas faire usage des armes charnelles. Leur intention n'était pas d'attaquer leurs ennemis, mais de défendre leur Bible si cela devenait nécessaire.
Les catholiques, eux, étaient sous les armes depuis l'Avent afin d'empêcher les évangéliques de mener Guillaume Farel prêcher à St-Pierre. Sœur Jeanne nous exprime son admiration pour tous ces beaux jeunes gens qui allaient exposer leur vie en défendant la sainte foi. « Cette belle compagnie était composée tant de gens d'église que de toutes sortes d'états ; quand ils furent en la place du Molard, toute la cité fut émue. Les chrétiens accouraient, les femmes, les enfants apportaient de grosses pierres. Et moi qui écris ces choses, avec ma compagnie de vingt-quatre qui ne pouvions porter armes de fer, nous avions les armes d'espérance et le bouclier de la foi... J'écris ces choses afin que dans le temps à venir ceux qui auront à souffrir pour l'amour de Dieu sachent que ceux qui sont venus avant eux, ont souffert aussi, à l'exemple de notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, qui a souffert le premier et le plus ».
Au milieu de l'agitation générale, les réformés reçurent un nouveau renfort dans la personne d'Antoine Froment ; et bientôt après un ambassadeur bernois leur amena un jeune homme à l'air pâle et défait. C'était Pierre Viret, auquel un prêtre avait donné un coup d'épée dans le dos à Payerne. Mais, tout malade qu'il fût, le jeune évangéliste était plein d'ardeur. Farel, Viret et Froment se trouvaient donc réunis à Genève. L'évêque venait de défendre qu'on annonçât l'Évangile et les trois plus célèbres prédicateurs prêchaient sans entraves ! L'ambassadeur bernois demandait qu'on citât Furbity devant le Conseil pour répondre des injures qu'il avait proférées. Le 9 janvier, le Conseil s'assembla. L'ambassadeur étant présent, ainsi que Froment, Farel et Viret, on introduisit le père Furbity. Le pauvre homme était en prison depuis son dernier sermon, aussi les sœurs de Ste-Claire avaient-elles chanté bien des messes en sa faveur. « On lui avait offert plusieurs fois, dit Jeanne de Jussie, de discuter avec le satan Farel, mais jamais il ne voulut accepter, disant qu'il ne voulait point mettre sa science divine devant si vil et si méchant homme, et qu'il ne le daignerait ouïr, ce qui enragea beaucoup ce chétif qui voyait que le révérend père le méprisait. » Furbity refusant de répondre, l'ambassadeur bernois demanda qu'il fût puni et qu'on donnât une église aux Eidguenots pour faire prêcher l'Évangile. Sinon, ajouta le Bernois, c'en est fait de notre alliance, et il posa sur la table les traités conclus entre Genève et Berne. Le Conseil redoutait extrêmement d'en venir à cette extrémité ; après beaucoup d'efforts il parvint à décider Furbity à discuter publiquement avec Farel à l'Hôtel-de-Ville, le 29 janvier.
En attendant, le bon père resta en prison ; la sœur Jeanne raconte que les religieuses de Ste-Claire lui écrivaient « des lettres de toute consolation » et qu'il répondait aux sœurs, les exhortant à la patience et à la constance. « Je ne doute pas, dit-elle, que Dieu ne lui ait donné grande consolation et ne lui ait envoyé de fréquentes apparitions d'anges, quoique je ne le sache pas d'une manière précise ». Il serait trop long de donner le détail de la longue conférence du 29 janvier. Farel maintint que la Bible est la seule règle de doctrine et de pratique et que les vrais chrétiens doivent la lire diligemment et n'accepter aucune autre autorité en matière de foi et de conduite. Furbity prétendit que l'autorité est entre les mains du clergé, mais il fut malheureux dans le choix de ses citations. Car ayant voulu, par exemple, prouver qu'il devait y avoir des évêques, il lut le verset qui leur prescrit de n'avoir qu'une seule femme et celui qui dit : « Qu'un autre prenne sa charge ». « Quant à ce bon évêque Judas auquel vous faites allusion, répliqua Farel, celui qui a vendu le Sauveur du monde, il n'a que trop de successeurs qui portent la bourse au lieu de prêcher la Parole de Dieu ».
La discussion dura plusieurs jours sans aboutir, puis Furbity fut reconduit en prison. Pour se consoler, les prêtres prêchaient avec ardeur contre les hérétiques et débitaient de maison en maison les histoires les plus étranges contre ces trois diables, Farel, Viret et Froment. « Il est clair que Farel est possédé du diable, disaient les prêtres ; il n'a point de blanc aux yeux ; il y a un diable dans chacun des poils de sa barbe, qui est rouge et rude. En outre, il a des cornes et les pieds fourchus comme un taureau, enfin c'est le fils d'un Juif. »
Les Bernois et les trois évangélistes logeaient dans une hôtellerie appelée la Tête-Noire. Le propriétaire, qui n'aimait pas les réformés, aidait à colporter les sottes histoires des prêtres.
Les Eidguenots s'inquiétaient fort peu de ces fables, mais tandis que le Conseil était en séance à l'Hôtel-de-Ville, l'envoyé bernois assura qu'un massacre des réformés était imminent. Presque au même moment une bande d'Eidguenots arriva sous les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville et quatre d'entre eux montèrent avertir le Conseil que deux Eidguenots venaient d'être frappés par des catholiques, sans aucun motif. L'une des deux victimes, un respectable négociant du nom de Berger, était mort, l'autre, nommé Porral, avait été dangereusement blessé. Ce double attentat avait été commis par une bande d'énergumènes catholiques à la tête desquels se trouvait Portier, le secrétaire de l'évêque, qui déjà l'année précédente avait poignardé un jeune homme dans la cathédrale.
Les magistrats envoyèrent immédiatement arrêter les coupables, mais où fallait-il les chercher ? « Sans doute ils sont cachés dans le palais de l'évêque, dirent les Eidguenots, car Pierre de la Baume est probablement l'instigateur du complot ».
Les magistrats firent ouvrir d'office la demeure épiscopale qu'on fouilla de la cave au grenier sans trouver personne. Des hommes d'armes furent laissés dans le palais pour le surveiller, puis les recherches continuèrent ailleurs, mais elles furent vaines. Deux hommes avaient disparu, c'étaient Portier, le chef de la bande et Pennet, le meurtrier de Berger.
Tout à coup, à la nuit, les gardes qui veillaient chez l'évêque entendirent une voix étouffée appelant la portière par le trou de la serrure. Un des soldats Eidguenots, imitant la voix d'une femme, demanda : « Que voulez-vous ? » « Je voudrais, répondit-on de la rue, les clés pour Portier et Pennet ».
« Mais qu'en ferez-vous ? »
« Je les leur porterai à St-Pierre, où ils sont cachés. »
Les soldats ouvrirent brusquement la porte et trouvèrent un prêtre qui, en les voyant, s'enfuit effrayé. Les hommes d'armes coururent annoncer leur découverte au Conseil qui siégeait en permanence. Immédiatement les magistrats, accompagnés d'officiers, munis de torches, partirent pour la cathédrale. Les recherches dans ce vaste édifice ne furent pas faciles. Les arcades, les galeries et les chapelles furent fouillées sans succès durant trois heures. Enfin on pensa à chercher dans les tours. Après avoir gravi l'escalier étroit et tortueux qui mène au sommet de la tour du midi, les officiers aperçurent, à la lueur incertaine des torches, Portier et Pennet blottis dans un coin, tremblant de la tête aux pieds. Les deux misérables furent saisis et mis en prison.
Pendant ce temps, les gardes du palais faisaient bonne connaissance avec les domestiques de l'évêque, et tout en causant ils se moquèrent de Portier. « Ce n'est pas un si petit personnage que vous le pensez, répliquèrent les domestiques vexés ; il est en correspondance confidentielle non seulement avec Monseigneur l'évêque, mais encore avec Son Altesse le duc » « Ah bah ! répondirent les Eidguenots en feignant l'incrédulité, vous n'allez pas nous faire croire que ces grands seigneurs prennent la peine de correspondre avec Portier ! Vous l'avez rêvé ! » « Pas du tout, ripostèrent les domestiques, il n'y aurait qu'à ouvrir le bahut de Monsieur le secrétaire et vous y verriez les lettres du duc avec le grand cachet de Son Altesse. » Les Eidguenots s'empressèrent de forcer le meuble et s'emparèrent de son contenu. Toutes les lettres furent portées en hâte au Conseil. En les examinant, celui-ci comprit au bord de quel abîme les Genevois s'étaient trouvés sans s'en douter.
Leur évêque avait écrit à Portier pour nommer un gouverneur qui régnerait en maître sur la ville et qui serait au-dessus de toutes les lois. Puis le duc de Savoie avait fourni des blancs-seings scellés de ses armes, avec lesquels chacun des citoyens aurait pu être arrêté au nom du duc et selon le bon plaisir de l'évêque. Comme autrefois Hérode et Pilate s'étaient réconciliés en mettant à mort le Fils de Dieu, le duc et son rival l'évêque s'étaient entendus pour étouffer l'Évangile qu'ils détestaient. L'évêque, qui avait cependant la confiance des membres catholiques du Conseil, les avait livrés sans remords à leur plus mortel ennemi.
Pennet, contre lequel il n'y avait d'autre charge à relever que la mort de Berger, fut jugé tout de suite. Le cas de Portier étant plus grave à cause des intrigues dont il avait été dont il avait été l'agent, fut remis à un tribunal spécial. Nous avons dit qu'outre Berger, un Eidguenot appelé Portai avait été blessé grièvement ; celui qui l'avait frappé était un frère de l'autre assassin ; on ne put le découvrir ; on sut plus tard qu'il s'était caché dans le réduit d'une mendiante chez laquelle les sœurs de Ste-Claire lui envoyaient en secret de la nourriture.
Quant à Claude Pennet, on le condamna à être décapité ; un magistrat catholique prononça la sentence, préférant la justice et l'impartialité au bon vouloir des prêtres. Voici comment la sœur Jeanne raconte l'affaire. « Dans ce temps-là, les chrétiens étaient bien marris et lâches de courage ; chaque jour il s'en pervertissait de nouveaux, mais nul n'osait dire mot de peur d'être mis à mort. Car un jour qu'un pervers hérétique se moquait de la Sainte Église et des divins sacrements avec des paroles ignominieuses, un bon chrétien ne pouvant endurer cela, tira son épée et le tua sur le champ. Mais le chrétien fut tant poursuivi qu'il fut pris dans le clocher de St-Pierre et exécuté le jour de Ste-Agathe. On lui offrit de devenir luthérien, auquel cas il ne lui serait causé aucun déplaisir, mais il répondit qu'il ne voulait pas devenir ouvrier d'iniquité pour sauver cette vie qui est passagère ».
Je ferai remarquer que le magistrat par lequel Pennet fut condamné étant catholique, il est peu probable qu'il lui ait offert la vie sauve à la condition de se faire luthérien. La sœur Jeanne continue en ces termes : « Il supplia qu'on lui laissât voir le père Furbity, ce qui lui fut octroyé. Et quand ils se virent l'un l'autre, ils ne se purent tenir de pleurer. Puis ce bon catholique se confessa dévotement et déclara comment il était condamné au gibet pour l'amour de Jésus-Christ. Le révérend père le baisa en disant : Sire Claude, allez joyeusement vous réjouir. C'est votre martyre, ne doutez de rien car le Royaume des cieux vous est ouvert et les anges vous attendent... Quand Claude Pennet passa devant le couvent de Ste-Claire, il dit à sa propre sœur qui le suivait en pleurant : Ma sœur, allez dire aux dames que je leur demande de prier pour ma pauvre âme, et ne pleurez plus, car je m'en vais joyeusement ».
Comment se fait-il que les dames de Ste-Claire dussent prier pour une âme que le révérend père avait déclaré aller droit au ciel et être attendue par les anges ? Lorsque ce message parvint aux sœurs, elles allaient se mettre à dîner ; en l'entendant quelques-unes d'entre elles, continue la sœur Jeanne, « s'évanouirent et dînèrent de leur chagrin... Après que Pennet fut demeuré trois jours au gibet, on dit qu'il avait la face aussi vermeille et la bouche aussi fraîche que s'il eût été en vie. Et l'on voyait une colombe blanche voltiger sur sa tête, ainsi que plusieurs autres signes miraculeux... Ce bon chrétien avait un frère qui n'était pas moins zélé à maintenir la sainte religion catholique... il était caché chez une pauvre mendiante... une nuit par un grand froid, il vint pieds nus vers les sœurs, prendre congé en pleurant amèrement. Vers le matin les sœurs converses lui donnèrent des habits pour se déguiser et il put s'échapper, grâce à Dieu.
Le 10 mars fut décapité le secrétaire Portier parce qu'on avait trouvé chez lui des lettres dans lesquelles Monseigneur de Genève disait que partout où l'on trouverait des luthériens, il fallait les saisir et les pendre à un arbre sans forme de procès... A cause de cela Portier souffrit le martyre le 10 mars... On mena deuil sur lui, car il était homme de bien et il fit une sainte mort. Jamais ces chiens ne voulurent permettre qu'on l'ôtât du gibet, de sorte que ce corps resta exposé avec les meurtriers et les voleurs ; on dit qu'il se produisit sur lui toutes sortes de signes miraculeux, mais comme je n'en sais rien de précis, je n'en dirai pas davantage. Ce jour-là fut aussi exécuté un jeune larron et brigand de la secte luthérienne que les cordeliers admonestèrent afin qu'il pût mourir repentant. Mais il leur fut ôté sur le chemin et fut donné à Farel et à son compagnon pour lui prêcher, de sorte qu'il mourut en son hérésie. Cinq jours après, il arriva une chose miraculeuse, une femme qui avait été pendue un an auparavant et qui était morte dans la foi de notre sainte mère l'Église, se tourna vers ce luthérien et elle le mordit au menton. Plus de quatre mille personnes allèrent voir ce miracle.
Il nous a paru utile de donner les deux versions des : événements de cette époque. L'ancien serpent qui persuada aux pauvres nonnes de voir un saint et un martyr dans la personne d'un meurtrier impie, est toujours le même, notre ennemi qui à nous aussi cherche à nous faire croire que le mal est bien et le bien mal. Dieu seul peut nous garder d'aveuglement en nous éclairant de sa divine lumière.
Quant aux miracles que la pauvre religieuse raconte, ils n'étaient pas rares à Genève dans ce temps-là. Ainsi dans les nuits sombres les passants qui s'arrêtaient près du cimetière pouvaient voir les âmes qui sortaient du purgatoire pour venir supplier leurs parents de payer le plus de messes possible afin de les délivrer de leurs tourments. Les Genevois les contemplaient avec terreur allant et venant dans les allées du cimetière sous la forme de petites flammes vacillantes.
Un Eidguenot, plus sceptique que les autres, eut l'audace de poursuivre une de ces flammes et de la saisir. Il découvrit alors que c'étaient des écrevisses sur le dos desquelles les prêtres avaient fixé de petites chandelles allumées.
Les miracles opérés par le clergé finirent par devenir si fréquents qu'on pria le Conseil d'intervenir. Les prêtres, dit la chronique, s'engraissaient et devenaient aussi rouges que des homards, grâce à leur habileté. Ils extorquaient des sommes énormes aux mères des enfants morts sans baptême. Un prêtre était alors toujours disposé à ressusciter l'enfant moyennant payement. Le miracle, il est vrai, ne s'accomplissait pas en présence des parents, mais à l'église, où les prêtres portaient le petit cadavre. Invariablement l'enfant ressuscité mourait de nouveau après avoir été baptisé et on l'enterrait tout de suite. La mère avait seulement la consolation de savoir son enfant en route pour le paradis, tandis que sans le baptême, il eût habité les abords de l'enfer pendant l'éternité. Au mois de mai de cette année-là, le Conseil défendit sous une peine sévère à tous les prêtres et à tous les moines de faire aucun miracle.