L’Amérique du Nord ne possède pas encore, à notre connaissance, une histoire complète de sa littérature théologique[a]. Les innombrables sectes, entre lesquelles s’éparpille l’activité chrétienne, sont trop absorbées par les questions pratiques pour consacrer beaucoup de temps à la science. Toutefois l’introduction dans les presbytères et les facultés des principaux ouvrages de la théologie écossaise, anglaise et allemande a répandu dans le pays bien des germes d’idées nouvelles et fécondes, et il en résultera, non sans lutte et sans crise assurément, une évolution scientifique salutaire, qui, grâce à l’indépendance absolue des Églises en face de l’État, sera appelée à reproduire le mouvement scientifique des trois premiers siècles de l’Église.
[a] Henry Smith de New-York, Histoire de la théologie américaine. Bibliothèque sacrée de Edouard Park et de Taylor, 1830.
Parmi les Églises les plus influentes et les plus considérables nous pouvons signaler les Églises presbytériennes, baptistes et méthodistes. Ce sont les presbytériens et les congrégationalistes qui ont l’esprit scientifique le plus développé, ils cherchent à se rapprocher, et à fonder une union, qui ne saurait être que bien superficielle, puisque ces deux Églises étaient jusqu’en 1830 tombées dans le rationalisme, le socinianisme et l’unitarisme. Nous n’aurions eu à signaler en Angleterre que deux théologiens, unitaires, Martineau et Taylor ; nous devons insister sur les deux grands théologiens unitaires de l’Amérique, Channing et Parker. Channing, mort en 1842, unissait une grande capacité intellectuelle à un profond sentiment moral et à une noble passion pour la liberté. Nous retrouvons dans ses écrits une tendance mystique très accentuée, une foi profonde dans l’action du monde surnaturel sur le monde sensible et dans l’inspiration des Écritures. Tout en repoussant le dogme ecclésiastique de la Trinité, il se rapproche plus du sabellianisme que de l’ébionisme dans sa conception de la personne de Christ.
Théodore Parker n’a pas tenu toutes les promesses de sa jeunesse, et est tombé dans les négations extrêmes. Comme la plupart des unitaires contemporains, il n’est sorti des erreurs du déisme vulgaire que pour tomber dans les erreurs du panthéisme. S’il admet des révélations intérieures de Dieu, il repousse aussi bien l’autorité des saintes Écritures que les miracles. Le célèbre théologien Bushnell professe le sabellianisme sous la forme patripassienne. Dans son plus récent ouvrage il se rapproche de la christologie d’Irving, et admet l’influence du péché sur la nature de Jésus-Christ. La théologie américaine semble devoir reproduire l’évolution scientifique des premiers siècles, et passer comme eux des idées vagues aux théories plus précises et plus arrêtées.
Depuis le réveil de 1831 et les excès de pensée de Parker, une réaction marquée contre l’ébionisme et l’unitarisme s’est accomplie au sein du clergé américain, et n’a pas été sans influence sur les unitaires eux-mêmes, dont l’Examiner est l’organe le plus accrédité. A la suite des tentatives d’union entre les presbytériens et les congrégationalistes un schisme s’est opéré au sein du presbytérianisme, qui comprend depuis 1837 deux partis, la vieille école, presque semblable à la vieille orthodoxie écossaise, et qui a pour faculté le séminaire de Princeton, et pour journal la Revue, et la nouvelle école, assez semblable à la nouvelle école congrégationaliste d’Andover.
Cette nouvelle école, éminemment anthropologique, a su se préserver des erreurs du rationalisme et du socinianisme, et a donné aux doctrines calvinistes une forme plus modérée, en particulier sur les questions du péché originel, de la coulpe et de l’imputation de la liberté et de la grâce, de la rédemption et de la régénération. Elle compte parmi ses représentants Jes plus distingués Witherspoon, Taylor, le célèbre voyageur Robinson, Stuart, auteur d’un commentaire remarquables sur l’épître aux Hébreux, Park, éditeur de la Bibliothèque sacrée, la revue théologique la plus répandue en Amérique, l’historien et philosophe Henri Smith de New-York, etc.
[Edwards A. Park, The atonement, discourses and treatises, par Edwards. Smalley, Maxey, Emmons, Griffin, Burge et Weeks, avec un essai préliminaire. Boston, 1860. Les souffrances de Christ, auxquelles il attache la plus grande importance, n’ont point pour but de nous rendre l’amour de Dieu, ou d’acquitter le prix des grâces, qu’il est disposé à nous accorder ; elles ne doivent pas non plus acquitter la dette contractée par l’humanité. Les souffrances de Christ ont fait disparaître le plus grand obstacle, et rendu le pardon possible, en manifestant et en expliquant la justice de Dieu en même temps que sa miséricorde. Les souffrances expiatoires étaient nécessaires au point de vue de Dieu, pour lui permettre d’accorder sa grâce au pécheur, sans troubler l’ordre du monde et l’immutabilité de sa nature. La rédemption devait manifester pour la loi et pour la justice de Dieu le même respect et la même sanction que les peines éternelles. Ce n’est point par arbitraire, que Dieu a voulu rattacher le pardon du pécheur aux seules souffrances de Jésus-Christ, car autrement il aurait porté atteinte a la loi sainte et aux bases mêmes de son règne. Toutefois l’acte objectif des souffrances de Christ n’assure au pécheur aucun droit à la grâce, qui reste soumise à la souveraineté absolue de Dieu, puisque les mérites de Christ ne constituent pas un simple échange. Quoi qu’il en soit, le mérite de Christ s’applique également à tous, et suffit à acquitter toutes les dettes, mais Dieu par un acte de sa toute-puissance a réservé sa grâce aux croyants. De nos jours la vieille et la nouvelle école ont travaillé à rétablir l’union, qui s’est accomplie a la fin de 1869. (A. P.) Nous croyons devoir signaler encore Schedd, Discourses and Essays, lectures upon the philosophy of history ; Hackett, Commentary on the acts of the apostles, 1858 ; Conant, The gospel by Matthew, avec une traduction nouvelle et des notes critiques et philologiques, publié par l’Union biblique américaine, 1860.]
Dans la doctrine de la sainte cène les presbytériens ont sur plus d’un point abandonné la profonde théorie de Calvin pour se rattacher aux idées de Zwingle, et Nevin, qui a reproduit[b] dans toute sa pureté la doctrine de Calvin sur ce point, en déplorant les innombrables sectes qui affaiblissent et paralysent l’influence du protestantisme américain, passe aux yeux de beaucoup de personnes pour un catholique déguisé.
[b] The doctrin of the reformed church on the Lord’s supper, by J. W. Nevin. Mercersburg, 1850.
Comme on le voit, l’Amérique est encore au début de son évolution théologique, mais on doit reconnaître que l’avenir du protestantisme dépend dans une large mesure des progrès de cette race puissante, récemment affranchie de la malédiction de l’esclavage. La division des partis est encore trop grande, et les questions secondaires et extérieures jouent encore un trop grand rôle au sein des Églises, pour que l’on puisse voir surgir immédiatement une théologie originale et savante dans des conditions si défavorables. Mais nous pouvons affirmer que, dans la mesure même des progrès de l’esprit américain dans l’étude et dans le travail indépendant de la pensée, travail qui est en lui-même une puissance, puisqu’il s’applique aux grandes vérités supérieures, nous verrons disparaître une foule de petites sectes, d’autres se transformer, se comprendre et se pénétrer réciproquement, et donner naissance à une union vivante, sérieuse, puissante, capable de rivaliser avantageusement avec les facultés anglaises et allemandes.