Saint Paul veut que Timothée non seulement exhorte, mais aussi reprenne avec une pleine autorité. Nous ne parlons point ici de la répréhension individuelle, ou faite en particulier, mais de celle qui s’exerce dans la prédication publique. Plus facile, à certains égards, que la première, à d’autres égards elle l’est moins. Si la répréhension de la chaire est plus facile, parce que, s’adressant à tous ensemble, et laissant à chacun le soin de se faire sa part, elle n’irrite trop vivement aucune susceptibilité individuelle, d’un autre côté, la publicité, la solennité, le peu d’espace dont on dispose, rendent cette partie de la tâche du prédicateur délicate et périlleuse. Il n’a pas, comme dans un entretien particulier, la ressource des interlocutions, qui lui font connaître et mesurer les impressions qu’il produit, et le mettent à même de modifier, d’expliquer, de nuancer sa pensée à mesure que le besoin s’en fait sentir, en un mot d’ajuster son discours, non seulement au caractère individuel de la personne à qui il s’adresse, mais à tous les mouvements successifs de son âme. La répréhension collective, s’appliquant toujours à une certaine moyenne qui n’est vraie qu’à condition de ne représenter l’état personnel d’aucun des membres de l’assemblée, risque toujours d’être ou faible ou exagérée, et n’échappe qu’assez difficilement au vague et à l’arbitraire. Et cependant, on ne saurait en dispenser le prédicateur, et il ne saurait lui être permis de se soustraire à l’épineux de cette tâche en reprenant les mêmes vices ou les mêmes défauts qui se trouvent dans toutes les autres paroisses, et qui sont à la charge de toute l’humanité. Un vrai pasteur connaît son troupeau, et ne peut garder le silence sur les maux particuliers à ce troupeau. On ne voit pas pourquoi l’homme autorisé à monter dans la chaire d’une certaine localité, qui s’appelle encore paroisse, l’homme préposé à la garde morale d’un peuple, ne pourrait pas faire ce que ferait de plein droit un particulier, ce que font tous les jours des écrivains et des orateurs à qui leur zèle tient lieu de mandat. Je crois seulement qu’indépendamment de ce que le christianisme conseille et suggère de prudence et de ménagement, la solennité des temples, l’autorité même dont le pasteur est revêtu, sa position officielle, son privilège enfin de parler sans être contredit ni interrompu, lui commandent la surveillance la plus sévère de ses paroles. Qu’est-ce que la prédication publique, si ce n’est le pis-aller de la prédication individuelle, la seule tout à fait directe et pénétrante ? À quoi servirait la prédication publique, si elle ne pouvait pas s’individualiser jusqu’à un certain point pour chacun de ceux qui l’entendent ? Et comment ne pas se prévaloir de tous les moyens qu’on peut avoir de la rendre directe, en s’attaquant à des faits moins généraux que ceux que présente l’observation de l’humanité générale ?
Tout en admettant qu’un bon discours chrétien doit pouvoir être utile et applicable hors de la paroisse pour laquelle il a été fait, puisque le principal de toute prédication se rapporte aux traits fondamentaux de la nature humaine, je crois qu’on pourrait exiger que la prédication de chaque pasteur portât l’empreinte irrécusable du lieu et des circonstances dans lesquelles il exerce son ministère. Il est vrai que ce caractère local et cette espèce d’individualité de la prédication ne résident pas uniquement dans la partie de nos discours consacrée à la répréhension, et que la paroisse se réfléchit dans toutes les parties de la prédication d’un ministre attentif et observateur ; mais s’il a compris et accepté toute sa position, si sa paroisse est à ses yeux une famille dont il est le père spirituel, s’il connaît ce qu’on peut appeler le droit divin du ministère, il reprochera avec une généreuse liberté à cette paroisse-là le mal particulier qu’elle entretient, qu’elle favorise ou qu’elle tolère. La question n’est pas de savoir si cette liberté sera vue de bon œil, si elle étonnera, si elle semblera exorbitante. L’est-elle ? voilà la question. Le ministère n’est peut-être pas compris dans ce sens par le public ; mais c’est peut-être notre faute, et, comptons-y bien, ce qui est juste, ce qui est dans la nature des choses, finit toujours par être accepté. On ne nous refuse guère que ce que nous nous refusons à nous-mêmes ; on donne à celui qui a, et le plus souvent nous avons tort de nous plaindre de n’être pas libres, puisque, pour être libres, il ne faut que vouloir l’être. Les barrières que nous voyons autour de nous sont bien souvent l’effet d’une illusion d’optique. Avançons comme s’il n’y en avait pas, et nous verrons qu’il n’y en a pas. Tout dépend du point de vue d’où nous envisageons le ministère. La forme n’en est pas donnée ; l’esprit seul en est immuable, et c’est cet esprit dont il faut se faire une juste et complète idée.
Il y a un fait singulier qu’il faut relever : le peuple trouve bon, parce que c’est l’usage, qu’une fois l’an du moins, on lui fasse le compte détaillé de ses voies et qu’on lui dise le nom propre de son péchéq. Ce jour-là, les ministres ont leur franc-parler, et ils en profitent ; mais franchement, ce qui est bon à dire n’est-il pas bon à répéter ? et s’il importe à chaque individu, pour être vraiment amené à résipiscence, de connaître ses péchés particuliers ou la forme individuelle de sa misère, est-il inutile à un peuple qu’on lui dise aussi son péché, afin qu’il sache où est son mal, où sont ses dangers, et de quel côté surtout il doit tourner ses efforts ? Malgré les difficultés de la répréhension directe, nous n’avons pu prendre sur nous de l’interdire au prédicateur. Nous croyons qu’elle fait partie de son office. Mais nous ne pouvons la permettre ou la recommander que sous les conditions suivantes :
q – Allusion au caractère que revêt la prédication le jour du jeûne annuel qui se célèbre dans les églises de la Suisse. (Editeurs.)
J’ajouterai en général, mais non dans un sens absolu, que cet office sera plus convenablement exercé par un prédicateur qui joindra à l’autorité que lui donnent ses lumières, sa conviction, sa vie exemplaire et sa mission même, l’autorité de l’âge.
Voici, je pense, quelques règles que le prédicateur devra soigneusement observer dans ses censures. La première : d’éviter toute espèce et toute apparence de personnalité ; je ne dis pas d’éviter toute intention de ce genre, cela va trop sans dire ; je ne dis pas même d’éviter que ses auditeurs ne fassent de ses paroles quelque application personnelle et maligne : ce serait peine perdue ; je dis de faire en sorte qu’on ne puisse pas, avec une apparence de raison, l’accuser d’avoir eu quelqu’un en vue soit dans son auditoire, soit au dehors. Il faudra, en conséquence, qu’il tâche d’être incisif et pénétrant sans recourir à la forme commode et piquante du portrait. Ce moyen négatif est praticable ; mais la règle à laquelle il se rapporte n’est pas si facile à suivre qu’on pense, eût-on même la plus grande innocence d’intention. Il est difficile, impossible peut-être, de ne pas chercher autour de soi quelque type vivant du vice qu’on veut peindre ou censurer. Les créations les plus idéales de la peinture ont eu pour point de départ ou pour point d’appui quelque modèle individuel. C’est même, chose singulière, en peignant d’après l’individu, qu’on est sûr de bien rendre l’espèce ou le genre. Il n’est peut-être aucun prédicateur qui, occupé de quelqu’une des misères morales de l’humanité, n’ait vu poser devant lui, pendant toute la durée de son travail, quelque figure à lui bien connue. Quelqu’un est toujours, à l’insu de soi-même, le sujet sur lequel se fait l’autopsie de l’espèce ; quelqu’un qu’on ne nomme pas, à qui peut-être on ne croit pas avoir pensé plus qu’à un autre, a été le bouc émissaire de la répréhension. S’il en a été ainsi, effaçons soigneusement des signes trop reconnaissables ; cachons le vicieux, le pécheur, et que le vice seul, le péché seul demeure.
C’est peut-être une espèce de personnalité que la censure de certaines classes ou de certains ordres de la société. Notre ministère, qui doit toujours tendre à concilier et à réunir, doit se garder de signaler une classe à la haine ou au mépris des autres classes. Il peut y avoir eu des temps et des circonstances où l’on a dû s’écarter de cette règle. Ainsi saint Jacques a pu reprocher à certains chrétiens leur complaisance toute mondaine et leur obséquiosité pour les riches qui les opprimaient. Je conviens même que, certains vices naissant de certaines positions, il n’est pas possible de parler de ces vices sans parler des positions qui les engendrent ; impossible de parler de l’injustice des uns sans parler des souffrances des autres. – Mais les ministres chrétiens ont su admirablement concilier la franchise et la prudence, aidés de l’exemple et des inspirations de leur adorable Maître, qui n’a pas hésité à s’adresser nominativement et publiquement aux classes, et les a toutes soulevées, non les unes contre les autres, mais toutes ensemble contre lui. L’esprit chrétien, dans son austère franchise, n’a jamais propagé les haines ni échauffé les ressentiments. La simplicité, bien souvent, lui tient lieu de prudence ; mais il n’a garde aussi de mépriser la prudence. Je pense que ce ne serait qu’à la dernière extrémité, et appuyé des plus puissants motifs, qu’un ministre chrétien se permettrait, ou plutôt se commanderait, de parler comme le Père Bridaine dans cet exorde célèbre et si souvent cité :
À la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il semble, mes frères, que je ne devrais ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez quand on vient vous parler de votre salut. J’éprouve cependant aujourd’hui un sentiment bien différent ; et si je me sens humilié, gardez-vous de croire que je m’abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité, comme si j’étais accoutumé à me prêcher moi-même. À Dieu ne plaise qu’un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous! car, qui que vous soyez, vous n’êtes tous comme moi, au jugement de Dieu, que des pécheurs. C’est donc uniquement devant, votre Dieu et le mien que je me sens pressé dans ce moment de frapper ma poitrine. Jusqu’à présent j’ai publié les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume. J’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés dont la plupart manquaient de pain ! J’ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de ma religion ! Qu’ai-je fait ? malheureux ! J’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ! J’ai porté l’épouvante et la douleur dans ces âmes simples et fidèles que j’aurais dû plaindre et consoler ! C’est ici, où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante ou sur des pécheurs audacieux et endurcis ; ah ! c’est ici seulement, au milieu de tant de scandales, qu’il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d’un côté la mort qui vous menace, et de l’autre mon grand Dieu qui doit tous vous juger. Je tiens déjà dans ce moment votre sentence à la main. Tremblez donc devant moi, hommes superbes et dédaigneux qui m’écoutez ! L’abus ingrat de toutes les espèces de grâces, la nécessité du salut, la certitude de la mort, l’incertitude de cette heure si effroyable pour vous, l’impénitence finale, le jugement dernier, le petit nombre des élus, l’enfer, et par-dessus tout, l’éternité ! l’éternité ! voilà les sujets dont je viens vous entretenir, et que j’aurais dû sans doute réserver pour vous seuls. Eh ! qu’ai-je besoin de vos suffrages qui me damneraient peut-être sans vous sauver ? Dieu va vous émouvoir, tandis que son indigne ministre vous parlera ; car j’ai acquis une longue expérience de ses miséricordes. C’est lui-même, c’est lui seul qui, dans quelques instants, va remuer le fond de vos consciences. Frappés aussitôt d’effroi, pénétrés d’horreur pour vos iniquités passées, vous viendrez vous jeter entre les bras de ma charité, en versant des larmes de componction et de repentance ; et à force de remords, vous me trouverez assez éloquent.
Je voudrais, en second lieu, que la répréhension, soit en chaire soit dans le particulier, fût franche et directe, jamais sous la forme d’une allusion détournée. Une allusion est comprise ou ne l’est pas. Dans le second cas, le but est manqué ; dans le premier, on découvre à la fois l’intention du prédicateur et sa timidité ; on se demande pourquoi il a eu peur d’être clair. Si l’on trouve qu’il ne valait pas la peine d’avoir peur, on l’en respecte moins ; si la censure ainsi voilée est d’une nature grave, elle paraît plus grave encore, et l’on s’en exagère l’intention, en voyant quel soin le prédicateur a cru devoir mettre à en émousser la pointe ; on lui sait également mauvais gré de ce qu’il a dit et de ce qu’il n’a pas osé dire ; on est plus vivement atteint, je le veux, mais on arrache et l’on jette loin de soi ce dard lancé par la peur. Vous comprenez d’ailleurs que je ne désapprouve nullement ici les attentions de la bienséance, ni les précautions et les ruses de la charité. Les plus grossiers dans un auditoire sauront bien distinguer la délicatesse de la timidité.
Enfin, je souhaiterais que le prédicateur, lorsqu’il se croit appelé à censurer les mœurs de son troupeau, se rappelât bien que la colère de l’homme n’accomplit point la justice de Dieu, (Jacques 1.20) et que le fruit de la justice se sème dans la paix. (Jacques 3.18) Ceci mérite toute l’attention du jeune prédicateur. Sans aucun doute, le lot légitime du péché, et son héritage même terrestre, est la haine et la risée ; et il est impossible d’aimer le bien sans haïr le mal ; mais il est très possible et trop commun de haïr le mal sans aimer le bien. Cette haine séparée de l’amour n’a pas sans doute les caractères de cette haine parfaite qu’avait vouée le roi-prophète aux ennemis de son Dieu ; il s’y mêle des éléments impurs ; mais néanmoins on ne saurait dire que ce ne soit pas la haine du mal ; car le mal est tellement haïssable, et dans tant de sens, et tellement contraire à notre nature, que le méchant même le hait. Mais il faut que cette haine ait été sanctifiée, et pour ainsi dire trempée dans l’amour, pour être digne du christianisme, pour être digne de la chaire. On peut facilement prendre pour du zèle l’impatience et le dépit que l’on éprouve à la vue du péché ; on peut prendre pour une douleur sainte la joie mauvaise que l’on trouve à blâmer et à condamner, et plus d’un prédicateur eût été poète satirique, s’il n’eût pas été prédicateur. Le plaisir de censurer est grand, et la profession qui semble nous faire un devoir de ce plaisir-là, a de quoi tenter les esprits durs et atrabilaires. Que le ministre se défie de cette tentation ; qu’il craigne l’exagération et l’emphase déclamatoire dans laquelle ces sortes de sujets ont coutume de jeter les orateurs ; qu’en censurant avec une pleine autorité, il le fasse moins d’après ses impressions que d’après les conseils et les inspirations de la Parole de Dieu. – Par-dessus tout, qu’il prenne garde à l’ironie ; l’ironie, dans la chaire comme dans les entretiens privés, mortifie le plus souvent sans fruit, et rien n’est plus opposé à l’onction. Ce n’est pas que je veuille absolument l’interdire ; elle est quelquefois inévitable ; elle châtie vigoureusement, et il faut bien, entre autres offices, que la prédication châtie. Quand notre Seigneur disait aux Juifs prêts à le lapider : J’ai fait plusieurs bonnes œuvres au milieu de vous ; pour laquelle me lapidez-vous ? (Jean 10.32) c’était une ironie ; mais combien convenable ! combien noble et digne de lui ! La fameuse ironie de Boileau, dans son imitation de la dixième Provinciale, n’est que la forme naturelle d’une réduction à l’absurde, qui, dans un tel sujet et contre de telles erreurs, était presque la seule argumentation possible :
Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
O ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
Et partant réprouvé ! – Mais, poursuivis-je alors,
Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
Séparera des boucs la troupe pécheresse,
À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer ;
Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
Et gardât le premier de mes commandements !
Dieu, si je vous en crois, me tiendra ce langage ;
Mais à vous, tendre agneau, son plus cher héritage,
Orthodoxe ennemi d’un dogme si blâmé :
Venez, vous dira-t-il, venez, mon bien-aimé ;
Vous qui, dans les détours de vos raisons subtiles,
Embarrassant les mots d’un des plus saints conciles,
Avez délivré l’homme, ô l’utile docteur !
De l’importun fardeau d’aimer son Créateur ;
Entrez au ciel, venez, comblé de mes louanges,
Du besoin d’aimer Dieu désabuser les anges.
À de tels mots, si Dieu pouvait les prononcer,
Pour moi je répondrais, je crois, sans l’offenser :
Oh! que pour vous mon cœur, moins dur et moins farouche,
Seigneur, n’a-t-il, hélas ! parlé comme ma bouche !r.
r – Boileau. Epître XII, sur l’amour de Dieu
Ce morceau, qui ne messiérait point à la chaire, au cas qu’elle eût à traiter la question de la dixième Provinciale, ce-morceau, dis-je, et d’autres citations peut-être, que la chaire elle-même fournirait, ne nous empêchent pas de penser que l’ironie en général sort du caractère de l’éloquence évangélique ; il faut la laisser, je crois, ainsi que l’invective, à l’éloquence, je ne dirai pas profane, mais païenne, attendu qu’un avocat ou un publiciste chrétien ne suivra pas là-dessus d’autres maximes que le prédicateur.
Mais, après tout, qu’il soit permis de le dire, une sainte véhémence prend sa place entre les formes les plus légitimes de l’éloquence religieuse. L’indignation, cette colère de la conscience, est aussi digne du chrétien que la colère l’est peu. L’amour du bien, nous l’avons dit, implique la haine du mal ; et pourquoi, si l’amour a ses effusions et ses transports, la haine n’aurait-elle pas les siens ? Comment l’exciterions-nous si nous n’osions l’exprimer ? Les prophètes, les apôtres, Jésus-Christ lui-même, n’ont-ils pas donné un libre essor à la douleur et à la pieuse colère dont leur âme était remplie ? Il en est de la colère selon Dieu comme d’un tonnerre qui éclaterait dans un ciel d’azur ; cette colère n’interrompt ni ne trouble la sérénité de l’âme ; elle n’est pas opposée à la charité ; ce serait, au contraire, manquer de charité que de ne pas la ressentir et de ne pas la montrer : Les blessures de celui qui aime sont fidèles. (Proverbes 27.6) Rappelez-vous bien qu’on ne comprendra jamais votre réprobation du mal et du péché tant que vous n’en paraîtrez pas ému, et qu’on ne croira pas plus à votre haine tranquillement formulée qu’à votre amour froidement exprimé. Vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas être avec le péché dans les termes de la politesse. Saint Paul, à ce qu’il me semble, ne l’entendait pas ainsi : telles de ses apostrophes pourraient bien faire qualifier de téméraire et d’insolent, par certaines gens, celui qui les répéterait ; mais il faut, sans jamais mériter un tel reproche, ne pas craindre de l’encourir. Le Seigneur, qui gardera l’ouverture de nos lèvres, y laissera bien sans doute passer la vérité : or la vérité consiste en sentiments comme en pensées ; la vérité, c’est l’amour ; la vérité, c’est donc aussi la haine et même, au besoin, la colère. Mais, ô Seigneur et Sauveur ! donne-nous d’aimer comme tu aimes, de haïr comme tu hais, de châtier comme tu châties !