Le malheur des temps avait produit, comme on l’a déjà vu de grands désordres dans le sein de la communion réformée. Point de pasteurs ni d’instructions régulières. Les prédicants, qui parcouraient le Vivarais et les Cévennes, avaient plus de ferveur que de lumières, plus de zèle que de jugement. L’inspiration surnaturelle ou l’extase, qui avait commencé avant la guerre des camisards, ne s’était pas éteinte avec elle. Hommes et femmes se levaient dans les assemblées, et prononçaient des paroles ardentes qui enflammaient les esprits, mais ne les éclairaient point. On remarquera que, dans le même temps, les Jansénistes avaient leurs convulsionnaires et leurs thaumaturges. Aux premiers siècles de l’Église, les inspirations des Montanistes et des Donatistes avaient pris également leur source dans la persécution. Toute communion cruellement opprimée a ses illuminés.
Les protestants d’une certaine intelligence, ou d’un caractère timide, n’allaient pas entendre ces prédicants : ils se renfermaient dans le culte domestique, et observaient extérieurement quelques cérémonies du catholicisme. Il y avait donc pour la Réforme française une double cause de ruine : les excès des fervents et les concessions des faibles. Il fallait y porter remède sous peine de tout perdre ; il fallait réveiller dans les âmes une piété à la fois vivante et contenue, renouer les liens de la discipline, accroître, multiplier les assemblées en les redressant, et rétablir l’ordre dans les Églises. Telle fut la grande mission d’Antoine Court.
[On pourra lire avec fruit, pour avoir de plus amples renseignements sur cette période, le livre de M. Charles Coquerel, intitulé : Histoire des Églises du Désert, en deux volumes in-8°. M. Coquerel a eu entre les mains des pièces importantes, et en a fait un judicieux emploi. Nous aurons souvent recours à son travail dans la suite de cet écrit. On pourra consulter aussi l’Histoire de l’Église chrétienne réformée de Nîmes, par M. le pasteur Borrel : ouvrage exact, et qui, sous un titre particulier, contient beaucoup de choses d’un intérêt général.]
Né à Villeneuve-de-Berg, dans le Vivarais, en 1696, il avait rempli, dès l’âge de dix-sept ans, la mission de lecteur et de prédicateur dans les réunions du désert. Comme il appartenait à une famille pauvre, il n’avait point reçu d’éducation classique ; mais il y suppléa par ses qualités naturelles, ses réflexions et la connaissance des Écritures. Antoine Court sut apprendre beaucoup et bien. Il acquit même dans ses dernières années une érudition peu commune sur les questions religieuses et l’histoire du protestantisme : on en trouve la preuve dans sa réponse à l’évêque d’Agen, publiée sous le nom de Patriote français et impartial.
Un homme qui s’est distingué par ses constantes sympathie pour les Églises réformées de France, M. de Végobre, a tracé d’Antoine Court, le portrait suivant : « Un sens droit et ferme ; une extrême facilité à s’exprimer par la parole et par la plume ; un courage intrépide, accompagné d’une prudence consommée dans toute sa conduite ; une vigueur étonnante pour supporter, sans en être abattu ni ralenti, les plus grandes fatigues du corps et de l’âme ; la plus agréable aménité dans son commerce intime, à en juger par ses lettres familières, une pureté de vues et une intégrité de mœurs qui ont toujours été au-dessus de tout soupçon et un dévouement inébranlable à la belle cause à laquelle il s’était consacré : voilà les qualités qui, lui tenant lieu des ressources de l’éducation dont il avait été privé, le mirent en état d’entraîner le peuple, et de mériter le nom de restaurateur du protestantisme de France[a]. »
[a] Mélanges de religion et de morale, t. V, p. 181.
Quatre conditions lui parurent nécessaires pour la réorganisation des Églises : des assemblées religieuses régulières ; une lutte directe et inflexible contre les désordres des inspirés ; le rétablissement de la discipline au moyen des consistoires, des colloques et des synodes ; enfin la formation d’un corps de pasteurs. Plan vaste et judicieux, mais dont l’exécution était accompagnée de grandes difficultés.
Antoine Court fit d’abord des réunions de culte partout où il pouvait abriter sa tête. Elles furent peu nombreuses dans les commencements. « C’était beaucoup, » dit-il dans un mémoire apologétique écrit quarante ans après, « lorsqu’à force de soins et de sollicitations je pouvais disposer dans un même lieu six, dix, douze personnes à me suivre dans quelque trou de roche, dans quelque grange écartée ou en rase campagne, pour rendre à Dieu leurs hommages et entendre de moi les discours que j’avais à leur adresser. Quelle consolation aussi ne fut-ce pas pour moi de me trouver, en 1744, dans des assemblées de dix mille âmes au même lieu où à peine, dans les premières assemblées de mon ministère, j’avais pu assembler quinze, trente, soixante, ou tout au plus cent personnes ! »
Ensuite, pour remédier aux inspirations désordonnées, il convoqua les prédicants des Cévennes, auxquels il adjoignit quelques laïques éclairés. Le premier de ces colloques ou synodes s’assembla le 21 août 1715, onze jours avant la mort du roi qui avait cru anéantir la Réforme française. D’autres synodes suivirent presque d’année en année. Ils se tenaient au fond d’une caverne ou dans une hutte isolée ; car s’ils eussent été découverts, tous les membres, ou du moins les prédicateurs, auraient péri du dernier supplice.
Antoine Court, malgré sa jeunesse, était le guide et l’âme de ces réunions, et l’adhésion des prédicants prouve qu’il y avait en eux non infidélité ni orgueil, mais simplement erreur involontaire, ou défaut d’instruction suffisante. Ils ne demandaient qu’à être mieux conseillés et dirigés.
Voici quelques-unes des dispositions qui furent adoptées dans ces nouveaux synodes : Des anciens devaient être chargés de veiller sur les troupeaux, de convoquer les assemblées dans des lieux convenables, de pourvoir à la sûreté des pasteurs, et de faire des collectes pour les prisonniers et les pauvres. Il était défendu aux femmes de parler dans les réunions des fidèles. On ordonnait de s’en tenir à l’Écriture comme seule règle de foi, et de rejeter les révélations particulières comme antibibliques et dangereuses (synode de 1715).
Les pères de famille étaient exhortés à célébrer trois fois par jour le culte domestique, et à consacrer au moins deux heures aux dévotions du dimanche. On devait censurer en public, après trois admonestations privées, ceux qui commettraient des fautes graves. On recommandait aux pasteurs d’expliquer avec soin tous les articles de la religion, de s’informer en chaque lieu des vices les plus communs pour y porter remède, et de se réunir de six en six mois pour s’adresser de mutuels avertissements. Si quelque pasteur donnait du scandale à ses frères, ou les précipitait dans le danger par son zèle irréfléchi, il devait être immédiatement destitué de sa charge. L’engagement fut pris de secourir ceux qui souffriraient pour la cause de la religion, mais de ne prêter aucune assistance à quiconque s’y exposerait par sa témérité (synodes de 1716 et 1717).
Des six premiers signataires de ces règlements, quatre furent traînés à l’échafaud : il y a du sang sur chaque nouvelle page du protestantisme français.
Antoine Court n’avait pas encore reçu la consécration pastorale. Il engagea l’un de ses compagnons d’œuvre, Pierre Corteis, à entreprendre le voyage de la Suisse pour se faire consacrer. Celui-ci, de retour en Languedoc, imposa les mains à Antoine Court, en présence d’un synode. La chaîne des temps fut ainsi renouée, et les sacrements ne furent plus administrés que par des ministres ordonnés selon les règles de la discipline.
En 1718, un synode composé de quarante-cinq membres, ministres et anciens, décida que les jeunes gens ne seraient reçus à la charge pastorale qu’après un sérieux examen de leur doctrine et de leurs mœurs. Deux ans après, on fixa les honoraires des pasteurs à 70 livres pour leurs habits et leur entière couverture. Ils étaient nourris, de maison en maison, par les fidèles. Leur traitement fut plus tard de 600 livres, et de 900 vers la fin du siècle. Ce n’était guère plus que le salaire d’un journalier ; mais on n’avait pas besoin d’attirer par l’appât de l’argent des hommes qui, en acceptant le ministère de l’Évangile, se dévouaient d’avance au martyre.
Les Églises furent invitées à établir des consistoires, à défaut de quoi elles ne seraient point visitées par les ministres, ni averties de la convocation des assemblées : peine spirituelle pour une faute spirituelle. C’était rentrer dans le véritable ordre ecclésiastique.
Les assemblées du désert, comme on les appelait, se tenaient de jour quand le péril n’était pas trop grand, de nuit quand les poursuites étaient rigoureuses, dans quelque recoin sauvage, ou dans des ouvertures de roche et des carrières durant la mauvaise saison. Les convocations ne se faisaient que peu d’heures à l’avance, et par les émissaires les plus sûrs. Des sentinelles étaient placées sur les hauteurs, mais sans armes, afin de signaler l’approche des soldats.
Les plus intelligents, les plus courageux servaient de guides aux pasteurs, et, après le service, les conduisaient dans des abris ignorés. Rarement un pasteur demeurait plusieurs jours de suite dans le même asile. Errant de lieu en lieu, forcé de prendre mille déguisements, portant un nom d’emprunt, il devait, pour annoncer le Dieu de l’Évangile, se cacher avec autant de soin qu’un malfaiteur. Telle fut aussi la vie du prêtre catholique sous le régime de 1793 : les noms des persécuteurs changent, non les caractères ni les excès de la persécution.
Le culte du désert était le même que dans les temps de liberté : prières liturgiques, chant des psaumes, prédication, administration de la Cène aux jours de fête : culte simple, aisément praticable partout, et qui ne demandait pas plus d’apprêts que celui de la chambre haute où se réunissaient les apôtres et les premiers chrétiens de Jérusalem.
Cette simplicité avait, du reste, quelque chose de noble et de grand. Le calme de la solitude interrompu tout à coup par la voix de la prière ; les cantiques des fidèles montant jusqu’à l’Être invisible en face des magnificences de la nature ; le ministre de Jésus-Christ invoquant son Dieu, comme les fidèles de l’Église primitive, pour les oppresseurs qui s’irritaient de ne l’avoir pas encore fait monter sur l’échafaud ; de pauvres paysans, d’humbles manœuvres, qui, déposant pour un jour leurs instruments de travail, ne s’inquiétaient plus que des sublimes intérêts de la foi et de la vie à venir ; le sentiment commun du danger qui plaçait continuellement les âmes en présence de leur souverain Juge : tout donnait aux assemblées du désert cette majesté sérieuse qui s’allie si bien avec les enseignements du christianisme.
Mais tandis que la Réforme française se relevait lentement de ses ruines, un nouveau coup se préparait dans l’ombre et allait frapper.