Au sein de l’Église chrétienne, depuis son origine, la préoccupation de traduire la Bible dans la langue des peuples évangélisés a toujours été au premier rang.
Actuellement, en tenant compte des versions hors d’usage, des versions en langues mortes ou disparues, les Écritures ont été traduites en tout ou en partie en 537 langues. Le nombre des langues vivantes dans lesquelles on peut se procurer au moins un fragment des Écritures est supérieur à 500.
Au prix de quels labeurs ce résultat a été atteint, on l’ignore généralement. Ce n’est pas trop que de parler de batailles inconnues. Le plus souvent, le missionnaire a dû commencer par se rendre maître d’une langue non écrite, dont il a fallu successivement s’assimiler les sons et découvrir la grammaire, apprendre et comprendre les mots, et pénétrer les nuances.
S’assimiler les sons
S’assimiler les sons est déjà une tâche ardue, surtout lorsqu’on apprend les langues indo-chinoises, dont le vocabulaire, exclusivement composé de monosyllables, est très pauvre (telle langue ne compte que 2000 mots), et où le même mot doit exprimer plusieurs sens. Ces sens divers sont indiqués par une inflexion spéciale de la voix, notée dans l’écriture par un accent différent. Ainsi, en annamite, le mot phu, selon l’accentuation et la modulation, peut signifier portefaix, coolie, femme ou ingrat, riche, opulent, gracieux, sorcier, magicien. La syllabe ba peut signifier tour à tour, dame, favori du prince, ce qu’on a jeté, le fruit dont le jus a été exprimé, trois, un soufflet, si bien que ba, bà, bâ, bá signifie, convenablement prononcé : trois dames ont souffleté le favori du prince.
Étude des formes grammaticales
Quant à l’Étude des formes grammaticales, voici quelques exemples qui donneront une idée de ses difficultés.
A Banza Mantéké, à 60 lieues de l’embouchure du Congo, vers 1890, le missionnaire Richards se met à l’étude des pluriels, et finit par découvrir seize classes de noms, avec autant de modes de formation du pluriel, qui n’affectent jamais la fin des mots. A Futuna, une des îles des Nouvelles-Hébrides, un missionnaire découvre quatre manières d’exprimer le nombre : le singulier, le duel (pour deux), le triel (pour trois), et le pluriel (pour plus de trois).
A propos de noms, il peut se présenter des complications plus grandes : dans telles langues indo-chinoises, le nom ne peut pas s’exprimer sans qu’un autre nom se fonde avec lui ; on ne peut pas parler d’un père, d’un fils, sans dire de qui c’est le père ou le fils ; on ne peut pas dire : Dieu est un père.
De même, en Kanauri (près de la frontière du Thibet), il n’y a pas de mot pour frère et sœur en général. Il n’y a que des mots spéciaux pour désigner le frère aîné, le frère cadet, la sœur aînée. Aussi, quand le texte sacré parle de Marthe et Marie, il faut que le traducteur décide laquelle des deux est l’aînée. Quand deux frères sont nommés, comme c’est le cas pour Pierre et André, Jacques et Jean, il faut spécifier lequel est l’aîné et lequel est le cadet.
Les pronoms peuvent offrir de grandes difficultés. En santali (Inde), il y a deux mots pour dire nous. Nous, c’est tantôt abo, et tantôt ale, selon que celui qui dit nous comprend ou ne comprend pas dans le nous ceux auxquels il s’adresse. Si, par exemple, parlant à des chrétiens santals, je dis : « Nous sommes enfants de Dieu », je dois employer le mot abo. Mais si je dis : « Nous, Français », je dois employer le mot ale. De là des difficultés spéciales de traduction. Ainsi, dans le récit de la Transfiguration, quand Pierre dit : « Il est bon que nous demeurions ici », comprend-il ou ne comprend-il pas Jésus dans le nous ? Après des hésitations, les traducteurs ont fini par adopter le mot ale.
Les noms de nombre peuvent être bien embarrassants. En sechuana, le nombre 18 se dit (ou plutôt se disait, car on a simplifié) : passé mon pied droit et mon pied gauche et ma main, plus trois. En mosquite (Amérique centrale), un se dit kumi ; deux, wol ; trois, yumpa. Puis, les mots manquent. Quatre se dit wolwol (deuxdeux) ; cinq, matasip (pleine main) ; six, la main mise sur la tête (c’est-à-dire sur le pouce) de l’autre ; sept, huit, neuf, un, deux, trois, par-dessus six ; dix, deux pleines mains ; vingt notre tout, c’est-à-dire les deux mains et les deux pieds.
En Nouvelle-Calédonie, on se sert de nombres spéciaux lorsqu’on parle du flétan, sorte de plie, poisson favori des indigènes. Le premier traducteur des Évangiles, ignorant cette particularité, se servit de ces nombres lorsqu’il traduisit le passage : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, j’y suis au milieu d’eux ». Il fit ainsi dire au texte : « Partout où il y a deux ou trois flétans, j’y suis. »
Mais les complications les plus désespérantes sont évidemment celles du verbe. Le missionnaire Richards, au Congo, après avoir découvert seize classes de noms, découvrit dans le verbe dix-sept conjugaisons, et des temps beaucoup plus nombreux que les nôtres. Les verbes lubans (Afrique centrale) ont neuf temps et plusieurs groupes de verbes auxiliaires.
En 1906, la Société biblique britannique a publié l’Évangile de Marc dans la langue semba, qui appartient à la famille remarquable des langues bantoues et en présente tous les caractères. Cette langue est parlée depuis le lac Tanganajika au nord jusqu’au lac Banguelo au sud. Elle gagne de plus en plus de l’est à l’ouest. C’est un grand sujet d’étonnement que de voir des gens aussi dégradés parler une langue d’une richesse incomparablement plus grande que les nôtres.
Le verbe bantou est pour la parole un instrument d’une délicatesse extraordinaire. Ses suffixes et ses préfixes (syllabes qui suivent ou précèdent le mot) lui permettent d’exprimer des nuances que nous ne pouvons rendre que par des périphrases. Non seulement il exprime le passé, le présent, le futur, mais il rend, si l’on peut ainsi dire, avec toutes les nuances possibles, la perspective du temps et celle de l’espace. Ses formes indiquent si un événement est arrivé aujourd’hui, ou dans un passé récent, ou dans un passé éloigné, comme elles indiquent si un objet est tout près, ou simplement près, ou éloigné.
Voici quelques-unes des formes que prend, en semba, la racine pyang-a, qui signifie balayer. Na-pyanga signifie je balaie ; m-pyanga, je balaie régulièrement ; nim-pyanga, j’ai achevé de balayer, j’ai balayé tout à fait ; nali-pyanga, j’ai balayé hier ; náli-pyanga, il y a longtemps que j’ai balayé. Nale-pyanga, je balayais il y a un instant (mais je ne balaie plus) ; nala-pyanga, je vais balayer tout de suite ; nakula-pyanga, je vais balayer régulièrement ; nde-pyanga, je vais balayer bientôt ; nka-pyanga, je balayerai quelque jour.
Dans ce qui précède, la racine ne varie pas, mais, par les modifications de la racine on arrive à d’autres raffinements de sens. Pola signifie se guérir ; polelela, être guéri définitivement. Pwishya, finir ; pwishishishya, finir tout à fait. Eba, parler ; ebana, parler ensemble. Uma, battre ; umana, se battre l’un l’autre. Lula, s’égarer ; lulya, égarer. Enda, se promener ; endeshya, se promener rapidement.
L’idée contradictoire est amenée par une forme curieuse : Kaka, veut dire lier, kakula, délier ; longa, emballer, longola, déballer ; lemba, écrire, lembula, effacer.
En fait, le verbe bantou peut exprimer toutes les nuances de la pensée.
Voici, pour terminer, une difficulté grammaticale qui paraîtra sans doute plus déroutante encore que les autres. Les langues indiennes de l’Amérique du Nord expriment souvent une idée complexe en combinant plusieurs syllabes en un seul mot. Ainsi, en Cherokee, si l’on veut dire : Ils seront arrivés maintenant à la fin de leurs déclarations en faveur de vous et de moi, on s’exprimera ainsi : wi-ni-taw-ti-ge-gi-na-li-shaw-lung-ta-naw-ne-le-ti-se-sti.
Vocabulaire
Voici comment le missionnaire Copland King et son collègue débutèrent dans l’étude du wedau, la langue d’une tribu de la Nouvelle-Guinée :
« Nous arrivâmes en Nouvelle-Guinée en 1891. Les indigènes étaient dans un état de dégradation lamentable. Les actes de cannibalisme étaient fréquents parmi eux. Notre premier travail fut d’apprendre les noms des objets. Et tout d’abord il fallut découvrir l’équivalent de cette question : « Qu’est-ce que ceci ? » De loin en loin nous rencontrions un indigène qui avait eu contact avec des commerçants et qui pouvait nous comprendre un peu, en style petit nègre. En répétant souvent la question : « Quel nom ceci ? » nous pûmes établir une liste de mots qui nous permit de commencer les opérations. Mais il fallait bien prendre garde à faire donner le nom exact de chaque objet. Si, par exemple, nous montrions la photographie d’un temple chinois, on pouvait répondre, ou : c’est une photographie, ou : c’est un tableau, ou : c’est un temple. Il fallait donc pour fixer le sens de chaque mot toute une série de questions et de contre-questions
Après les noms, nous attaquâmes les verbes. Pour tout ce que nous pouvions faire, il n’y eut pas grande difficulté. Nous n’avions qu’à nous asseoir, courir, bêcher, etc., et aussitôt on nous donnait le mot correspondant. La difficulté commençait quand il s’agissait d’exprimer des idées. Toutefois, nous arrivâmes promptement à distinguer quelques phrases qui revenaient sans cesse dans la bouche des indigènes, et toujours écoutant, toujours sur le qui-vive, nous finîmes par en saisir le sens. Ainsi, nous acquîmes non seulement des mots, mais des tours de phrase, et tout cela prenait place sur le carnet de notes où nous inscrivions tout. De plus, à force de communiquer avec les indigènes et de nous servir des mots que nous connaissions, nous nous aperçûmes un jour que nous pouvions, en une mesure, nous faire comprendre, ce qui était l’essentiel. La grammaire, pour le moment, était reléguée à l’arrière-plan.
Une fois en possession des premiers éléments, nous nous avisâmes d’un autre moyen. Nous réunissions quelques enfants, et, de notre mieux, nous leur racontions une histoire de la Bible. Naturellement ils n’y comprenaient que fort peu de chose. Nous leur faisions répéter ce qu’ils avaient retenu ou saisi, et nous mettions par écrit ce qu’ils disaient. Le jour suivant, nous leur répétions la même histoire, employant, autant que possible, leurs propres expressions. De nouveau, nous les questionnions pour voir ce qu’ils avaient compris. Dans leurs réponses, ils employaient de nouveaux mots, de nouvelles tournures, que nous notions pour nous en servir. Nous répétions la même histoire, jour après jour, pendant un mois et plus, apprenant continuellement, jusqu’à ce que les enfants nous comprissent tout à fait bien. Quand nous eûmes une école, ce fut un moyen d’apprendre de nouvelles locutions. Et, il faut bien se dire que nous n’avions pas seulement à nous rendre maîtres d’une langue, mais qu’il fallait nous rendre compte de la manière de penser des indigènes, et apprendre à nous placer à leur point de vue. »
Voici quelques particularités de la langue des Scheetswas. Elles montrent quelle peut être la richesse ou l’étrangeté du vocabulaire à acquérir (les Scheetswas sont un des peuples du Mozambique. Ils sont trois millions. Leur langue est parente du zoulou).
Pour toutes les choses locales, pour le jardinage, par exemple, le scheetswa est d’une richesse extraordinaire. Pour « aller chercher de l’eau », ils n’ont pas moins de douze verbes qui expriment cette action, avec les diverses formes qu’elle peut revêtir. D’un mot, on peut donner à quelqu’un l’ordre de prendre sa hache, d’aller à la forêt, de couper du bois et de rapporter à la hutte le bois coupé. Le mot kuka veut dire tout cela. Avec le monosyllabe ka on commande à une femme (non pas à un homme — un homme ne fait jamais un ouvrage de ce genre !) de mettre une cruche sur sa tête, d’aller à la fontaine, de laver la cruche, de la remplir d’eau fraîche et de la rapporter à la hutte.
Certains mots sont de vrais explosifs. Si quelqu’un a faim, il ne dira pas tranquillement, comme fait un Européen : J’ai faim. Il appuie ses mains sur son estomac et s’écrie, comme s’il s’agissait d’une chose qu’il vient de découvrir, nyi ngupwa njala, je sens une famine !
Si quelqu’un rencontre un ami depuis longtemps absent, il ne dira pas, comme dans notre langage inexpressif : « Je suis heureux de vous revoir », mais, joignant les mains, et se mettant à sauter, il dira : nzi dabukile, je suis fendu de vous voir ! Il est censé avoir été fendu en deux par la joie, comme s’il avait été frappé par la foudre.
La Nupé compte un très grand nombre de synonymes. Ainsi il n’y a pas moins de cent mots pour dire grand et pas moins de soixante pour dire petit. Le mot petit n’est pas le même si l’on parle d’un cheval ou d’une maison, car le cheval grandit, tandis qu’une maison ne grandit pas. Il y a cinquante ou soixante mots pour dire long, autant pour dire court, plus de cinquante pour mince, et autant pour beaucoup, pour fini, pour dur, pour vite. Comment cela est-il possible ? demandera-t-on. Le mot de mince s’applique pour nous également à un homme, à un arbre, à un fil, à du papier. Dans chaque cas, le Nupé a un mot différent. De même, on ne dit pas de la même manière traverser s’il s’agit d’un fleuve ou d’une route. Les Nupé habitent sur le haut Niger, à partir de la rivière Benoué, vers le nord. Il y en a environ un million.
[Voici un trait qui donnera une idée de leurs mœurs. Ils ne connaissent pas la vie de famille, à peine la famille. D’après la coutume, l’aîné des oncles possède de droit tous les enfants de ses frères et sœurs. Il les prend, garçons et filles, à l’âge de quatre ou cinq ans, et le père retrouvera à leur place d’autres enfants parmi les enfants de son frère. Un foyer où père mère et enfants vivent ensemble est une grande exception. Une famille est presque toujours composée du mari, de quatre ou cinq femmes, et d’enfants qui n’appartiennent à aucune d’elles !]
Naturellement, dans l’acquisition d’une langue pour laquelle il n’existe ni grammaire, ni dictionnaire, les tâtonnements doivent être longs et les bévues nombreuses. Le missionnaire Richards, au Congo, frappé de l’amour des mères pour leurs enfants, cherche le mot mère, croit le trouver, et s’aperçoit plus tard que le mot qu’il emploie pour dire mère signifie homme fait.
Un missionnaire qui apprenait la langue kiluvin, parlée dans une petite île des Nouvelles-Hébrides, était arrivé à la conclusion qu’un mot appliqué à un terrain sur lequel personne ne passait signifiait saint, sacré. Il employait déjà ce mot pour traduire un cantique commençant par Saint, saint, saint, … quand il découvrit que ce mot signifiait cimetière.
Parfois, les missionnaires ont dû s’ingénier pour acquérir les mots de la langue qu’ils voulaient apprendre. Il leur est arrivé de se heurter à l’apathie ou à la mauvaise volonté des indigènes. Ceux-ci se refusaient à livrer les secrets de leur langue, car ils tenaient à pouvoir dire des blancs ce que bon leur semblait, sans être compris d’eux. Un missionnaire aux Nouvelles-Hébrides conclut un marché avec les jeunes gens les plus intelligents : ceux-ci allaient recueillir des mots nouveaux auprès des indigènes plus âgés, et le missionnaire leur payait chaque centaine de mots 90 centimes. Le missionnaire Crawford, qui a traduit le Nouveau Testament en luban, donnait aux indigènes, pour se faire indiquer les mots, une certaine quantité de calicot. Un jour, il se défit de ses deux dernières aunes de calicot en échange d’un verbe.
Souvent le missionnaire est longtemps avant de trouver tel mot indispensable. Le missionnaire Kitching a eu toutes les peines du monde à trouver en gang (langue parlée par des tribus qui vivent au sud du Soudan égyptien) l’équivalent de l’expression se repentir. Il employait une périphrase qui revenait à : tourner son cœur. Un jour, comme un chien qui avait volé un morceau de viande recevait une correction, un jeune indigène s’écria : « Weke : dong engut ! » c’est-à-dire : « Laissez-le, il s’est repenti maintenant ! » M. Kitching put s’écrier : Eureka ! Il avait enfin le mot si longtemps cherché.
Un jour, chez les A-Mboundous, l’un de peuples que comprend la colonie portugaise d’Angola dans l’Afrique occidentale, le missionnaire Withey cherchait l’équivalent du mot fléau. Les indigènes ne purent pas le lui dire, mais quelques jours après, ces indigènes, parlant des rats, disaient : quel didebou ! Le mot était, trouvé.
Il n’y a peut-être pas, dans toutes les annales de la mission, d’incident plus émouvant que l’incident suivant, raconté par le Dr Hotchkiss, un quaker, missionnaire indépendant sur la côte orientale de l’Afrique, qui a pénétré fort avant dans l’intérieur et y a vécu pendant quatre ans parmi quelques-unes des tribus les plus sauvages de la région. Il a souvent souffert de la fièvre, il a été sauvé plusieurs fois de la dent des lions, il a vécu de n’importe quoi, depuis les fourmis jusqu’au rhinocéros, et tout ce temps, il travaillait soit à acquérir la langue, soit à créer pour elle une écriture. Il y a un mot, dit-il, que je cherchai pendant deux ans et demi. Un mot ! Mais ce mot, c’était le mot qui a enveloppé notre planète d’une ceinture de louanges, le mot qui « ramène l’ordre dans notre chaos… » C’était le mot Sauveur. Ce « mot était toujours devant moi, le jour dans mes pensées, la nuit dans mes rêves ».
Un jour, un indigène du nom de Kikuvi lui raconta comment il avait délivré un missionnaire des atteintes d’un lion. Allons, le mot va venir, cette fois ! se disait M. Hotchkiss. Mais le récit se termina sans que le mot eût été prononcé. Nouveau désappointement, lorsque Kikuvi, d’un ton modeste, laissa tomber cette remarque Bwana nukuthaniwa ma Kikuvi (le maître a été sauvé par Kikuvi). J’aurais pu bondir de joie, dit M. Hotchkiss. Cependant, soit pour contrôler, soit pour ne pas risquer de voir ce trésor m’échapper, je commençai par mettre le verbe à l’actif, en disant. « Ukuthania Bwana ? » (Vous avez sauvé le maître ?) C’était correct. — « Eh bien, Kikuvi, m’écriai-je, voilà le mot que je cherche depuis « si longtemps afin de vous dire que Jésus, le Fils de Dieu, est venu pour… — Oh ! oui, interrompit Kikuvi, et son visage noir s’illumina tandis qu’il s’écriait : « Je vois maintenant, je comprends ! Jésus est venu pour nous kuthania de nos péchés et pour nous délivrer de la main de Muimu ! (Satan) ».
Jamais mineur ne se réjouit plus de la découverte d’un filon d’or que ne fit le missionnaire solitaire lorsque, pour la première fois, il put prononcer dans une langue nouvelle ce mot incomparable : le Sauveur.
Heureux encore quand on peut trouver le mot ! Souvent on ne le trouve pas, par la bonne raison qu’il n’existe pas. Une langue parlée par un peuple qui n’a jamais été en communication avec le reste de l’humanité, ne saurait avoir de mots pour désigner des objets inconnus de ceux qui la parlent. Comment peut-on parler de l’Agneau de Dieu aux Esquimaux qui, en fait de quadrupède, ne connaissent que le renne ?
Si riche que soit le nupé, il n’a pas de mot pour veuve. Il n’y a dans ce pays ni veuf, ni veuve, ni vieux garçon, ni vieille fille. Si une femme perd son mari, pendant trois mois elle ne se lave pas, ne change pas de vêtements, reste solitaire, puis se remarie. Pas de mot non plus pour célibataire. Toutefois, il y a un terme, littéralement œil rouge, par lequel on désigne un jeune homme qui est triste parce qu’il voudrait se marier, mais n’a pas assez d’argent pour acheter une femme. Pas de mot pour fils ni pour fille. On dit enfant-homme, enfant-femme. Comme les Nupé ne connaissent pas la neige, on est obligé de dire blanc comme du coton pour blanc comme la neige.
Le mosquite manque de mots pour dire Dieu, roi, prêtre, or, prophète, ange, ciel, saint, diable, marié. Le manque de certains de ces mots, du dernier par exemple, en dit long sur l’état dans lequel les missionnaires ont trouvé les Mosquites.
En ibo (langue parlée dans le bas Niger, par trois millions d’hommes), il n’y a pas de mot pour dire père, ni sœur.
Encore, quand ce ne sont que les mots qui manquent, on peut en faire. En erromangain (Erromanga est l’île où fut assassiné John Williams), il n’y avait pas de mot pour dire cheval. Les missionnaires adoptèrent et simplifièrent le terme grec, et créèrent le mot ipô. Mais la difficulté grandit quand la pauvreté des mots est due à la pauvreté des idées, des concepts, au manque absolu des notions morales.
En santo, l’une des langues des Nouvelles-Hébrides, l’expression Royaume de Dieu a été extrêmement difficile à rendre. Dans cette île, on n’a pas de mot pour « royaume », parce qu’on n’a pas la chose. L’idée qui s’en éloigne le moins est celle d’un chef local influent. On voit que ce n’est pas la même chose. Le mot jugement a occupé les traducteurs pendant des semaines.
En nupé, il n’y a qu’un mot pour dire âme, esprit, conscience, c’est le mot cœur. Il n’y a pas de mot pour croire : on a dû forger un mot dans lequel on a combiné accepter et parole.
Les A-Mboundous ont un vocabulaire très riche pour les vices, très limité pour les vertus. Les missionnaires, au commencement, ne réussissaient pas à trouver l’équivalent du mot amour. Aimer se disait Ku-zola. Ku étant le signe de l’infinitif, ne pouvait-on pas laisser de côté cette syllabe et prendre zola pour amour ? Le missionnaire en fit l’essai, et voici ce qui arriva. Un jour, dans une allocution où il mettait toute son âme, il prononçait à réitérées fois ce mot-là. Les auditeurs paraissaient complètement mystifiés. « Je sais ce qu’il veut dire, s’écria tout à coup l’un d’eux. Il veut parler de ces grands hameçons de fer, vous savez ? »
Le mot zola n’existait pas, ne disait rien à l’esprit des indigènes, mais par sa ressemblance avec le mot le plus voisin, dont le sens est hameçon, il finit par les faire penser à des hameçons.
Dans les îles Fidji, il était absolument impossible, au début de la mission, de traduire cette phrase qui nous paraît si simple : Étant donc justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu, car il n’y avait en fidjien ni mot pour dire foi — la notion de confiance était entièrement étrangère à ces hommes, ni mot pour dire paix — étant toujours en guerre les uns avec les autres, ils ne pouvaient parler tout au plus que d’une simple suspension d’armes, — ni mot pour dire justice, et encore moins justifier, ni mot pour dire Dieu, ni mot pour dire donc. Il fallut attendre vingt et un ans avant de pouvoir donner aux Fidjiens l’Évangile de Marc traduit dans leur langue.
En ibo, le même mot exprime l’idée de force et l’idée de droit ; on ne peut pas distinguer entre l’idée de punir et l’idée de faire souffrir. La vérité doit se traduire par le terme équivalent le plus rapproché : une bonne parole. Serviteur et esclave sont synonymes. Amitié et fornication sont deux termes presque impossibles à distinguer. Espérance doit se rendre par une périphrase, et le mot conscience doit être transporté tel quel dans la langue. Le mot esprit existe, mais la superstition l’a fait en quelque sorte déchoir, et la nécessité seule a pu décider les missionnaires à l’adopter.
En kulivin, pour faire des aumônes, le missionnaire fut réduit à se servir d’un mot qui voulait dire : Engraisser un porc en lui donnant une nourriture abondante. Dans cette langue, croire se dit avaler. Nous disons quelquefois « avaler » dans le même sens. Le même mot désigne l’ennemi et l’étranger.
Pour exprimer l’idée de chair, tel traducteur, en Inde, se trouve réduit au terme viande ; pour exprimer l’idée de péché, à violation de propriété ; pour exprimer l’idée de pardon, à effacer une dette ; pour exprimer l’idée de nouvelle naissance, à transmigration de l’âme.
Dans l’État de Maïssour (Inde méridionale), le missionnaire Haigh demandait à un chrétien indigène qui avait lu la Bible, et avec grand soin, pendant un certain temps, comment il comprenait cette expression : les désirs de la chair. L’autre répondit : « C’est très simple, Monsieur : le désir de la chair, c’est le désir qui naît en nous de manger de la viande ». Une autre fois, un indigène dit au même missionnaire : « J’ai rencontré aujourd’hui un curieux passage dans votre livre : « Je ne craindrai pas ce que pourrait me faire la chair » (Psaumes 56.5, 12, traduction littérale). « Eh bien, dit le missionnaire, comment avez-vous compris cela ? — C’est bien clair, mais c’est une chose curieuse à dire, tout de même. Cela signifie évidemment : Je ne craindrais pas, lors même que, pour avoir mangé de la viande, j’aurais une indigestion » (Il était végétarien).
Souvent, quand les mots existent, on n’en est guère plus avancé, preuve en soient les difficultés que rencontrèrent les missionnaires chez les Scheetswas.
« Nous voulons traduire, je suppose, écrit le missionnaire Richards, d’Inhambane, Notre Père qui es dans les cieux. Nous demandons à un indigène : « Comment dit-on père ? Il répond : dadani. — Comment dit-on ciel ? — Tilo. — Comment dit-on : dans le ciel ? — Tilweni ». Alors, Notre Père qui est dans les cieux, se dira : Dadani wa hina wa le Tilweni (Le père de nous qui est là dans les Cieux). Tout un siècle employé à étudier la langue ne nous donnera pas une traduction meilleure. Mais si nous avons réussi à traduire les mots, nous sommes loin d’en avoir traduit le sens ! Ce que nous avons fait se réduit à peu près à rien. Pourquoi ? Parce que le mot de père n’a pas de sens pour le Scheetswa. Mère, cela lui dit quelque chose. Il jure toujours par sa mère, ne pouvant pas jurer par le nom d’un père qu’il ne connaît pas. Pour le Scheetswa, le père c’est un vieil acariâtre assis par terre, devant lequel il ne peut se présenter qu’en tremblant. L’enfant Scheetswa ne se tient jamais devant son père, mais toujours derrière lui, et il n’est jamais aussi content que lorsqu’il est hors de son chemin. L’idée de père, et surtout de « notre père », dépasse entièrement son horizon.
Quant au ciel, l’idée spirituelle du ciel lui est inaccessible, et l’idée physique du ciel est associée dans son esprit à tout autre chose que le bonheur. Le ciel, pour lui, c’est un endroit, là-haut, aussi haut qu’on peut jeter son bâton, peut-être aussi haut que les étoiles, mais en tout cas un endroit où l’on ne saurait arriver sans se casser le cou, car il se le représente comme une calotte de métal. Impossible à un Scheetswa de comprendre comment on pourrait désirer de vivre dans un endroit pareil. L’idée que nous avons, nous, du ciel, est le fruit de l’éducation que nous avons reçue dès le berceau.
Nuances de style
L’écart de l’angle, imperceptible au croisement des lignes, peut aller jusqu’à l’infini. Il en est de même de l’écart entre deux pensées qui, exprimées par les mêmes mots, par la même image, paraissant identiques au traducteur. Cet écart peut aller jusqu’à la distance qui sépare le oui et le non. Cela se comprend : les diverses langues correspondent à divers modes de pensée. Dès lors, les mêmes mots ne signifient pas toujours les mêmes choses, et peuvent même signifier des choses contraires.
Ainsi, en indouî, on ne peut pas parler de répandre sa colère. Répandre sa colère, c’est l’apaiser. De même, cacher sa face implique l’idée de confusion, de honte, non de colère. Pour ne pas représenter Dieu comme couvert de confusion, il a fallu employer l’expression détourner sa face.
Pour la dernière traduction de l’Ancien Testament en indouî (faite entre 1892 et 1900), les traducteurs se faisaient aider par deux pundits (docteurs indous), auxquels ils soumettaient leur texte. A propos de Genèse 46.4, qu’on avait traduit littéralement, un des deux pundits fit cette réflexion : « Je ne parviens pas à comprendre cette histoire de Joseph. Il fait l’effet d’un si bon fils. Son père l’aime tant ! Comment donc se fait-il qu’ils se battent ensemble et que Joseph ayant le dessus applique à son père sur les yeux un coup si fort qu’il les lui ferme ? » On dut traduire, au lieu de te fermera les yeux, conduira tes funérailles.
Parfois la méconnaissance d’une simple nuance peut donner lieu à une erreur des plus graves. Le Dr Grierson, employé supérieur de l’administration de l’Inde, raconte qu’au cours d’un séjour dans une région de ce pays, il constata un fait surprenant. Tout le monde, là, croyait que le Dieu des chrétiens est un Dieu couleur bleu de ciel. Tout ce que put leur dire le Dr Grierson ne réussit pas à les persuader de leur erreur. Ils avaient eu connaissance d’une ancienne traduction de l’Oraison dominicale dans laquelle Notre Père qui es au ciel est traduit par Notre Père céleste. Le terme choisi pour rendre le mot céleste n’était pas incorrect, mais il sert généralement à désigner les objets qui ont la couleur du ciel. Ainsi, de cette traduction à peine fautive était née une représentation singulièrement erronée, d’autant plus facilement accueillie — et d’autant plus dangereuse — que l’un des dieux de cette partie de l’Inde, Krishna, est un dieu bleu foncé.
Dans la Colombie anglaise, un missionnaire fit une fois traduire par un catéchiste indigène les mots une couronne incorruptible de gloire (1 Pierre 5.4). Lorsqu’il sut un peu mieux la langue, il s’aperçut que le catéchiste avait rendu ces mots par ceux-ci : un chapeau qui ne s’use jamais.
Il paraît que les Indous manquent presque complètement d’imagination, ce qui fait que le sens allégorique de certaines expressions, évident pour nous, leur échappe ; d’où, pour le traducteur, la nécessité de faire parfois de sa traduction une interprétation. Ainsi, si l’on conservait l’expression à main levée (Nombres.15.30), le passage signifierait que les Israélites sortirent d’Égypte en levant la main. Juges 7.15, après Gédéon adora, on est obligé d’ajouter l’Éternel, autrement le lecteur pourrait supposer qu’il adora quelqu’un d’autre.
Le passage Hébreux 12, 15, pour avoir un sens, doit être paraphrasé ainsi : « Que dans le champ qu’est votre assemblée aucune racine d’amertume… ne produise du trouble ».
On ne peut pas dire : « Les Israélites montèrent hors d’Égypte », ni : « Un homme descendit de Jérusalem à Jéricho », car on n’emploie les mots monter et descendre que lorsqu’il s’agit, par exemple, d’un escalier ou d’une montagne. Il faut dire simplement : « Les Israélites sortirent… », « un homme vint… »
Ésaïe 23.15, si on traduisait littéralement : « … qui secoue les mains pour ne pas accepter un présent », le lecteur pourrait penser que le juste jette le présent à terre parce qu’il n’en est pas satisfait et qu’il en désire un plus considérable. Il a fallu traduire : « … qui ne prend jamais de présent, et qui, si on lui en offre un, le jette à terre ». Ésaïe, dit un traducteur, est le livre de la Bible le plus difficile à traduire en indoui, parce qu’il est le prophète dont le langage est le plus imagé.
Les réviseurs de la Bible en urdu s’aperçurent une fois que l’expression, bien naturelle, semblait-il, d’oiseaux du ciel, était comprise par un indigène intelligent comme une métaphore poétique pour désigner les anges. Ils remplacèrent les oiseaux du ciel par les oiseaux de l’air.
Dans la révision de la traduction du Nouveau Testament en sindhi (Inde), la plus grande difficulté s’est présentée quand il s’est agi de traduire la salutation du Seigneur aux disciples : La paix soit avec vous. Le plus simple semblait d’adopter les mots Salam aleikum, qui sont la reproduction presque identique des mots araméens dont le Seigneur a dû se servir (Schâlôm alékem). Mais un des traducteurs a objecté d’abord que pour des Mahométans ces mots n’étaient qu’une expression toute banale, comme notre « comment vous portez-vous ? », et ensuite que cette forme de langage était tellement spéciale aux Mahométans qu’on ne pouvait la placer dans la bouche du Seigneur sans donner aux lecteurs l’impression que le Seigneur était lui-même un mahométan. La question est encore à l’étude.
Méthode et secret
Dans aucune entreprise il n’y a eu plus de labeur, on peut dire plus d’héroïsme, que dans celle des traductions de la Bible. Nous sommes vraiment ici sur un champ de bataille où les serviteurs de Dieu ont dû se mesurer contre des Anakim, et où un grand nombre ont donné le meilleur de leur intelligence, de leur cœur, de leur volonté et de leur santé. Beaucoup se sont usés à la tâche. Robert Moffat, après vingt-neuf ans consacrés à traduire la Bible en sechuana (dix ans pour le Nouveau Testament, dix-neuf pour l’Ancien), fut tellement épuisé par l’effort accompli qu’il tomba malade et pensa mourir.
Dans cette galerie de héros, une place d’honneur appartient à John Eliot. Ce grand missionnaire, qui travailla parmi les Indiens du Massachusetts de 1646 à 1690, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-sept ans, traduisit la Bible dans la langue indigène. Il commença à apprendre cette langue en 1643. Vingt ans après, la Bible paraissait. Cette traduction représente un labeur inouï. Eliot composa beaucoup d’autres ouvrages en langue indienne, entre autres une grammaire indienne à la fin de laquelle il livre en quelque sorte son secret, qui est assurément celui de tous les traducteurs de la Bible :
« Si on me demandait comment j’ai découvert ces règles de grammaire, qui ne se retrouvent, à ma connaissance, dans aucune autre langue, voici en deux mots ma réponse. Tout d’abord, Dieu a mis dans mon cœur de la compassion pour ces pauvres âmes, et le désir de leur enseigner à connaître Christ et de les amener à son royaume. Un peu après, je trouvai, par la sage providence de Dieu, un jeune indigène très capable, ancien domestique dans une maison anglaise, qui comprenait assez bien notre langue, mieux qu’il ne la parlait, et qui savait fort bien sa langue à lui, et avait une prononciation très claire. Je fis de lui mon interprète. Avec son secours, je traduisis les commandements, la prière du Seigneur, et beaucoup de textes de l’Écriture, et rédigeai aussi quelques exhortations et prières. Je consignais avec soin les différences entre leur grammaire et la nôtre. Je poursuivais un mot, nom ou verbe, dès que j’en trouvais la piste, à travers toutes les variations que je pouvais imaginer. Et c’est ainsi que j’ai atteint mon but. Il ne faut pas rester assis, tranquillement, et attendre des miracles. Debout, au travail, et le Seigneur sera avec toi. Prière et labeur, par la foi en Jésus-Christ, peuvent tout[a]. »
[a] Cette Bible n'a plus aujourd'hui un seul lecteur, la langue ayant disparu. Toutefois, comme l'a dit le Dr Pierson, cette Bible n'est pas une ruine, mais une pyramide de son sommet sublime, le Peau-Rouge a pu entrevoir les splendeurs de la Cité de Dieu.
Citons encore les lignes suivantes du missionnaire Copland King. Elles nous initieront à la méthode de travail qui a dû être celle de beaucoup d’autres traducteurs de la Bible. Le wedau, dans lequel ce missionnaire traduisit une partie des livres saints, était la langue d’une tribu cannibale.
« Au bout de cinq années de travail, nous commençâmes à traduire l’Évangile selon saint Luc. Le meilleur élève de l’école était devenu notre aide. Nous lui expliquions le verset que nous voulions traduire, et nous lui demandions de le rendre à sa manière. Nous écrivions sous sa dictée. Le jour suivant, nous lui donnions notre traduction à nous. Chaque phrase qui nous arrêtait, nous la discutions, en nous référant toujours aux passages parallèles. Quand l’Évangile fut achevé, nous lûmes notre manuscrit à un autre élève très intelligent, en le priant de nous signaler tout ce qu’il ne comprenait pas. Inutile de dire qu’il y eut des difficultés de détail innombrables. Beaucoup d’objets mentionnés dans l’Évangile leur étaient complètement inconnus. Par exemple, ils n’avaient jamais vu de brebis. La parabole du bon berger ne leur disait rien. Mais si à brebis nous substituions porc, ils comprenaient. Il va sans dire que nous ne nous servîmes pas du mot porc dans la traduction. Nous fîmes entrer le nouveau mot, comme bien d’autres, dans leur langue, et ainsi nous élargîmes leur horizon.
Au commencement, ils ne comprenaient pas à quoi il pouvait servir de regarder à un papier couvert de signes, de raies noires. Ils nous demandaient souvent : « Est-ce que cela nous aidera à nous mettre de la nourriture dans la bouche ? » Leur objet unique semblait de se procurer de la nourriture. Aujourd’hui, plusieurs parmi eux savent dépenser de l’argent pour acheter les Évangiles ».
Résultats
Au point de vue de la traduction elle-même, tout d’abord, le résultat obtenu a été admirable. Qu’on en juge par le trait suivant.
« Un Zoulou, raconte un chrétien américain, me disait un jour : Les blancs sont bien privilégiés. Ils ont des chemins de fer, des télégraphes, des fusils qui se chargent par la culasse ; ils sont habiles, ils sont riches, ils sont bien habillés. Mais il y a un avantage qui leur manque et que nous avons, nous, c’est de posséder les Évangiles en zoulou. Je lui dis : « Notre traduction anglaise est magnifique. Après l’original, il n’y a rien de mieux ». Le Zoulou secoua la tête et répondit : « Elle ne peut valoir la nôtre ». Je ne pensai plus à cet entretien jusqu’au jour où un Malais me dit : « Le malais est la langue la plus éloquente du monde : Regardez notre traduction de la Bible ». Ceci me fit réfléchir. Mais ce n’est pas tout. Le chinois est un des plus affreux langages que l’on puisse imaginer. Je ne le parle pas, mais je donne ici l’opinion d’hommes qui le connaissent fort bien. Or, un chrétien chinois déplora un jour, en ma présence, la privation qui résulte pour les Européens du fait qu’ils n’ont pas accès à la Bible chinoise. Ceci m’éclaira encore davantage. Je suis arrivé à la conviction qu’une des choses qui font de l’Écriture un livre unique, c’est qu’elle peut supporter la traduction en une langue quelconque sans perdre de sa force ».
Quant aux services rendus par les traducteurs de la Bible, ils défient toute évaluation. S’agit-il de l’action missionnaire directe exercée par la lecture de la Bible ? Voici un fait choisi au hasard parmi des centaines d’autres du même genre que l’on pourrait citer.
Sur les flancs du plus haut volcan du monde. — Un pasteur de Mexico visitait dernièrement, dans une petite ville nichée sur les flancs du Popocatepelt, une église de fondation récente. Il vit là des chrétiens pleins d’enthousiasme, qui ont une école du dimanche, une société d’activité chrétienne, une société auxiliaire de dames, et présida à la réception de trente-deux nouveaux membres.
Comment cette église avait-elle été fondée ? Un habitant de la ville, humble charbonnier, était entré en possession d’une Bible, il y a quelques années, l’avait emportée sur ces hauteurs, l’avait étudiée, puis lue à d’autres. Quelques-uns apprirent à lire pour pouvoir lire la Bible eux-mêmes. Bientôt il y eut là un cercle de croyants, et peu après une église organisée.
Voici le témoignage d’un missionnaire wesleyen aux îles Fidji, M. Horsley, qui écrivait en 1866 : « En avril 1865, j’eus à examiner vingt-huit jeunes gens, candidats au ministère. Tandis que je les écoutais l’un après l’autre, je fus frappé de voir combien de fois revenait cette affirmation que le seul moyen employé par le Saint-Esprit pour les convaincre de leur danger et pour les conduire à l’Agneau de Dieu, avait été la lecture du Nouveau Testament. Depuis lors, j’ai noté avec soin tous les cas de ce genre, et soit dans des conversations, soit dans des examens, soit par des documents écrits, j’ai pu me rendre compte que plus des deux tiers de nos deux cents catéchistes, prédicateurs laïques, maîtres d’école, ont connu le danger où ils étaient et ont obtenu la paix par la seule lecture du Nouveau Testament, sans l’intervention d’aucun ministère humain. Ces hommes pouvant être considérés comme des spécimens de tout le groupe, on peut conclure que la majorité de nos membres (nous en avons actuellement 4260, et 432 candidats) ont été amenés à la foi de la même manière.
Parmi le grand nombre de textes que l’Esprit de Dieu a appliqués aux consciences, celui qui a été mentionné le plus souvent comme ayant amené une âme à la repentante est celui-ci : Le salaire du péché, c’est la mort. Des âmes angoissées, par vingtaines, ont reçu la paix par le moyen de l’invitation du Sauveur : Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés … ».
Le chant des deux livres. — Un autre ancien missionnaire aux îles Fidji, M. Nettleton, raconte que visitant l’île de Kandavu, où régnait jadis le cannibalisme le plus féroce, et où il n’y avait des chrétiens déclarés que depuis un an, il y fut l’objet, de la part de quatre mille enfants, élèves de l’école du dimanche, d’une réception peu banale. Ces quatre mille enfants, rangés en ordre, l’accueillirent par un chant indigène, dit le chant des deux livres. A la main gauche ils tenaient une massue, et à la main droite un Nouveau Testament. Levant la massue, ils chantèrent, sur un air, monotone, mais harmonieux, le premier couplet de leur chant :
En dedans, en dehors, écrivez sur le livre des païens :
Lamentation, deuil, malheur.
La veuve est étranglée, abattue par la massue, cuite, mangée :
Voilà toute notre chanson.
Ni école, ni Bible pour l’enfant,
Ni jour de culte et de repos.
La guerre, la guerre cruelle, c’est toute notre musique,
Et le sang des tués tout notre désir.
Puis, laissant retomber la massue, ils élevèrent de l’autre main, le Nouveau Testament, et chantèrent le second couplet :
Mais l’Évangile de paix a été entendu dans notre pays,
Le passé a disparu avec toute sa nuit.
Dans nos mains n’est plus la massue du sauvage,
Mais la Bible, qui apporte la lumière.
Nous chantons un nouveau chant, nous écrivons un nouveau livre,
Nous sommes dans la joie et nous apportons nos offrandes.
Paix et bienveillance ont rendu nos demeures heureuses,
Voilà pourquoi les enfants chantent.
Les cas où la Bible a précédé et préparé l’action des missionnaires ne se comptent pas. Son rôle pour édifier, pour consoler, pour former les chrétiens et les évangélistes indigènes est d’une importance capitale.
Voici comment s’exprimait en 1903, devant une Conférence missionnaire, le Dr Haven, représentant d’une Société qui avait à ce moment quatre-vingt-sept ans d’expérience, la Société biblique américaine :
« Quelle place les corps missionnaires doivent-ils faire à la traduction de la Bible ? Ce travail doit-il être considéré comme de première importance ? Les comités doivent-ils savoir permettre à leurs hommes les plus distingués de s’y adonner exclusivement pendant un temps ? Faut-il s’y livrer avec diligence et enthousiasme jusqu’à ce qu’il soit achevé ? Ou bien faut-il le laisser traîner indéfiniment et lui consacrer les seuls moments que l’on peut distraire de travaux urgents, tels que la construction de maisons missionnaires, la création d’écoles ou d’établissements de charité ? La Société biblique, répond le Dr Haven, est convaincue que, lorsque ceux qui dirigent les entreprises missionnaires vastes comme le monde savent reconnaître l’importance du travail de la traduction de la Bible, ils assurent dans l’œuvre missionnaire une véritable économie d’effort. Elle croit que de toutes les forces qui concourent à l’établissement du royaume de Dieu, aucune n’est plus essentielle ni plus efficace qu’une bonne traduction de la Parole divine. Oui, elle va jusqu’à croire que la Bible, traduite dans la langue du pays, a plus de valeur pour une œuvre missionnaire que des maisons d’éducation, des hôpitaux, des asiles, et même des édifices de culte. La Bible l’emporte en efficacité sur tous les éléments d’action missionnaire, l’âme même des missionnaires étant mise à part. Ses conquêtes ne se comptent pas. Comment rendre justice à sa puissance éducatrice, à sa puissance de consolation ? Oui, nous plaidons pour le ministère de la Bible, et nous vous demandons, à vous nos collaborateurs, d’avoir à cœur les intérêts du saint volume, de faire ce qui dépend de vous pour que, partout, les forces missionnaires de nos églises puissent, par les moyens les plus sages et avec le plus de rapidité possible, concourir à réaliser ce mot d’ordre : La Bible entière pour le monde entier ».
Voici le témoignage pittoresque d’un païen. Un chef de la Côte d’Or disait à un missionnaire de la mission de Bâle, après que la Bible eut été traduite dans la langue de son peuple : « Maintenant, nous allons vous redouter. Avant, quand vous veniez avec la Bible dans une langue étrangère, nous n’avions pas peur de vous. Votre hache était bonne, mais le manche n’en était pas assez solide pour abattre nos arbres-fétiches. Mais maintenant vous vous êtes fait un manche avec le bois du pays, et nos arbres sacrés ne demeureront pas longtemps debout. »
Mais l’œuvre des traducteurs de la Bible et des Sociétés bibliques a aussi exercé une action indirecte, dont la portée est incalculable. Plus d’une fois, ceux qui ont donné la Bible à une nouvelle race d’hommes ont préparé l’unification de la langue dans les régions où se parlent plusieurs dialectes, soit en traduisant la Bible dans le dialecte prépondérant, ce qui élimine peu à peu les dialectes secondaires, soit en fondant ensemble des dialectes peu différents. Ainsi, il y a actuellement trois versions des Écritures en trois dialectes ibo. Mais on prépare une révision qui donnera une Bible unique à ce peuple. On n’y fera figurer, autant que possible, que des mots communs aux trois dialectes, et quand cela ne se pourra pas, on indiquera l’explication en marge. En unifiant la langue, l’œuvre biblique rapproche les hommes que rien ne divise comme la diversité de langage, elle inaugure une ère d’union parmi ceux que séparent des haines séculaires. Action indirecte, mais, sans elle, combien l’action directe serait plus lente !
C’est surtout l’influence de la Bible pour la rénovation d’une langue que nous voudrions mettre en relief. Les lignes suivantes de M. le missionnaire H. Dieterlen laissent entrevoir ce que peut être l’influence de la Bible sur une langue.
« La langue des Bassoutos — et sans doute celles de tous les autres peuples de la terre — sait s’adapter aux idées chrétiennes d’une manière étonnante. Pendant des siècles et des siècles, elle n’a eu à traiter que des sujets matériels, terre-à-terre, humains, et il semble qu’elle ne doive savoir exprimer que ceux-là, qu’elle ne possède de mots que pour ce genre de choses. Mais non ! Arrive le christianisme, avec un monde d’idées nouvelles. Et voici la langue païenne qui se christianise, se convertit, si on peut dire ainsi, et s’adapte à l’esprit nouveau, pour le servir. Il faut parler de l’élasticité des mots des langues humaines. Petits d’abord, étriqués, étroits, ils se gonflent au fur et à mesure que s’élargissent la pensée, le cœur et l’âme des hommes. L’esprit du ciel qui entre dans les âmes s’insinue aussi dans les mots, étend leur sens et les enrichit d’acceptions nouvelles et supérieures. Prenez, par exemple, le mot mohaou en sessouto, qui signifie la grâce. Primitivement, que pouvait-il signifier, sinon l’indulgence avec laquelle un homme peut traiter son semblable dans les plus petites affaires de la vie quotidienne ? Pourtant, il a passé dans le langage chrétien, il y est employé pour désigner la grâce de Dieu, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus sublime et de plus puissant. Je ne crois pas qu’il ait déjà acquis, dans l’esprit et l’usage des Bassoutos, toute l’ampleur qu’il comporte. Il a encore à s’élargir et à s’enrichir, et il le fera, à cause de son élasticité même, qui correspond à celle du cœur des Bassoutos. Mais que de progrès il a déjà faits, et quel bel avenir a cette langue, déjà intéressante en elle-même, mais dont le christianisme fait patiemment la plus noble éducation ».
Voici quelques lignes d’un savant anglais, le Dr Barber.
« Le wenli (langue littéraire de la Chine) est une langue littéraire, concise, pittoresque, un magnifique instrument pour la pensée, qu’un Tacite aurait pu envier. Le mandarin en diffère autant que le parler de la campagne diffère du style de nos journaux. Il y a cent ans, personne n’aurait songé à écrire en mandarin autre chose que des contes grossiers ou des ballades aux airs bruyants. Quand les missionnaires vinrent, ils traduisirent d’abord la Bible en wenli, à l’intention des savants. Aussi les premiers prédicateurs durent traduire et paraphraser la Bible pour leurs auditeurs. Forcément, les missionnaires furent amenés à imiter les Wiclef et les Luther, à traduire pour le peuple. Ainsi l’on fit des versions en mandarin, pour que les humbles pussent être mis directement en contact avec la vérité. Les lettrés, à cette seule idée qu’il pût valoir la peine de lire quoi que ce fût dans une langue « qui n’avait pas de goût dans la bouche », exhalaient un mépris sans limite. Mais peu à peu la langue parlée devint consciente de sa dignité. Autour de la Bible se produisit une littérature chrétienne considérable, ce fut une vraie renaissance, et maintenant, dans ce siècle de changements, les ouvrages en mandarin sont nombreux. Ainsi, l’histoire se répète, et la langue du foyer et du marché, baptisée dans son enfance littéraire par les eaux de l’Évangile, entre dans un âge mûr plein de vigueur et de dignité.
Ainsi, au sein même d’une civilisation et d’une culture antiques, l’avènement de la Parole de Dieu, c’est la vie dans la sphère de l’esprit. Et le temps manquerait pour parler de tant de nations barbares, sans littérature, sans histoire intellectuelle, pour lesquelles, dans notre propre siècle, le missionnaire a inventé un alphabet, auxquelles il a enseigné à lire et à écrire, et auxquelles il a donné comme base de toute leur littérature, comme fondement de toute leur pensée, ces paroles de Dieu qui furent sa vie à lui et celle de sa nation. C’est la Bible qui a fait surgir toute la vie intellectuelle qui est maintenant née dans les archipels du Pacifique, sur les hauts plateaux de l’Ouganda, dans les Kraals des Zoulous, dans les neiges du Kamtschatka. Ce n’est pas l’amour de la littérature qui aurait jamais fait envoyer des missionnaires aux îles Fidji, ou aux wigwams des Indiens ! »
Le missionnaire Richards, dont on lisait plus haut quelques lignes sur l’impossibilité de trouver en sheetswa des termes convenables pour rendre les mots de Père et de ciel, ajoutait ce qui suit au récit de ces expériences décourageantes.
« On nous demandera : Si, en traduisant, vous aboutissez à un tel échec, comment la vérité qu’expriment les mots pénétrera-t-elle jamais dans l’esprit de l’indigène ? Nous répondons : Aussitôt que l’indigène commence à prier, à entrer en relation avec le Père, le Père envoie son Esprit, et cet Esprit l’éclaire et accomplit ce qu’aucun être humain ne peut accomplir. Des vingtaines de fois, nous avons vu des indigènes, dont, après qu’ils avaient passé par la conversion, le regard s’éclairait, dont toute l’attitude, comme toute la vie, se transformait. Le Saint-Esprit les avait illuminés intérieurement et leur avait fait comprendre le sens des mots ».
Ainsi, comme l’a écrit M. le pasteur Babut : « les Saintes Écritures, en s’appropriant un nouvel idiome, l’enrichissent et l’ennoblissent. C’est comme une alchimie spirituelle où le plomb se change en or. »
On conçoit aisément que la Bible ne transforme pas ainsi la langue d’un peuple sans transformer son âme, surtout lorsqu’elle est le premier, et pendant plus ou moins longtemps le seul livre de ce peuple. La Bible devient la source et la norme de la littérature, le moule de la pensée. En purifiant la langue de ses termes violents, orduriers, en versant de l’infini, du divin, dans ce qu’elle laisse subsister et dans ce qu’elle transfigure de son vocabulaire, elle facilite, mieux que cela, elle commence la transformation du peuple lui-même. Un peuple dont la Bible a régénéré la langue, est déjà, en une mesure, un peuple régénéré.
Enfin, qu’on songe à ce que gagne un peuple, dans l’ordre purement humain, par le seul fait que sa langue devient une langue écrite. La Bible, en donnant à un peuple l’alphabet créé pour elle, lui ouvre les portes de la civilisation comme elle lui ouvre le chemin du royaume des cieux.
Si l’on songe que, sur les quatre cent cinquante langues dans lesquelles la Bible a été traduite pour la première fois depuis le commencement du dix-neuvième siècle, il y en a un grand nombre (entre cent et deux cents) qui n’existaient alors qu’à l’état oral, et qui sont devenues des langues écrites, puis imprimées, par les soins des traducteurs de la Bible, il saute aux yeux que ce que la race humaine doit, soit au point de vue religieux, soit au point de vue philanthropique, à la Bible et à ses traducteurs, tient de l’infini.
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