Privilèges
En Angleterre, le souverain jouit d’un certain nombre de prérogatives dont la liste ne manque pas de variété. Ainsi, le roi a seul le droit d’exploiter les mines d’or, de chasser le héron, de disposer des baleines jetées par la mer sur le rivage, de frapper monnaie, et de publier la version autorisée de la Bible. La plupart de ces prérogatives avaient pour but d’ajouter à la dignité, à la puissance, ou à la richesse royale. Celles que le souverain ne pouvait pas exercer personnellement étaient cédées, à titre gracieux, comme faveur royale, ou affermées à des personnes qui en demeuraient responsables vis-à-vis de la couronne.
Toutefois, en réservant à la couronne le droit de faire imprimer la Bible, on avait sûrement été guidé par un sentiment de respect pour le livre saint, on tenait à ce que la Bible fût convenablement imprimée, à ce qu’elle ne devînt pas un article de commerce dont le premier spéculateur venu pût trafiquer pour son profit personnel.
La publication de la Bible fut donc entourée de toutes les garanties possibles. Le droit exclusif de l’imprimer fut concédé par le roi à certaines personnes. C’est ce qu’indiquent les mots « par privilège » que l’on voit souvent sur le titre des Bibles anglaises.
Ce droit fut accordé tout d’abord à l’imprimeur du roi. Une maison de Londres, la maison Spottiswod, à laquelle appartient ce titre, imprime encore aujourd’hui la Bible. Les Universités d’Oxford et de Cambridge, en tant que centres principaux de culture dans le royaume, reçurent des chartes royales qui leur conférèrent le même privilège. Toutefois, on imprimait déjà la Bible à Oxford depuis 1669. Les « Bibles d’Oxford » et les « Bibles de Cambridge » sont parmi les livres les plus magnifiquement imprimés du monde.
La prérogative ci-dessus ne s’applique qu’à la version autorisée, c’est-à-dire à la traduction parue en 1611. N’importe qui a le droit de publier d’autres versions. Toutefois, quant à la version révisée, les droits d’auteurs ont été achetés aux réviseurs par les Universités d’Oxford et de Cambridge.
L’imprimerie de l’Université d’Oxford a une très belle façade. Une haute colonnade corinthienne lui donne un cachet académique. Une fois qu’on a passé sous le portique d’entrée, on se trouve dans un jardin qu’entoure un vaste bâtiment quadrangulaire, et qui a, lui aussi, grâce à des arbres ombragés, une apparence académique. Ce qui n’est pas académique, par exemple, c’est l’arbre de transmission que l’on voit et que l’on entend fonctionner dans l’un des côtés du bâtiment. C’est lui qui fournit la force motrice aux pièces tournantes dont on entend également le bruit. Si quelque chose distingue l’imprimerie d’Oxford des autres imprimeries, ce sont des salles de travail plus spacieuses, une propreté plus grande dans ces salles comme dans les corridors, et un système mieux compris de barrières de protection autour des machines.
Grands halls, avec presses tournantes, longues chambres avec file de pupitres de composition, ateliers de reliure avec piles de livres en feuilles, pièces de séchage, salles pour la confection des galvanos, avec leurs bassins mystérieux, immenses magasins de dépôt — voilà l’imprimerie de l’Université.
A l’origine, un des côtés du bâtiment carré était réservé à l’impression des livres classiques et de la littérature profane. On l’avait dénommé l’aile savante. Le côté opposé était consacré à la production des Bibles, et on l’appelait l’aile biblique. C’était au temps des presses à la main. Quand la vapeur fit son apparition, ni l’économie ni le bon sens ne pouvaient permettre qu’il y eût une machine savante et une machine biblique, alors qu’une seule machine pouvait suffire. Aujourd’hui toutes les machines, machines savantes et machines bibliques, sont réunies dans la même aile, l’aile biblique, où la même machine imprimera un jour une feuille du grand dictionnaire d’Oxford et le lendemain une feuille de la Bible d’Oxford.
On imprime à Oxford avec une perfection technique extraordinaire, en même temps qu’avec un sens des affaires non moins remarquable, grâce auquel il se réalise chaque année des profits considérables.
La Bible est parmi les livres les mieux imprimés du monde, et parmi les meilleur marché. On peut avoir la Bible en anglais pour soixante centimes. D’un autre côté, on imprime à Oxford des éditions de luxe, voire somptueuses. Entre les deux, il y a toute une échelle d’éditions. L’Université d’Oxford publie à elle seule plus de 90 éditions distinctes de la Bible. Tout compté, l’imprimerie d’Oxford imprime plus de Bibles qu’aucune autre maison. Aussi est-ce surtout de cette imprimerie que nous parlerons dans ce qui suit.
Un fameux papier
L’imprimerie de l’Université d’Oxford exerce toutes sortes d’industries. Elle fabrique elle-même son papier, son encre, ses caractères, ses clichés, et les photographies en vue des illustrations. Elle fait aussi la reliure, en un mot tout ce qu’il faut pour publier un livre, sauf les machines à imprimer. En ce qui concerne la Bible, le travail d’impression, dans tous ses détails, diffère plus ou moins de ce qu’il est pour d’autres livres.
Le papier est fabriqué à environ trois kilomètres d’Oxford, dans le pittoresque village de Woolvercot. L’imprimerie y possède deux moulins qui produisent une variété infinie de papiers. La matière première employée de préférence est la vieille toile à voiles.
La grande gloire de Woolvercot, c’est le papier indien, dit d’Oxford. De tous les papiers qui existent, c’est à la fois le plus mince et le plus opaque. Les lettres ne transparaissent pas. Le procédé de fabrication de ce papier est un secret qui n’est connu que de trois personnes. C’est un secret pour les ouvriers eux-mêmes, car chacun n’est au courant que de l’un des détails de la fabrication, et encore ne le connaît-il sans doute qu’au point de vue mécanique.
On appelle ce papier papier indien, parce qu’il a été inventé pour imiter un papier très mince de l’Inde. Avant de réussir, l’inventeur passa trente ans en essais et en expériences. Depuis 1875, l’imprimerie d’Oxford est maîtresse de cette industrie extrêmement délicate.
D’autres maisons d’imprimerie ont essayé à réitérées fois de découvrir le secret du papier indien, et il est assez probable qu’un jour ou l’autre quelqu’un y réussira. Mais, pour le moment, le papier indien d’Oxford demeure sans rival. C’est ce beau papier indien qui sert pour la confection de ces Bibles minces et légères dont le maniement et la lecture sont si agréables. Avec le papier indien, on réduit des trois quarts l’épaisseur d’un volume imprimé sur papier ordinaire. La Bible d’Oxford révisée, à parallèles, avec ses 2690 pages, ne forme qu’un volume du poids d’environ deux kilos. Avec du papier ordinaire, il aurait fallu quatre ou cinq volumes.
La Bible la plus petite qui ait jamais été imprimée à Oxford est la Bible dite « Bible diamant », du nom du caractère qui a servi pour son impression. Elle compte 1216 pages, plus cinq cartes. Elle mesure neuf centimètres de long, cinq centimètres de large, deux centimètres d’épaisseur, et pèse quatre-vingts grammes. Elle est imprimée sur papier indien, cela va sans dire.
Minuties
L’imprimerie d’Oxford fond ses propres caractères. Elle emploie pour cela surtout le papier de plomb de vieilles boîtes à thé de Chine ou de l’Inde, soit parce que le plomb ainsi obtenu est exempt de soudures, soit parce qu’on se le procure sur place, ce qui évite les frais de transport. Il est curieux que l’Inde et la Chine fournissent ainsi l’instrument principal pour l’impression de la Bible !
La version autorisée anglaise contient, dit-on, 773 746 mots, et ces mots se composent de 3 566.482 lettres () : Chaque lettre, naturellement, doit être prise séparément dans la casse et placée de même dans le composteur. En supposant que le composteur soit à environ un pied de la casse, la main du compositeur parcourt une distance de deux pieds pour chaque lettre, c’est-à-dire, sans compter les signes d’espacement, plus de 2100 kilomètres avant que le volume soit achevé.
Dans un si long parcours, il est facile de faire un faux pas ou deux ! A qui doit aligner trois millions et demi de lettres, on passera volontiers quelques erreurs. Mais les imprimeurs de la Bible d’Oxford visent à une correction absolue. Une faute d’impression, dans un livre ordinaire, est une faute, mais, dans une Bible, c’est pour l’imprimeur une sorte de déshonneur. Ce sentiment provient sans doute d’un respect jaloux pour le texte sacré, peut-être aussi est-il un héritage du passé, de ces jours où la Bible se copiait à la main. Alors, malgré leur application, les scribes ne commettaient que trop de fautes. Heureux quand l’erreur n’était pas imputable à la tendance doctrinale du copiste !
Une récompense d’une guinée est accordée par l’imprimerie d’Oxford (et non par la Société Biblique britannique, à laquelle on la demande souvent par erreur) à quiconque signale le premier une faute d’impression dans une Bible sortie de l’imprimerie. Mais quoique des centaines d’yeux exercés soient continuellement occupés à éplucher ces Bibles, il ne se demande chaque année qu’environ cinq guinées. La plus grande Bible publiée à Oxford, un bel in-folio pour la chaire, est réputée absolument indemne de toute faute d’impression. Dans la version révisée tout entière, on n’a découvert qu’une dizaine d’erreurs sans importance.
Ce qui permet d’arriver à un tel degré d’exactitude, c’est d’abord l’habileté du compositeur, et c’est ensuite le soin extrême avec lequel sont corrigées les épreuves. Chaque édition est relue au moins cinq fois avant d’être livrée au public. De plus, chaque édition nouvelle est imprimée d’après l’exemplaire d’une édition plus ancienne, de sorte que le compositeur révise l’ancienne tout en préparant la nouvelle.
Le compositeur ne doit pas nécessairement connaître la langue dans laquelle il imprime. Il imprime alors comme s’il travaillait à quelque jeu de patience compliqué. Mais il en est autrement du correcteur. La salle des corrections à Oxford est probablement la plus polyglotte des salles de corrections du monde entier. Aucune traduction, en quelque langue que ce soit, n’est jamais l’objet d’une fin de non recevoir. L’imprimerie d’Oxford imprime la Bible, en tout ou en partie, en un grand nombre de langues ou dialectes, outre l’anglais. Elle imprime beaucoup pour la Société biblique britannique.
Quant à la reliure, ce ne sont que les éditions petit format et bon marché qui sont reliées sur place. Les autres sont reliées à Londres. Une fois achevés, les volumes sont déposés au magasin central à Londres, qui se trouve à Paternoster Row, à l’angle « Amen » (un nom bien approprié !), d’où ils sont envoyés dans toutes les parties du monde à raison d’un million par an ou plus. Pour l’Amérique seulement, il part chaque semaine de Londres cinq tonnes et demie de Bibles anglaises.
Ainsi, à tous les points de vue, la Bible est bien le livre-roi.
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