« Je suis parfaitement de l’avis de ceux qui pensent que Platon a débarrassé la philosophie de graves et nombreuses difficultés, par la découverte de cet élément qu’on appelle la matière et qui est la source de la génération de tous les êtres. Cependant, à mon avis, ils ont encore rendu un service plus éminent aux philosophes, ceux qui ont placé entre la nature des dieux et celle des hommes la classe des démons, et qui en ont fait comme une sorte de moyen terme, un lien de communication entre nous et la Divinité, soit qu’on doive attribuer l’invention de ce système à Zoroastre le mage, soit qu’Orphée l’ait apporté de Thrace, d’Égypte ou de Phrygie. Ce qui ferait croire qu’il vient de l’un de ces deux derniers pays, c’est que dans les fêtes et les sacrifices qui s’y célèbrent, on remarque une foule de cérémonies funèbres. Chez les Grecs, Homère parait s’être servi indifféremment de l’un ou l’autre nom pour désigner les dieux ; il leur donne tantôt le nom de dieux, tantôt celui de démons. Mais Hésiode distingue explicitement et expressément quatre classes d’êtres intelligents ; ce sont d’abord les dieux, puis les démons, ensuite les héros, enfin les hommes : division à laquelle il apporte ensuite quelques changements en faisant des hommes de l’âge d’or une multitude de bons démons, et des demi-dieux, les héros. Au surplus, ajoute-t-il plus loin, je ne discuterai pas là-dessus avec Démétrius : en effet, qu’il y ait plus ou moins de temps que l’âme du démon et la vie de héros subissent ce changement ; que ce temps soit déterminé ou incertain, il n’en prouvera pas ce qu’il prétend, savoir, que, d’après le témoignage des plus profonds et des plus anciens philosophes, il y a entre les dieux et les hommes des natures qui tiennent comme le milieu entre les uns et les autres, qui sont soumises à des affections humaines et à des changements nécessaires, et que ces êtres doivent être appelés démons ou génies, et révérés comme tels. suivant la coutume de nos pères. Aussi, continue Plutarque, je ne crois pas me tromper quand je dis que ce ne sont pas les dieux qui président aux oracles, parce qu’ils ne peuvent avoir commerce immédiat avec les choses de la terre, mais qu’ils se servent du ministère des démons. Mais attribuer à ces démons, comme Empédocle semble l’avoir fait, les crimes, les malheurs, les fléaux envoyés par les dieux, c’est là une opinion qui me paraît infiniment téméraire et digne de l’ignorance des barbares. »
Après cela il ajoute encore.
« Il y a chez les hommes différents degrés de vertu, de passions, de stupidité : il en est en effet auxquels il ne reste que la faiblesse en partage, un anéantissement presque entier ; d’autres au contraire sont pourvus d’une force et d’une rigueur que rien ne saurait émousser. Les fêtes, les sacrifices nous offrent encore çà et là aujourd’hui des traces des symboles de cette différence. Pour ce qui est des mystères, ils pourraient fournir des connaissances claires et solides au sujet de la nature des démons ; mais il faut, comme dit Hérodote, garder là-dessus un religieux silence. Quant aux fêtes et à ces jours néfastes et funestes où l’on se repaît de chair crue, où l’on se livre à des convulsions, à des jeunes, à des lamentations, souvent à des infamies dans les temples ou à une multitude de folies de ce genre, qui se font avec des contorsions ridicules et au milieu du tumulte, je ne croirai jamais que tout cela ait été institué en l’honneur des dieux : ce ne peut être qu’en l’honneur de quelque démon, soit pour apaiser son courroux, soit aussi sans doute pour tenir lieu des anciens sacrifices humains ; car il est impossible que des dieux aient jamais exigé ou même accepté un semblable culte : il n’est pas vraisemblable non plus que des rois et des généraux s’y fussent soumis, jusqu’à livrer leurs propres enfants pour être immolés ou les immoler eux-mêmes sur les autels, s’ils n’avaient pas eu à apaiser la colère et le ressentiment de quelque puissance cruelle et malfaisante : c’est par ces sortes de sacrifices qu’ils satisfaisaient les passions furieuses de ces démons destructeurs, qui ne pouvaient ni ne voulaient jouir des plaisirs sensuels par un commerce avec les corps. Car comme Hercule avait détruit la ville d’Œchalie, parce qu’il n’avait pu obtenir la fille du roi, de même il n’est pas rare de voir ces méchants et cruels démons, pour ravir une âme encore unie à son corps, vouer une ville entière à la peste, un pays à la famine, exciter des séditions, allumer des guerres, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu l’objet de leurs désirs. »
Voilà comme notre philosophe démontre évidemment que c’était aux mauvais démons qu’étaient offerts dans toutes les villes ces abominables sacrifices. Or s’il y avait eu parmi eux, comme on le prétend, des êtres bons, participant à la nature divine, à quoi bon ce culte offert aux mauvais génies ? Les bons n’étaient-ils pas là pour comprimer leur funeste puissance ? S’il est vrai que de bons génies présidaient aux destins des hommes, la confiance que devait inspirer leur protection défendait de tenir aucun compte des mauvais ; et s’il fallait apaiser les puissances ennemies, ce n’était point par de honteuses abominations, mais bien par des vœux purs et de chastes prières. Mais si, au lieu de ce culte pur, ils s’abandonnaient à une vie licencieuse et criminelle, s’ils se souillaient par des paroles obscènes, s’ils se rassasiaient de chair crue, immolaient et déchiraient des victimes humaines, prétendant par toutes ces horreurs se rendre favorables les mauvais démons, comment pouvaient-ils, avec un semblable culte, qui n’avait pour but que de leur concilier la faveur des mauvais génies, comment, dis-je, pouvaient-ils espérer obtenir la protection du Dieu souverain de toutes choses ou avoir accès auprès des puissances qui lui sont soumises ou seulement auprès de quelque être bon que ce fût. En effet il faudrait être aveugle pour ne pas voir que quiconque cherche uniquement à plaire aux méchants, ne saurait être agréable aux bons. Il est donc évident que c’était aux mauvais démons, et non à des dieux ou à de bons génies que se rapportait le culte des anciens peuples. C’est ce que prouve encore Plutarque dans son ouvrage, où il affirme que toutes ces fables qu’on raconte des dieux ne sont que des histoires de démons, aussi bien que toutes les merveilles attribuées par les Grecs aux Titans et aux Géants : tous ces faits sont de la création d’une imagination avide de nouveautés. Tout cela ne se rapporte-t-il pas à ce que disent nos divines Écritures sur les Géants qui vécurent avant le déluge et sur ceux auxquels ils durent le jour. Nous y lisons :
« Les enfants de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent des épouses choisies entre toutes : et c’est d’elles que naquirent les Géants, ces hommes fameux depuis le commencement. »
N’est-il pas facile de conjecturer que ce furent ces hommes et leurs génies qui furent divinisés par les peuples postérieurs, et que ce sont leurs combats, leurs querelles, leurs guerres, que la fable a attribués aux dieux. Mais écoutons Plutarque dans l’ouvrage qu’il a composé sur Isis et les autres divinités égyptiennes.