Si cette lettre est authentique, elle doit avoir été composée dans le même lieu et dans le même temps que la lettre aux Colossiens. Car elles ont été portées toutes deux par le même messager, Tychique, et la formule d’envoi est presque identiquement la même(Éphésiens 6.21-22 ; Colossiens 4.7-8). De plus les relations de style et de pensée entre les deux écrits sont telles que l’on ne peut les expliquer ou que par un procédé de copie, incompatible avec le génie de l’apôtre, ou que par une composition simultanée. D’après cela la date serait : Rome, vers la fin de 62 ou le commencement de 63.
Les théologiens de l’école d’Antioche plaçaient la composition de cette lettre avant l’arrivée de Paul à Éphèse, qui eut lieu en 54. Quelques critiques actuels la placent dans la captivité de Césarée (vers 60) ; Von Soden, qui y voit le contre-coup de la ruine de Jérusalem, dans le temps entre 70 et 90 ; Ewald. qui l’attribue à un disciple de Paul, vers 75. Holtzmann y voit la transition au gnosticisme à son premier stage et parle de la fin du Ier siècle ; Baur et son école descendent jusqu’à la grande période du gnosticisme, vers 140. La place que Marcion accordait à notre épître dans son Canon ne permet pas de descendre plus bas. Discuter ici ces dates serait anticiper sur la question de l’authenticité.
Les lecteurs, auxquels cette épître était destinée, étaient des chrétiens d’origine païenne ; cela résulte incontestablement de 1.13 où ils sont opposés par le pronom vous aux Juifs croyants parmi lesquels se range l’auteur (nous, v. 11-12) ; de 2.2-3 et 2.11-22, évidemment adressés à d’anciens païens ; de 3.13 et de 4.17-19 (« comme le font les autres Gentils). » La présence d’une minorité juive n’est pas exclue par là ; elle résulte du nous opposé à vous, 1.11 et 2.3. Mais pas un mot ne fait supposer chez elle une attitude agressive qu’il fût nécessaire de réprimer.
Von Soden a prétendu que notre lettre était adressée à la chrétienté pagano-chrétienne en général, et non à certaines églises pagano-chrétiennes déterminées. Mais Tychique ne peut avoir été envoyé qu’à un cercle d’églises particulières (6.21) ; et ce ne peut être aux églises pagano-chrétiennes en général que Paul, ou l’auteur anonyme qui parle par sa bouche, adresse des paroles qui supposent qu’ils ne se connaissent point personnellement, ainsi, 1.15 ; 3.2-4 ; 4.21. Chacun savait qu’il avait fondé lui-même la plupart de ces églises. — Qui sont ces lecteurs ? Seraient-ce les chrétiens d’Éphèse ? Nous avons déjà montré que cette manière de voir, qui a prévalu dans l’Église, est inadmissible. Cela résulte du manque complet de tous souvenirs personnels et de toute salutation, ainsi que des passages cités qui excluent expressément toute relation antérieure entre l’apôtre et ceux à qui il s’adresse.
M. Macpherson ne reconnaît pas le sens des textes desquels nous tirons cette conclusion. Le ἀκούσας, ayant entendu (1.15), doit, selon lui, s’expliquer comme le ἀκούων, entendant, Philémon 1.5. Ce mot signifierait simplement que, depuis qu’il a quitté Éphèse, Paul a reçu de bonnes nouvelles de la constance de leur foi et de leur charité. Mais ἀκούων est un présent, et le passé ἀκούσας a bien plutôt son parallèle dans Colossiens 1.4 qui s’applique à des fidèles que Paul n’avait jamais vus et ne laisse pas de doute sur le sens du passage des Éphésiens. Le : si du moins vous avez appris, 3.2, n’embarrasse pas davantage M. Macpherson ; il n’implique pas la moindre incertitude, mais signifie : comme vous ne pouvez manquer de le savoir, vous au milieu desquels j’ai vécu. Le : si du moins vous avez entendu Christ…, 4.21, s’appliquerait à l’enseignement intérieur des fidèles par le Saint-Esprit. Le lecteur jugera si c’est bien là une « saine et sobre exégèse, » comme l’affirme l’auteur. Quant à l’absence de salutations et de réminiscences personnelles, elle s’explique, selon lui, par le ton de « dignité soutenue » qui règne dans l’épître et par la hâte résultant du départ imminent du messager. Ces réponses sont sans valeur.
Pour nous, la conclusion que nous lirons de tous ces indices est, comme nous l’avons dit, que non seulement la lettre n’a pas été adressée aux Éphésiens aussi bien qu’à d’autres, mais qu’elle ne leur a pas été adressée du tout.
Devons nous, à l’exemple de Marcion, et en raison du passage Colossiens 2.1, où les Laodicéens sont associés étroitement aux Colossiens et rangés expressément parmi les chrétiens non connus de Paul, envisager notre épître comme ayant été adressée spécialement à cette église, ainsi que le pensent Mangold et d’autres ? En tout cas, nous ne saurions admettre qu’elle ait été adressée aux Laodicéens uniquement. Car si l’auteur la leur eût destinée spécialement, il ne leur aurait pas envoyé, ainsi qu’à un membre éminent de cette église, des salutations par l’intermédiaire des chrétiens de Colosses (Colossiens 4.15). Et si l’on admet avec Marcion que notre épître devait parvenir aux Laodicéens, il faut reconnaître aussi qu’elle devait avoir en même temps une destination plus générale qui ne comportait pas de salutation particulière. Et nous nous trouvons ainsi de nouveau en face de l’hypothèse d’une circulaire adressée à des églises dont Laodicée faisait partie et qui n’était autre que notre épître aux Éphésiens. Von Soden croit réfuter cette idée d’une lettre circulaire : Pourquoi ne pas renfermer simplement Colosses dans le circulus, et lui adresser en outre une lettre propre ? Et pourquoi ne pas donner aux Laodicéens dans la lettre à eux destinée la même direction qui est donnée aux Colossiens à l’égard de la leur propre (Colossiens 4.16) ? Mais le danger dont était menacée Colosses pouvait s’étendre à Laodicée, qui n’était éloignée de Colosses que de quelques lieues ; il pouvait donc être utile à cette église de prendre aussi connaissance de la lettre spéciale. Et, d’autre part, la destination générale de l’épître que devait recevoir Laodicée, ne permettait pas d’y insérer une direction semblable à celle de Colossiens 4.16. Nous ignorons la raison pour laquelle Paul n’avait pas jugé bon de faire faire une copie spéciale de la lettre circulaire en faveur des Colossiens. Simplement sans doute parce que cela ne lui avait pas paru nécessaire. — Mais, demande-t-on encore, qui devait remplir le blanc dans les exemplaires de la lettre générale ? Vraisemblablement Tychique, en les remettant à chaque groupe des églises de l’intérieur auxquelles ces exemplaires étaient destinés. Scknederrnann objecte qu’un mode si compliqué sent trop les façons d’agir modernes. Mais Paul ne craignait pas de se frayer de nouvelles voies, et l’on peut voir par 2 Corinthiens 1.1, par Galates 1.2 et par Apocalypse ch. 1 à 3, que des écrits apostoliques furent souvent adressés à un certain nombre d’églises, sans que nous sachions si l’on se contentait d’un seul exemplaire à faire circuler ou si l’on en faisait copier un certain nombred.
d – A lire l’exposé ironique que donne M. Macpherson, p. 62 et 63, de ma manière de voir, que j’ai présentée dans une série d’articles sur les épîtres de Paul dans l’Expositor en 1885 et 1888, articles réunis dans l’ouvrage Studies on the Epistles, Londres, chez Hodder et Stoughton, 1889.
Quel but s’est proposé l’apôtre en joignant à l’épître aux Colossiens une lettre plus générale destinée à des églises qu’il ne connaissait pas personnellement ? Autant celui de l’épître aux Colossiens est évident, autant celui de l’épître aux Éphésiens paraît, difficile à définir.
Baur pense qu’en exposant à l’Eglise une notion supérieure de la personne de Christ et en faisant ainsi de lui le centre d’unité dans lequel s’harmonisent toutes les oppositions, l’auteur a voulu l’élever à la conscience de son unité et travailler à la solution du contraste entre les chrétiens du judaïsme et ceux de la gentilité. Même idée dans l’école de Baur, avec différentes nuances. D’après Hilgenfeld, l’auteur lutte en faveur du droit des païens à occuper dans l’Église une position égale à celle des chrétiens juifs. Il cherche par là à réhabiliter le paulinisme dans cette église d’Asie où le judéo-christianisme, introduit par Jean, l’avait supplanté. Pfleiderer croit que l’intention de l’auteur a été de réprimer la licence des païens convertis et l’antinomisme qui les poussait à rompre avec les judéo-chrétiens. Von Soden ne trouve dans la lettre aucune trace d’intention polémique ; l’auteur engage simplement tous les chrétiens païens, à la suite de la ruine de Jérusalem, à serrer leurs rangs. Weiss a une idée très particulière. Il y avait en Asie-Mineure, comme le prouve la Ire épître de Pierre, composée selon lui avant la nôtre, un grand nombre d’églises qui devaient leur origine, non à Paul, mais à des chrétiens venus de Jérusalem et représentant le christianisme apostolique. C’est à l’union de ces églises avec celles qu’il avait fondées lui-même depuis son arrivée en Asie qu’a voulu travailler Paul dans cette épître. Aux yeux de Holtzmann et de Reuss, l’idée centrale de la lettre est celle d’un plan divin dominant le développement de l’univers moral et ayant pour but la réunion de toute l’humanité, jadis séparée en judaïsme et paganisme. M. Sabatier attribue à notre épître un but spéculatif : « Jusque-là l’Évangile avait été conçu comme moyen de salut ; l’apôtre l’élève maintenant à la hauteur d’un principe universel, » « Il tente dans cet écrit un essai de métaphysique chrétienne. » Il montre la rédemption comme « la pensée éternelle de Dieu, embrassant non seulement tous les âges, mais encore l’univers entier. »
Sans entrer dans l’examen de détail de chacun de ces points de vue, je me contenterai d’y opposer celui qui me paraît ressortir de l’épître elle-même lue sans préoccupation. L’auteur veut engager les églises, en majeure partie pagano-chrétiennes, qui relèvent de sa mission en Asie, à élever leur conduite morale à toute la hauteur de sainteté que réclame la dignité de membres du corps de Christ, qui leur appartient à l’égal des membres de l’ancien peuple élu. Si l’on se met à ce point de vue, on comprend toute la première partie qui n’est que la voie pour arriver à la seconde, vrai but de la lettre. L’épître est concentrée tout entière dans le verset 4.1 : « Je vous exhorte donc à vous conduire d’une manière digne de l’appel que vous avez reçu, » parole à laquelle vise toute la première partie et dont procède toute la seconde. L’unité de l’Église rentre sans doute comme trait essentiel dans le tableau que fait l’apôtre de ce saint organisme du corps de Christ. Mais cette idée ne saurait expliquer le modèle complet de la vie chrétienne que Paul trace dans la seconde partie, ni la description de la lutte et des armes du chrétien qui termine la lettre et dans laquelle il n’est pas fait la moindre allusion à l’union entre les membres de l’Église. La grandeur de la grâce accordée aux chrétiens païens et la hauteur de la sainteté à laquelle cette grâce les appelle, voilà l’épître dite aux Éphésiens, dans laquelle l’appel à l’union ne joue qu’un rôle secondaire, et la tentative de constituer une métaphysique chrétienne aucun rôle quelconque. Si l’apôtre étale aux yeux de ses lecteurs « la sagesse d’avant les siècles » (1 Corinthiens 2.7), il ne songe pas à les charmer spéculativement ; il veut les conquérir tout entiers à Dieu par l’intelligence des plans de son immense et éternel amour.