Ce sujet se décompose dans les trois suivants :
- De l’origine de l’état diabolique.
- Des conditions actuelles de l’existence des anges déchus.
- Des dégradations successives de ces êtres.
L’état diabolique doit-il être rapporté à une nécessité de nature ou à une chute volontaire qui aurait eu lieu au cours du développement de ces êtres ? et dans le premier cas, l’ange pervers serait-il αὐτοφυής et ἀγενετος, le représentant d’un principe coéternel et consubstantiel à Dieu, irréductible dès lors à sa puissance, comme l’ont enseigné les manichéens (Manes † 277) en empruntant les principes de leur doctrine au dualisme perse ; comme l’enseignent aujourd’hui les Hinschistes ?
Voici l’extrait d’une conférence tenue par M. Ed. Krilger sur ce sujet, au Casino de Genève, le 28 mars 1884 : « Le Diable existe par lui-même ; il est la source éternelle du mal ; il a l’empire de la mort. On appelle cela du manichéisme ; mais il peut s’être trouve des idées justes chez les manichéens. On dit qu’il ne peut pas y avoir deux êtres éternels ; mais que de paroles de l’Ecriture qui égarent quand on les prend à la lettre ! il ne peut pas non plus y avoir deux dieux, et cependant Christ est Dieu comme le Père. Il n’y a qu’un seul vrai Dieu. Le Diable est un faux Dieu ; il est le dieu du mal. Le Diable est présent partout et plus fort que Dieu sur la terre : pourrait-on attribuer une telle puissance à une créatured ? »
d – Transcrit par M. F. Chaponnière.
Ou bien le Diable est-il une créature de Dieu, mais mauvaise d’origine ? Une fois ces deux alternatives écartées, et étant admise une chute morale à l’origine de l’état diabolique, nous demanderons quelle a dû être la raison de cette chute elle-même.
La conception dualiste du mal qui, malgré ses antécédents philosophiques et l’autorité de Platon, fut repoussée unanimement par les Pères, est écartée déjà par notre doctrine de la création, selon laquelle Dieu est l’auteur de l’universalité des êtres, des démons par conséquent, et Dieu se révèle également et dès maintenant dans l’Ecriture comme le Maître absolu du Diable, à qui sa puissance, d’ailleurs très grande, n’est que prêtée, étant limitée en quantité et en durée, Job ch. 1 et 2 ; Luc 10.18 ; Romains 16.20. Ce premier point étant admis, nous devons reconnaître que nulle part dans l’Ecriture la chute de Satan et de ses anges n’est expressément mentionnée et moins encore racontée ; mais elle est, nous avons le droit de l’affirmer, partout supposée.
Les trois seuls passages où l’on pourrait être tenté de trouver la mention de la chute primitive des anges ou de leur Prince, n’ont pas, croyons-nous, cette portée. C’est en premier lieu : Jean 8.44, qu’on peut appeler le locus classicus sur le Diable ; mais contrairement à l’avis de plusieurs interprètes, il ne contient pas une mention expresse de sa première chute.
« Plusieurs interprètes anciens et modernes, écrit M. Godet, ont appliqué l’expression : ἐν ἀληθείᾳ οὐχ ἕστηκεν, à la chute du Diable. Vulgate : in veritate non stetit ; Arnaud : il ne s’est point tenu dans la vérité ; Osterwald : il n’a point persisté dans… Mais le parfait ἕστηκα ne signifie pas : n’est pas demeuré dans ; son sens est, dans le grec sacré comme dans le grec classique : « Je me suis placé là et j’y suis ». Jésus ne veut donc pas dire que le diable a quitté le domaine de la vérité, où il aurait été primitivement placé par Dieu, mais plutôt qu’il ne s’y trouve pas, ou plus exactement, qu’il n’y a pas pris place et que par conséquent il n’y est pase. »
e – Commentaire sur l’Ev. de saint Jean.
Mais si la chute du diable n’est pas dogmatiquement enseignée dans le texte : Jean 8.44, elle n’est pas moins supposée dans les mots : dans la vérité, qui impliquent une contradiction entre l’état de fait de cet être et son état de droit. L’aoriste est renfermé dans le présent ; le diable n’est pas dans la vérité, parce qu’il ne s’y est pas placé. Cette donnée est impliquée également dans l’assimilation même faite entre le Père du mensonge et ses enfants parmi les hommes qui sont tenus pour responsables de leur état.
Les deux autres passages du Nouveau Testament susceptibles d’être interprétés comme des mentions de la chute première des démons, sont Jude 1.6 et 2 Pierre 2.4, et Beck entre autres s’est refusé à les interpréter autrement.
Mais tout d’abord ces deux témoignages se réduisent à un seul, soit qu’on admette l’originalité du texte de Jude ou de celui de Pierre ; puis, les livres auxquels ils sont empruntés étant de la catégorie des deutéro-canoniques, ne suffiraient pas, d’après les principes posés dans la propédeutique, à fonder une proposition dogmatique. Enfin la plupart des interprètes ne voient dans ce passage et, croyons-nous, avec raison, qu’une allusion au fait indiqué : Genèse 6.1-2, ce dernier texte étant entendu dans le sens de relations charnelles entre les filles des hommes et les esprits rebelles en possession de corps humains. Or, soit que ces esprits soient tombés en faute à cette occasion, ou que ce crime se soit ajouté à une rébellion antérieure, ni dans un cas ni dans l’autre, il ne s’agirait de la première chute survenue dans l’univers.
Mais la principale preuve, et celle-ci tout à fait décisive, que l’état diabolique est imputable d’après l’Ecriture, non pas à une nécessité de nature chez ces êtres, mais à une détermination propre et volontaire, c’est la certitude du jugement divin qui doit les atteindre. Or, comme nous l’avons affirmé déjà quant aux rapports entre Dieu et l’homme, tout jugement suppose la responsabilité de l’être qui en est l’objet. Le jugement du diable et de ses anges a commencé dès la première venue de Christ dans l’âme de Christ lui-même, Jean 14.30, pour se poursuivre dans l’humanité, Jean 12.31 ; 16.11, et se consommer avec celui de l’Immunité rebelle, au dernier jour, Matthieu 25.41 ; 1 Corinthiens 15.24 ; Philippiens 2.10 ; Apocalypse 12.9 ; 20.10.
Mais s’il est vrai, comme nous le concluons de l’enseignement implicite de l’Ecriture, que le mal qui existe dans les régions supersensibles, soit, comme le mal terrestre lui-même, la conséquence d’une chute libre et volontaire, l’origine première du mal dans l’univers suscite eo ipso les difficultés les plus graves, insolubles à notre raison, insolubles pour Dieu même. C’est dire que la première chute, comme le mal absolu au terme du développement moral de toute créature, sont l’un et l’autre et en soi absolument inintelligibles.
Quel que soit en effet le motif que nous prêtions à la première chute du premier rebelle de l’univers, que ce soit l’orgueil (Origène, Augustin), ou l’envie (Irénée, Lactance, Grégoire de Nysse), et que cette envie ait eu pour objet l’homme créé à l’image de Dieu, selon Irénée, ou le Fils lui-même, selon Lactance, dès que l’on fait, comme nous, résider la raison déterminante du mal dans un acte de liberté, toute tentative d’explication du fait ne fait que reculer la difficulté qui nous occupe.
Comment a-t-il pu se faire qu’un être créé individualité pure, connaissant le bien et sachant que le bonheur et son bonheur était dans le bien, se soit livré spontanément et sans sollicitation, ni interne ni externe, au principe contraire au bien et au bonheur, se soit sciemment et volontairement condamné au mal et au malheur, puisque pour lui ces deux notions devaient se confondre : voilà, disons-nous, un fait inintelligible en soi.
Dira-t-on qu’il s’est séduit lui-même par l’illusion, c’est-à-dire par une erreur de l’intelligence, portant soit sur la supériorité de sa nature (orgueil), soit sur son infériorité relative (envie), et que c’est cette erreur intellectuelle qui a faussé chez lui les déterminations de la volonté ? Mais la cause des illusions de l’intelligence réside soit dans la volonté du sujet qui la domine, soit dans le monde externe qui la circonvient. Or, dans la supposition que nous venons de faire, la volonté étant au contraire dominée par l’intelligence, il ne resterait plus en question que la seconde alternative, celle où l’illusion serait causée par le monde, et nous demanderions alors quelle place il y aurait dans un monde pur soit pour l’erreur chez le sujet, soit pour la fausse apparence de l’objet.
Dira-t-on encore que sa chute a consisté plutôt dans l’omission du bien que dans la commission du mal ? moins dans une déviation de la ligne droite que dans le refus du progrès ? Peut-être l’Ange est-il déchu en prétendant demeurer à un moment donné ce qu’il était et ce que Dieu l’avait fait par l’acte de sa création, et en se refusant à se soumettre à la loi universelle du Royaume de Dieu, qui est de glorifier Dieu par des activités toujours nouvelles ! Mais cette distinction des péchés d’omission et de commission, usitée dans nos catéchismes, et déjà condamnée ici-bas par une saine appréciation des choses morales, ne saurait avoir aucune valeur dans l’ordre supramondain ; tout ange doit savoir que toute omission est en réalité une commission, et que la négligence d’un devoir équivaut au refus de l’accomplir ; que le refus du progrès renfermait la chute et toutes ses conséquences.
Il nous paraît que Beck a méconnu l’essence même du problème de l’origine première du mal, dans le paragraphe suivant intitulé : La possibilité d’une chute chez les esprits.
« Elle n’est point exclue par la supériorité de leur dotation originelle, car la tentation réside précisément dans la possession et dans la conscience de la force ; et dès lors, la plus haute intelligence contient en elle son plus haut stimulant et la chance la plus forte de se poser elle-même et de s’affirmer comme centre dans le domaine qui lui est assigné. Si l’on dit que cette haute intelligence devait apercevoir que cette possibilité prochaine aurait, au terme de ce déploiement d’arbitraire, l’inanité pour issue, nous dirons que précisément l’objet prochain a plus d’attrait qu’une fin lointaine, et que la possibilité immédiate est plus effective que celle qui est future. Mais pour reconnaître l’inanité finale d’une rébellion commencée contre Dieu, l’intelligence doit avoir pris déjà sa position en Dieu, c’est-à-dire avoir surmonté dans une première épreuve l’attrait de l’égoïté. Bref, c’est là une intuition morale, une sagesse à acquérir, et non pas une donnée immédiate de la raison. Il y a en effet deux pôles à équilibrer par une libre et normale répartition, un sentiment immédiat d’égoïté et un sentiment de dépendance, lequel ne se réfléchit dans la conscience du moi que médiatement et par un acte libre de spontanéité… Le premier usage normal de l’égoïté consiste à se rendre spontanément dépendant de Dieu comme de son Créateur, tandis que l’intelligence perverse vise à affranchir le moi de sa dépendancef. »
f – Vorles, 7te Lief., page 366.
Mais c’est ici précisément que réside l’élément absolument inintelligible de la première chute : comment s’est-il fait que dans un ordre de choses absolument normal, le principe de l’égoïté ait eu plus d’attrait que celui de la dépendance et le terme prochain que le terme lointain ?
Quelle que soit donc la forme dont l’intention coupable s’est revêtue chez le premier auteur du mal dans l’univers, et quels que soient les rapports qu’il a voulu intervertir, il n’a pu ignorer les conséquences inévitables que sa conduite devait avoir pour lui-même ; il a dû savoir qu’en portant atteinte à la souveraineté de Dieu, soit par une offense directe, soit par le renversement des rapports établis par Dieu entre les créatures, soit par le refus d’un progrès obligatoire, il sacrifiait son propre intérêt ; et il reste que sciemment et volontairement un être intelligent et pur a déserté le bonheur parfait qu’il éprouvait dans le bien pour se vouer au mal et au malheur absolus.
Avancerons-nous la supposition que même dans la révolte et l’infortune absolues, il peut y avoir un genre de volupté capable de tenter certains esprits, comme il y a jusque dans l’ironie du désespoir des sources d’âpres et amères délices ? Dirons-nous que quelques-unes de ces créatures, situées tout près de Dieu, ont osé l’entreprise de leur émancipation absolue avec la certitude même d’y enfouir leur félicité, et à la jouissance sereine et assurée de la communion avec Dieu ont préféré de savourer l’amertume d’une fausse indépendance, d’opposer le triomphe du sarcasme à la folie de leur conduite, et de chercher une satisfaction suprême dans le suicide éternel ?
S’il est impossible de remonter à la raison suffisante de la première chute, puisque celle-ci est la contradiction absolue, il ne le serait pas moins d’en préciser le mode ou la nature, comme les Pères l’ont tenté ; et comme la révélation scripturaire s’est, intentionnellement sans doute, dérobée sur ce point, nous ne saurions émettre ici que des conjectures. Tout d’abord, les deux principaux motifs supposés dans la première chute, l’orgueil et l’envie ne s’excluent point l’un l’autre : l’orgueil en regard des créatures inférieures ; l’envie envers le Fils. La parole de Jésus-Christ : « Il n’est point resté dans la vérité, » nous permet d’inférer qu’il y a eu chez le diable tentative ou ambition de détruire le rapport institué par Dieu entre Lui-même et la créature ; et des motifs de chute qu’il présente au premier et au second Adam : Vous serez comme des dieux, — Si tu es le Fils de Dieu, — il est permis d’inférer également que telle avait été sa propre visée. Le programme de l’Antichrist futur, tel que l’apôtre nous l’annonce (2Thes.2.4), ajoute à ces indications une probabilité nouvelle, en même temps que le rôle de tentateur qu’il remplit sur la terre, accuse l’envie qu’excite en lui le sort de l’humanité.
L’insolubilité du problème du mal n’existe d’ailleurs qu’à l’origine du fait et disparaît dans son cours. Car la même loi morale qui fixe la créature toujours plus fatalement dans la tendance qu’elle avait spontanément choisie, doit régir l’ange comme l’homme rebelle ; et nous devons admettre que le démon, étant déterminé dans le mal, non seulement ne veuille plus revenir au bien, mais ne puisse même plus le vouloir. Or le mal devenu la punition en même temps que l’œuvre de l’agent, a cessé à cette phase même d’être inintelligible. Et ceci nous amène au sujet suivant :
« Son art est de se taire, et quand il parle, il ment : » a dit le poète des Châtiments pour exprimer le comble de la perversité humaine. « Quand il dit le mensonge, il parle de son propre fonds : ἐκ τῶν ἰδίων λαλεῖ », a dit Jésus-Christ touchant le Père du mensonge ; et par là, il a défini le degré culminant de la perversité chez la créature.
L’état actuel de l’humanité dans le péché est composé d’une nature corrompue et d’un reste de l’image de Dieu ; de réactions et d’impuissance ; de rébellions et de repentirs ; de regrets et de rechutes ; d’illusions et de perversité. Cet état est relatif et dans le mal et dans le malheur. A de rares exceptions près, l’homme n’en est pas encore venu à haïr le bien comme bien, à aimer comme mal le mal et le mensonge. C’est que l’humanité naturelle n’a pas encore atteint l’état diabolique. Le mal est encore en l’homme un élément adventice, extrinsèque, et non consubstantiel. La meilleure preuve que nous en ayons, c’est que même aux époques les plus néfastes de l’histoire, l’homme a persisté à attacher l’apparence et le titre du bien fût-ce à ses forfaits. Les hommes de la Terreur avaient le culte de la vertu ; et aujourd’hui, les termes de progrès, d’émancipation et de liberté recouvrent les choses qui leur sont le plus contraires, et réussissent par ce moyen à les faire passer ; mais du moins ce passe-port leur est-il encore nécessaire.
Dans l’état diabolique au contraire, le mal est le fonds, l’essence de l’être, comme le mensonge est la seule expression véritable de la pensée. Le démon ne fait ni le mal pour qu’il en arrive du bien, ni le bien pour qu’il en arrive du mal ; il n’y a pas chez lui des pensées qui se combattent et tour à tour l’accusent et le défendent ; il ne connaît ni partage dans le bien, ni alliage de sincérité dans le mensonge, ni division entre les motifs et la fin, ni réaction d’une force contre l’autre, ni illusion sur les suites de l’acte ou sur l’essence de la chose ; il y a convergence des forces, unité, harmonie, identité absolue entre toutes les parties et les moments de l’être dans la haine du Bien, l’opposition à la vérité et la révolte contre Dieu (cf. Luc 11.18).
Cette absoluité dans le mal correspond avec l’essence pneumatique de l’ange déchu, en raison de laquelle tout acte de volonté bonne ou mauvaise engage la personnalité tout entière et sans retour.
Mais en même temps, comme l’ange déchu reste dans l’existence physique par un acte de la volonté divine absolue, la contradiction qui résulte de cette dépendance absolue de l’être et de cette opposition absolue de la volonté, se traduit chez ces êtres par le malheur absolu. Par le fait déjà que le diable est absolument méchant, il est absolument malheureux, et il porte la première peine de son état dans son état lui-même. La connaissance qu’il a de Dieu n’est accompagnée que de terreur (Marc 1.24 ; Jacques 2.19) ; toute son activité portée par l’angoisse se meut sans but et sans fin (Luc 11.24), et l’avenir ne lui apporte que des certitudes redoutables (Luc 8.31). L’envie que Satan porte à Jésus-Christ, et au juste en général, nous prouve que son état de rébellion ne lui assure ni satisfaction ni repos, et condamné à s’agiter dans le mensonge, le vide et les ténèbres, il ne lui est pas même donné de sortir de l’être pour rentrer dans le néant ; cette vie propre qu’il a ambitionnée est à la fois un long crime et un long supplice. Et à ce supplice intime naissant et renaissant du schisme entre l’être et la destinée, s’ajoutent et s’ajouteront par une juste dispensation de Dieu les causes externes, l’abîme (Luc 8.31), et le feu éternel (Matthieu 25.41). Et tout cela ensemble, c’est la vie dans la mort ; c’est la mort dans la vie ; c’est le ver qui ne meurt point ; c’est feu qui ne s’éteint point (Marc 9.44,48) ; c’est la vie ne renaissant sans cesse que pour se consumer sans cesse ; c’est la mort seconde (Apocalypse 21.8).
Si complet cependant que soit l’état de perversité et d’infortune des anges déchus, il n’en comporte pas moins des dégradations successives, que nous pouvons suivre à travers les diverses économies de l’histoire.
De même que la sainteté des anges restés fidèles, la chute même absolue du diable et de ses anges n’en a pas moins laissé une place à un processus dans le mal et le malheur. Prétendre le contraire serait admettre que la loi universelle de l’ordre moral ici-bas, qui est le développement et le progrès dans le mal comme dans le bien, ne régit pas les règnes supramondains comme les règnes humains.
Dieu respecte la liberté et les droits de la créature, même de la plus pervertie, et ce n’est que graduellement, et au fur et à mesure des progrès du mal qui est en elle, qu’il l’éloigne de sa présence, et fait coïncider son état extérieur avec son état moral.
L’étude des diverses économies scripturaires nous permet de suivre comme pas à pas, et pour ainsi dire, d’époque en époque, les dégradations successives auxquelles l’Ange déchu a été condamné jusqu’à la catastrophe dernière qui l’attend ; et nous donnons pleinement raison à Beck, qui d’ailleurs accentue trop, selon nous, ce caractère graduel du mal diabolique, dans la proposition suivante : « La puissance des mauvais esprits se développe dans l’Ecriture essentiellement par et avec l’histoire de l’humanité ; celle-ci offre à celle-là la matière d’une fausse position et d’une fausse exaltation du moi, comme la nature nous offre cette matière à nous-mêmes ».
Dans l’Ancien Testament, Satan et ses anges figurent encore, quoique déjà pervers, dans l’assemblée des anges fidèles, associés avec eux aux délibérations de l’Eternel, Job ch. 1 et 2 ; cf. 1 Rois 22.19-22, de la même façon que judas Iscariot, quoique appelé déjà un démon (Jean 6.70), restait extérieurement dans la société des autres apôtres.
L’apparition de Christ sur la terre, comme l’annonçait déjà à mots couverts l’antique oracle : Genèse 3.15, a marqué une seconde phase décisive dans la déchéance du Prince des ténèbres ; et Jésus annonça un jour à ses disciples qu’il l’avait contemplé en vision, mais dans une vision répondant à une réalité supersensible, tombant du ciel sur la terre, Luc 10.18 ; cf. Apocalypse 12.9. Dès ce moment aussi le Prince des ténèbres jugé en Christ (Jean 14.30), est jugé, c’est-à-dire manifesté comme ce qu’il est, dans le monde, Jean 12.31 ; 16.11, et son règne jadis universel sur la terre en dehors d’Israël, recule visiblement, au cours de l’économie présente, de continent en continent avec les conquêtes du Christianisme sur les domaines de l’idolâtrie.
« Jusqu’au Vendredi-Saint, écrit M. Godet sur Jean 16.11, Satan n’avait déployé sa haine meurtrière que sur des coupables. En ce jour-là, il a attenté à la vie du juste parfait.… Ce meurtre sans excuse a provoqué contre lui une sentence immédiate et irrévocable. Il est jugé et destitué de droit. Et c’est le Saint-Esprit qui proclame ici-bas cette sentence, en appelant le monde à rendre hommage à un nouveau Maître. Cette invitation révèle la révolution profonde qui vient de s’opérer dans le domaine spirituel. Chaque pécheur arraché à Satan et régénéré pur l’Esprit est le monument et la condamnation de celui qui s’appelait jadis le Prince de ce mondeg. »
g – Commentaire sur l’Evangile de saint Jean
Banni du ciel toutefois, confiné avec ses serviteurs dans les régions terrestres, et en particulier dans les espaces aériens (Éphésiens 2.2 ; 6.12), le diable y agit encore et y sévit, peut-être avec d’autant plus de vigueur et d’intensité que sa sphère comme sa période d’action sont dorénavant plus réduites (cf. Apocalypse 12.12). Une nouvelle chute l’attend : celle que redoutaient déjà les esprits malins du temps du Seigneur, Luc 8.31 ; la chute dans l’abîme, qui nous est annoncée pour le terme de l’histoire du monde, Ap. ch. 20 ; d’abord pour une période, symbolique sans doute, de mille ans (v. 3), puis pour l’éternité (v. 10 ; cf. Romains 16.20).
Alors l’ordre sera rétabli dans l’univers et la réconciliation faite entre toutes ses parties, selon la vue si géniale de saint Paul énoncée dans les deux passages (parallèles, mais non identiques) : Éphésiens 1.10 ; Colossiens 1.20. Cet effet sera produit non par une contrainte qui ne pourrait s’exercer sans une infraction portée aux lois de l’univers moral, mais par la réconciliation volontaire de toute créature réconciliable dans l’univers, accompagnée de la défaite complète et de l’annihilation définitive de toutes les puissances supérieures adverses, qui nous est annoncée : Matthieu 25.41 ; 1 Corinthiens 15.24 ; Philippiens 2.10-11.
Le seul passage de l’Ecriture qu’on peut citer comme prêtant un appui à la doctrine de la restauration possible des démons, ou du moins d’une partie d’entre eux, qui seraient mis à la fin des temps au bénéfice de l’œuvre de rédemption accomplie par Jésus-Christ, est Colossiens 1.19-20 : εὐδόκησεν πᾶν τὸ πλήρωμα κατοικῆσαι, καὶ δι’ αὐτοῦ ἀποκαταλλάξαι τὰ πάντα εἰς αὐτόν. Toutefois, cette interprétation ne s’impose pas, et il restera licite d’entendre les mots : réconcilier toutes choses, soit d’une réconciliation des parties de l’univers les unes avec les autres, soit de la réconciliation avec Dieu de tous êtres autres que les démons habitant les régions supérieures, et non exclus des bienfaits de l’amour de Christ par les conditions morales de leur existence.
Et c’est ainsi, disons-nous, que jusque chez les êtres définitivement déchus, comme le Prince du Royaume du mal, Dieu respecte l’immunité propre à la créature morale, en lui laissant le temps et l’espace nécessaires, sinon pour se convertir, du moins pour déployer librement dans la direction choisie par elle-même les forces qui lui ont été départies, et pour manifester mieux encore par là même la justice du jugement qui va la frapper.