(Juillet 1534)
Sévérité envers de la Maisonneuve – Déposition de Coutelier – De la Maisonneuve accusé d’être relaps – Le crime d’être laïque – Lyon et Chambéry se le disputent – Dernières sommations – Sentence de la cour – Condamnation à mort – Point de glaive en religion – Le remède efficace
Les juges et les prêtres étaient toujours plus décidés à délivrer l’Église d’un homme si dangereux ; à prononcer contre lui la peine capitale. Ils résolurent de faire un dernier effort pour obtenir de Baudichon des aveux suffisants. Le procureur fiscal prit la parole : « Vu l’arrogance et témérité de l’accusé, dit-il, attendu qu’il n’est pas suffisamment atteint par les témoins, nous ordonnons qu’il soit contraint à répondre touchant sa foi, et, pour ce, mis à la question et torture. » Le généreux citoyen devait donc être soumis à ces horribles tourments pratiqués par les inquisiteurs, mais rien ne fut stipulé sur l’espèce de torture qui lui serait appliquéea. On enferma de la Maisonneuve dans des combles. L’ordre de la Cour fut-il exécuté ? c’est ce que nous ne pouvons dire ; nous n’avons rien trouvé sur ce supplice ; on voit seulement qu’on le traitait d’une manière dure et cruelle. Ayant paru devant la Cour le 13 juillet, il se plaignit avec énergie des indignités qu’on lui faisait souffrir. « On use envers moi de tyrannie, dit-il, et de plusieurs torts et rudesses. » Les juges répondirent qu’il n’avait pas matière à se plaindre et que, s’il voulait, quelque faveur, il n’avait qu’à répondre touchant sa foi. « Quand je devrais demeurer toute ma vie prisonnier, dit Baudichon, je ne répondrai jamais devant vous, car vous n’êtes pas mes jugesb. »
a – Msc. du procès inquisitionnel, p. 260 à 262.
b – Msc. du procès inquisitionnel, p. 303, 304.
La Cour résolut alors de voir si l’on ne pourrait pas obtenir de lui quelque formule un peu catholique, qui autorisât à proclamer sa rétractation, ou, à défaut de cela, quelque déclaration bien hérétique qui mît à même de le brûler. Quelques formules prononcées du bout des lèvres suffisaient à certains juges pour donner la vie ou la mort. Le christianisme évangélique prescrit une voie opposée ; des paroles ne le satisfont pas ; la vérité doit pénétrer dans les parties profondes du cœur, et s’y établir par une assimilation intime qui transforme l’homme à l’image de Dieu. Mais surtout il s’élève contre toute contrainte, et à ces officiaux, à ces inquisiteurs qui s’imaginent prendre en main la cause de la vérité, il crie : « Laissez à Dieu ce qui appartient à Dieu ! » C’était le sentiment de la Maisonneuve. Quand je devrais demeurer prisonnier toute ma vie, dit-il, je ne répondrai jamais devant vous, car vous n’êtes pas mes juges. »
La Cour et les chanoines de Saint-Jean, ne pouvant obtenir quelque aveu de Baudichon, résolurent de faire comparaître un témoin qui, selon eux, devait l’écraser. A leur demande, l’évêque de la Baume, qui était alors à Chambéry, invita le père Coutelier, gardien du couvent de Saint-François, à se rendre à Lyon pour déposer contre le détenu. Le 18 juillet, ce moine parut devant la Cour et déclara que « tout le long du carême il avait prêché chaque jour à Genève, faisant du mieux qu’il pouvait ; qu’il y avait connu Baudichon, notoirement réputé pour fauteur de la secte luthérienne, et un nommé Farellus, très méchant homme, qui prêchait cette hérésie et d’autres plus exécrables dont il était l’inventeur ; qu’un jour, ne pouvant obtenir la licence de faire prêcher Farellus, Baudichon survint avec ses complices ; qu’en présence d’une très grande multitude de peuple, il déclara vouloir faire prêcher Farel ; qu’à l’heure même quelques-uns des siens allèrent sonner la cloche à trois reprises différentes, et que, au même monastère où, lui Coutelier avait prêché le matin, le dit a Farellus fit son sermon publiquement, suivant sa maudite doctrine, ce qu’il continua tous les jours de carême, vêtu en séculier. » Puis, venant à la visite que de la Maisonneuve et Farel lui avaient faite : « Ils prétendirent, dit le père gardien, que le pape est la bête de l’Apocalypse, que le saint-siège est non apostolique, mais diabolique… ; et même Baudichon était si transporté de ire et de fureur, qu’il eût voulu mettre le feu au monastèrec. »
c – Msc. du procès inquisitionnel, p. 324 à 327.
On introduisit alors de la Maisonneuve. Les deux grands adversaires étaient en présence et tenaient leurs regards arrêtés l’un sur l’autre. L’énergique huguenot, parlant avec calme, presque avec dédain, dit : « Je connais ce témoin ; c’est un méchant homme… Il a prêché à Genève plusieurs hérésies, suscité plusieurs tumultes parmi le peuple. — Des hérésies ! s’écrièrent les juges étonnés. Quelles hérésies ? » Un père gardien hérétique ! cela semblait fort étrange. — « Si j’étais à Genève, répondit l’accusé, je le dirais, mais ici, je ne dirai autre chosed. »
d – Msc. du procès inquisitionnel, p. 335 à 338.
Cependant le rusé moine avait sur lui une arme qui, pensait-il, devait infailliblement donner la mort à Baudichon. Pierre de la Baume lui avait remis, en sa qualité d’évêque et prince, une lettre close adressée aux juges pour demander qu’on lui envoyât le coupable, ou que, du moins, on le traitât avec toutes les rigueurs de la justice. Coutelier la remit à la Cour. L’évêque informait ses bons frères et amis que de la Maisonneuve avait été inculpé déjà autrefois d’hérésie luthérienne (c’était cinq ou six ans auparavant), qu’il en avait fait alors pénitence, et lui avait promis à lui, son évêque, de n’y plus retourner. « Cum nemini gremium ecclesia claudat, continuait-il, comme l’Église ne ferme son sein à personne, je fus content de lui pardonner, mais en le comminant d’être brûlé en cas de rechute. » Il est possible que de la Maisonneuve eût eu anciennement avec l’évêque quelque conversation de ce genre. Il fallait en profiter. La loi prononçait contre les relaps des peines fort sévères ; toute audience leur était refusée et ils étaient livrés immédiatement au bras séculier pour être exécutés. « Je vous prie de me le remettre, continuait l’évêque, pour en faire justice au contentement de Dieu et du monde et à l’entretenement (entretien) de notre sainte foi. » Mais une rivalité digne de Rome s’établit entre l’évêque de Genève et le primat de France ; chacun d’eux voulait avoir l’honneur de brûler le Genevoise.
e – Msc. du procès inquisitionnel, p. 345 à 349.
Cette lutte était naturelle. L’affaire avait d’autant plus d’importance aux yeux des évêques et des prêtres que de la Maisonneuve était coupable d’un crime plus noir, à leur avis, que ceux de Luther et de Farel. Il était laïque, et pourtant il prétendait réformer l’Église. L’intervention des laïques était, aux yeux du clergé, ce qu’il y avait de plus menaçant pour les prêtres et les papes. Une grande transformation s’opérait : l’opinion changeait, l’intelligence s’éclairait, elle reprenait les abus, elle rectifiait les erreurs. Un des maux introduits par le catholicisme, aggravés encore par la papauté, avait été d’annuler les fidèles dans les choses religieuses. Qu’un évêque allât à la guerre, c’était bien ; mais qu’un laïque eût un mot à dire dans l’Église, c’était inadmissible. Cette perversion de l’ordre primitif était signalée par les réformateurs ; à leurs yeux, le despotisme des prêtres était encore plus révoltant que celui des rois. On pouvait encore, pensaient-ils, livrer à un autre homme sa maison, ses champs, son existence terrestre, mais lui livrer son âme, son existence éternelle… impossible ! Une des forces du protestantisme était dans l’influence des laïques ; une des faiblesses du catholicisme romain était dans leur éloignement de la direction des intérêts religieux.
L’évêque de la Baume, en faisant mettre à mort le puissant laïque de la Maisonneuve, croyait porter un grand coup au principe le plus dangereux de la Réformation. Les officiaux de l’archevêque, primat de France, pensaient de même. Il n’y avait aucun doute sur le sort du fier Baudichon ; toute la question était de savoir si ce serait à Chambéry ou à Lyon que brilleraient les flammes de son bûcher. Les juges lui demandèrent en conséquence s’il voulait être envoyé à Chambéry pour y être jugé par l’évêque de Genève. L’accusé déclara qu’il préférait rester au royaume de France. De la Baume céda, mais en insistant pour que la Cour se hâtât de punir cet homme remuant : « Châtiez-le, dit-il, selon le bon plaisir du roi, qui s’est montré, par ses lettres royales, fort affectionné à ce. Outre cela, vous ferez une œuvre de grand mérite envers Dieu. » La Cour se mit en conséquence en mesure d’offrir elle-même cet holocaustef.
f – Msc. du procès inquisitionnel, p. 338.
Les magistrats genevois n’étaient pas restés muets. Dès le 23 juin, les syndics et le Conseil de Genève avaient écrit trois lettres, une au lieutenant du roi, une seconde à la bourgeoisie de Lyon, une troisième à Messieurs de Diesbach et Schœner, ambassadeurs de Berne à la cour de François Ier, déclarant trouver « fort étrange que Messieurs de Lyon voulussent imposer la loi à Genèveg. » Les vicaires généraux ne s’en alarmèrent pas extrêmement ; ils espéraient que l’intervention de François Ier se bornerait à défendre que Baudichon de la Maisonneuve fût recherché pour des actes commis dans sa patrie. Toutefois, ils jugèrent prudent de se hâter.
g – Registres du conseil des 10 et 23 juin, et 7 juillet 1534.
La Cour en vint donc aux dernières, solennelles et triples sommations. Baudichon de la Maisonneuve, lui dit le présidenth, nous vous admonestons de répondre touchant votre foi, sous peine d’excommunication. » Le Genevois se tut. Trois fois même sommation, trois fois même silence. Enfin le président ayant ajouté : « Etes-vous chrétien ? » il répondit : « Vous n’êtes pas mes juges et ne le serez jamais ; si je parais devant les syndics de Genève, je répondrai de manière à ce que chacun soit content. » Toutefois, il se déclara prêt à s’expliquer immédiatement sur ce qu’il était accusé d’avoir délinqué au royaume de France, montrant ainsi qu’il voulait simplement maintenir les droits de son peuple et de ses magistrats. La Cour n’accepta pas ; elle comprenait sans doute que des propos de table d’hôte n’étaient pas de nature à faire brûler un homme. Puis on lui refusa encore une fois un avocat : « Si vous savez écrire, lui dit-on, nous vous permettrons d’écrire de votre main ce que vous voudrez et nous vous entendrons demain. » Il déclara, ne pouvoir le faire sans avoir communication des actes du procès. Sur quoi la Cour répondit que ledit procès devait lui être plus que connui.
h – Vendredi 17 juillet 1534.
i – Msc. du procès inquisitionnel, p. 339 à 343.
L’enquête était terminée ; de la Maisonneuve fut remis aux mains du procureur général fiscal de l’archevêque, et le lendemain, 18 juillet, il fut amené devant lui. Ce personnage se leva et dit : « Baudichon de la Maisonneuve, étant suffisamment convaincu des crimes et délits dont au procès est fait mention, est par nous déclaré hérétique, grand fauteur, défenseur et protecteur des hérétiques et hérésies, qui à présent pullulent, et comme tel il est remis au bras séculierj. »
j – Msc. du procès inquisitionnel, p. 350 à 354.
On avait hâte d’en finir. Il y avait un certain bruit que le roi délivrerait le prisonnier ; il fallait donc précipiter la sentence et l’exécution. Le 28 juillet, la Cour eut sa dernière séance. Deux inquisiteurs y siégeaient, et le jugement définitif y fut prononcé :
« Baudichon de la Maisonneuve, dit la Cour, tu es suffisamment convaincu d’avoir affirmé à Genève et ailleurs plusieurs propositions hérétiques de la faction luthérienne ou écolampadienne ;
D’avoir été le principal défenseur et promoteur de cette secte ;
D’avoir protégé l’impur Farel et d’autres perfides hérauts de ce dogme pervers ;
De t’être refusé à répondre en notre présence concernant ta foi ;
Nous te déclarons donc hérétique et le plus grand fauteur et défenseur de l’hérésie et des hérétiquesk ;
k – « Hæreticæ pravitatis et hæreticorum maximum defensorem et factorem. » (La sentence est en latin au Msc. du procès inquisitionnel, p. 431 à 435.)
En conséquence, nous te livrons comme tel au bras séculier. »
Ceci était la formule employée par les tribunaux ecclésiastiques pour prononcer la peine capitale. De la Maisonneuve en appela au roi, au légat, à qui de droit, et fut reconduit dans la prison.
L’Église, ayant horreur du sang, remettait Baudichon au bras du magistrat civil, pour qu’il eût à répandre celui de cet homme généreux ; le capitaine des luthériens était condamné à mortl. Depuis longtemps, à Lyon, à Genève et ailleurs, on s’attendait de jour en jour à ce qu’il fut brûlém. Dès lors il n’y eut plus de doute sur son sort ; la condamnation était légalement prononcée. Les prêtres triomphaient et les évangéliques attendaient un grand deuil.
l – Voir la lettre de François Ier au Conseil de Genève. (Archives de Genève.)
m – Froment, Gestes de Genève, p. 242.
Déjà beaucoup de bûchers avaient été dressés en France, en Angleterre et ailleurs, et des chrétiens, plus intimes que de la Maisonneuve, mais non plus libres et plus courageux, y étaient morts pour leur foi. Les persécuteurs étaient-ils toujours entraînés par la cruauté et la haine ? Les vicaires généraux, les chanoines de Saint-Jean, l’archevêque-primat de France avaient-ils tous soif de sang ? Il y eut sans doute dans le nombre des fanatiques haineux, mais il serait injuste de porter sur tous un jugement aussi sévère. Il se trouva parmi eux des hommes justes, bienveillants peut-être, auxquels on pouvait appliquer cette parole prononcée sur la croix : Pardonne ! ils ne savent ce qu’ils font. L’acte des persécuteurs au seizième siècle est atroce, et pourtant trop facile à expliquer. Une religion, convaincue de la vérité de ses dogmes, regarde comme son droit et son devoir de combattre l’erreur qui à ses yeux perd les âmes, et, si elle est unie à la puissance civile, elle se fait, hélas, une vertu et une loi de lui emprunter son épée pour délivrer l’Église de la contagion. La faute de tels juges (et elle est grande) est de se mettre à la place de Dieu, à qui seul l’empire des consciences appartient ; d’oublier que la religion, étant un être spirituel, n’a rien à faire avec la contrainte et ne peut être propagée et reçue que par des convictions morales. Le glaive, quand la religion s’avise de le saisir, devient facilement dans ses mains insensé et féroce. Remets ton épée dans son fourreau, a dit Jésus à Pierre, et ceux qui s’appellent les successeurs de Pierre n’ont cessé de l’en tirer. Le pas est si glissant et l’abîme est si proche, qu’à côté de milliers de cas où l’Église romaine, au seizième siècle, a fait cette grande chute, on en cite deux ou trois où des protestants même ont bronché.
Trois siècles ont amendé de si déplorables aberrations ; de nos jours on n’élève plus d’échafauds, mais il y a encore des tribunaux, des cachots, des exils pour les convictions religieuses. Que faire pour abolir à jamais de tels maux dans toutes leurs ramifications ? Le remède le plus efficace paraît être la séparation du temporel et du spirituel, la rupture des liens qui unissent encore le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil. La doctrine qui condamne ces assassinats fanatiques a dès longtemps triomphé dans toute la chrétienté évangélique ; à Rome, les faits sont adoucis, mais les principes demeurent. La civilisation moderne attend le moment où de salutaires modifications dans les rapports de l’État et de l’Église enlèveront à celle-ci, partout et pour toujours, la possibilité de saisir de nouveau le glaive impie, qui a répandu par torrents le sang le plus généreux.