Il y a quarante quatre ans, un colporteur du midi de la France rencontrait dans un omnibus, un professeur français établi en Espagne. Ce professeur malmena fort le pauvre colporteur. Celui-ci défendit la Bible de son mieux. « Quiconque, dit-il, la lit avec sérieux, avec prière, au nom de Jésus-Christ, est sûr d’être éclairé, convaincu, changé. » Il ne fut pas peu surpris, quand ils se séparèrent, de voir son antagoniste lui acheter une Bible. Trois ans plus tard, dans une auberge, pendant qu’il prenait son repas, ce même colporteur fut abordé par un monsieur, qui l’avait longtemps fixé, jusqu’à le gêner, et qui lui demanda : « N’étiez-vous pas à B…, en telle année ? Ne vendiez-vous pas la Bible ? — Si, répond le colporteur, et il reconnut le professeur qu’il avait rencontré trois ans auparavant. Venez dans ma chambre, lui dit celui-ci, j’ai des choses extraordinaires à vous raconter au sujet de la Bible que vous m’avez vendue. » Laissons la parole au professeur.
« Après vous avoir quitté, je retournai en Espagne, à mes leçons, et surtout à ma vie de débauche, à laquelle je me livrais en compagnie d’un mien ami, alors un des plus tristes personnages que j’aie jamais connus. Il était plus riche que moi, et c’était lui qui faisait les frais de nos orgies. Grâce à ma mauvaise conduite, j’eus bientôt perdu tous mes élèves. J’attendais leur retour … en fumant du matin au soir. Afin de bien marquer tout mon dédain pour la Bible que vous m’aviez vendue, et que j’avais eu grand soin de ne pas ouvrir, je me mis à en arracher les pages l’une après l’autre, pour allumer mes cigares. Un jour, comme je me disposais à arracher une page, je ne trouvai plus mon livre. A ce moment, il en restait peut-être un tiers. Ne le trouvant pas, je n’y pensai plus.
Peu après, je remarquai, non sans surprise, que mon compagnon me témoignait de la froideur. Je ne le rencontrais plus dans les lieux de plaisir où, auparavant, nous passions presque tout notre temps ensemble, et son absence m’était d’autant plus sensible qu’il n’était plus là pour payer mes dépenses. Bientôt, ma situation fut intolérable. Criblé de dettes, sans aucun crédit, je vis venir le moment où, pour vivre, je devrais mendier dans la rue. Avant d’en arriver là, je résolus d’aller demander du secours à mon ancien compagnon. Je vais. Je frappe à sa porte ; elle s’ouvre, à ma joie immense, et pour mon salut éternel, comme vous allez le voir. Je vis que mon ami ne me faisait pas la mine, je pris courage, lui exposai ma situation, et m’écriai : aidez-moi, ou je meurs de faim. Si mauvais que je sois, je ne puis pas voler.
Je suis d’autant plus tenu de vous aider, me dit-il en m’interrompant, et en souriant, que c’est moi qui vous ai volé. — Volé ! et qu’avez-vous donc pu prendre à un individu qui n’a pas un centime ? — Ah ! vous aviez un trésor, le trésor des trésors, et le voici, dit-il, en prenant dans un tiroir le livre qu’aussitôt je reconnus pour la Bible que je vous avais achetée. Oh ! pour ce vol-là, on ne vous enverra pas aux galères ! Et d’ailleurs, il ne restait presque plus rien de ce livre. — C’est vrai, mais ce qui en restait a suffi pour m’amener à la repentance dont on ne se repent pas, et pour changer mon cœur — Vraiment ? mais parlez-vous sérieusement ? — Très sérieusement, plus sérieusement que jamais. Un jour, j’étais entré dans votre chambre. Ne vous trouvant pas, je regardai de côté et d’autre, et mes yeux tombèrent sur ce livre. Le voyant tout déchiré, j’en conclus qu’il devait avoir peu de valeur. Je l’ouvris néanmoins, et mes yeux tombèrent sur cette parole : venez à moi vous tous qui êtes travaillés et chargés… Elle fit sur moi une impression profonde. Depuis quelque temps, j’étais mécontent de moi et de tout le monde. Je sentais, malgré moi, que la vie que je menais ne pouvait me rendre heureux, qu’il fallait, à tout prix, un changement. Mais mes mauvaises habitudes avaient repris le dessus. Toutefois, cette parole avait porté. Je voulus en savoir plus long sur ce livre. Craignant que vous ne refusiez de me le prêter, je le pris, sans vous attendre. Une fois dans ma chambre, je dévorai — oui, c’est le mot — tout ce qui en restait. Plus je lisais, plus j’étais amené à reconnaître Jésus-Christ comme le Sauveur de mon âme. Je trouvai cette parole : « Demandez et vous recevrez », et cette autre : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. » A genoux, je demandai, et je reçus, et, j’ose le dire, je devins à ce moment, un disciple de Jésus-Christ.
Les paroles de mon ami me rappelèrent ce que vous m’aviez dit dans l’omnibus : « Quiconque lit ce livre avec sérieux, avec prière, au nom de Jésus-Christ, est sûr d’être éclairé, convaincu, changé. » Sous cette impression, j’écoutai mon ancien compagnon avec une attention et un sérieux redoublés. Depuis lors, nous reprîmes nos relations, sur un pied bien différent du passé, conscients d’être tous deux de misérables pécheurs, qui ne devaient avoir qu’une pensée : obtenir le pardon et la paix. Bientôt le Seigneur nous accorda la grâce de pouvoir nous regarder l’un l’autre comme compagnons de marche dans le chemin qui conduit à une éternité bienheureuse. Prenez donc courage, colporteur de la sainte Parole de notre Dieu, car, que les résultats de votre travail vous soient connus ou non, l’œuvre que vous poursuivez est une œuvre bénie. »
(Raconté par M. Victor de Pressensé, dans le rapport de 1867 de la Société biblique britannique.)
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