Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre XIX
De la liberté chrestienne.

3.19.1

Nous avons maintenant à traitter de la liberté chrestienne, laquelle on ne doit oublier de déclairer, quand on a proposé de comprendre en un brief recueil une somme de la doctrine évangélique. Car c’est une chose très-nécessaire, et sans la cognoissance de laquelle, à grand’peine les consciences osent entreprendre chose quelconque sinon en doute : souvent hésitent et s’arrestent, tousjours tremblent et chancellent. Notons que c’est un accessoire de la justification, lequel nous peut beaucoup aider pour comprendre la vertu d’icelle. Mesmes toutes gens craignans Dieu sentiront que le fruit de ceste doctrine est inestimable : combien que les mocqueurs de Dieu et gaudisseurs s’en mocquent en leurs plaisanteries, pource qu’estans hébétez en leur yvrongnerie spirituelle, ils se desbordent en toute énormité. Voyci doncques le lieu opportun d’en traitter. Et combien que nous en ayons touché quelquesfois ci dessus, il estoit toutesfois utile de réserver la disputation entière jusques à ce présent lieu : pourtant que si tost que quelque mention de la liberté chrestienne est mise en avant, incontinent les uns laschent la bride à leurs concupiscences : les autres esmeuvent grans tumultes, si quant et quant on ne met ordre à restreindre tels légers esprits, qui corrompent les meilleures choses qu’on leur sçauroit présenter. Car les uns sous couleur de ceste liberté rejettent toute obéissance de Dieu, et abandonnent toute licence à leur chair. Les autres contredisent, et ne veulent ouyr parler de ceste liberté, par laquelle ils pensent que tout ordre, toute modestie et discrétion des choses soyent renversées. Que ferons-nous yci, estans enclos en tel destroit ? Vaudroit-il pas mieux laisser derrière la liberté chrestienne, pour obvier à tels dangers ? Mais comme il a esté dit, sans la cognoissance d’icelle, ne Jésus-Christ, ne la vérité de l’Evangile ne le repos intérieur des âmes n’est pas droictement cognu. Plustost doncques au contraire, il faut mettre peine que ceste doctrine si nécessaire ne soit pas omise ny ensevelie : et ce pendant néantmoins que les objections absurdes qui se peuvent yci esmouvoir, soyent réprimées.

3.19.2

La liberté chrestienne, selon mon jugement est située en trois parties. La première est que les consciences des fidèles, quand il est question de chercher asseurance de leur justification, s’eslèvent et dressent par-dessus la Loy, et oublient toute la justice d’icelle. Car puis que (comme il a esté monstré ci-dessus) la Loy ne laisse nul juste, ou il nous faut estre exclus d’espérance d’estre justifiez, ou il nous faut estre délivrez d’icelle : et tellement délivrez, que nous n’ayons nul esgard à nos œuvres. Car quiconques penseroit qu’il deust apporter quelque peu d’œuvres pour obtenir justice, il ne pourroit déterminer fin ne mesure d’icelles, mais se constitueroit debteur de toute la loy. Parquoy, quand il est question de nostre justification, il nous faut démettre de toute cogitation de la Loy et de nos œuvres, pour embrasser la seule miséricorde de Dieu : et destourner nostre regard de nous-mesmes pour le convertir à un seul Jésus-Christ. Car il n’est pas yci question, asçavoir si nous sommes justes : mais comment estans injustes et indignes, nous pourrons estre réputez pour justes. De laquelle chose si les consciences veulent avoir quelque certitude, elles ne doyvent donner aucun lieu à la Loy. Combien qu’il ne fale de cela inférer, que la Loy soit superflue aux fidèles : lesquels elle ne laisse point d’enseigner, exhorter, stimuler à bien, combien qu’au jugement de Dieu elle n’ait lieu en leurs consciences. Car comme ces deux choses sont bien diverses, aussi il nous les faut songneusement discerner. Toute la vie des Chrestiens doit estre une méditation et exercice de piété : d’autant qu’ils sont appelez à sanctification Eph. 1.4 ; 1Thess. 4.5. En cela gist l’office de la Loy, de les advertir de ce qu’ils ont à faire : afin de les inciter à avoir en affection saincteté et innocence. Mais quand les consciences sont inquiétées comment elles pourront avoir Dieu propice, que c’est qu’elles auront à respondre, et en quelle fiance elles se pourront soustenir, si elles sont appelées et adjournées au jugement de Dieu : lors il ne faut pas venir à conte avec la Loy, ne pourpenser ce qu’elle requiert : mais elles se doyvent présenter un seul Jésus-Christ pour justice, lequel surmonte toute perfection de la Loy.

3.19.3

En ce point gist quasi tout l’argument de l’Epistre aux Galatiens. Car que ceux soyent pervers expositeurs qui disent que sainct Paul ne combat que pour la liberté des cérémonies, il est facile à prouver de la manière d’arguer de sainct Paul : comme quand il dit que Christ a esté fait exécration pour nous, afin de nous délivrer de l’exécration de la Loy. Item, que nous gardions la liberté par laquelle Christ nous a délivrez, et que nous ne souffrions point d’estre assujettis au joug de servitude Gal. 3.13 ; 5.1. Voyci, dit-il, moy Paul je vous di, si vous estes circoncis. Christ ne vous proufitera de rien. Item, celuy qui est circoncy, est debteur de toute la Loy, et Christ luy est fait vain. Item, Vous tous qui estes justifiez par la Loy, vous estes décheus de la grâce. Ausquels propos certainement il démeine une chose plus haute que la liberté des cérémonies. Je confesse bien que sainct Paul traitte là des cérémonies, d’autant qu’il dispute contre les faux Apostres qui machinoyent de ramener en l’Eglise chrestienne les ombres anciennes de la Loy, lesquelles avoyent esté abolies à la venue de Jésus-Christ. Mais pour décider ceste question, il faloit qu’il montast plus haut : asçavoir à la vraye source. Premièrement, d’autant que par ces figures judaïques la clairté de l’Evangile estoit obscurcie, il démonstre que nous avons en Jésus-Christ une plene exhibition de toutes les choses qui estoyent figurées par les cérémonies de la Loy mosaïque. Secondement, d’autant que les séducteurs ausquels il avoit à faire, abruvoyent le peuple d’une meschante opinion, que c’estoit une œuvre méritoire pour acquérir la grâce de Dieu, que de faire les cérémonies de la Loy : il insiste principalement sur ce point, que les hommes ne peuvent acquérir justice devant Dieu par nulles œuvres, et tant moins par menus fatras de choses extérieures. Semblablement il remonstre que nous sommes par la mort de Christ délivrez de la damnation de la Loy Gal. 4.5, laquelle est autrement sur tout le genre humain, afin d’avoir repos en nos consciences : lequel argument est propre au point que nous traittons. Finalement, il maintient la liberté des consciences, déclairant qu’elles ne sont point liées à observer les choses indifférentes.

3.19.4

L’autre partie de la liberté chrestienne, laquelle dépend de ceste précédente, est telle : c’est qu’elle fait que les consciences ne servent point à la Loy comme contraintes par la nécessité de la Loy : mais qu’estans délivrées de la Loy, elles obéissent libéralement à la volonté de Dieu. Car d’autant qu’elles sont perpétuellement en crainte et terreur, tant qu’elles sont sujettes à la Loy, jamais elles ne seront bien délibérées d’obéir volontairement et d’un franc cœur à la volonté de Dieu, sinon que premièrement elles ayent obtenu ceste délivrance. Nous verrons par exemple plus briefvement et clairement à quelle fin tend ce propos. Le commandement de la Loy est, que nous aimions Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme, de toutes nos forces Deut. 6.5. Pour accomplir ce commandement, il faut que premièrement l’âme soit vuide de toute autre cogitation, que le cœur soit purgé de tout autre désir, que toutes les forces y soyent ensemble appliquées. Or ceux qui sont les plus avancez en la voye de Dieu, sont bien loing de ce but. Car combien qu’ils aiment Dieu de bonne affection et en sincérité de cœur : toutesfois ils ont encores une grande partie de leur cœur et de leur âme remplie d’affections charnelles, desquelles ils sont empeschez et retirez, à ce qu’ils ne puissent courir à Dieu comme il appartient. Ils s’efforcent bien d’aller : mais la chair en partie débilite leur vertu, en partie l’applique à soy. Que feront-ils yci, quand ils voyent qu’ils ne font rien moins que d’accomplir la Loy ? Ils veulent, ils aspirent, ils s’efforcent : mais rien en telle perfection qu’il appartient. S’ils regardent la Loy, ils voyent tout ce qu’ils sçauroyent entreprendre de faire estre maudit. Et ne faut que quelqu’un s’abuse, pensant que son œuvre ne soit point du tout mauvaise d’autant qu’elle est imparfaite : et pourtant que Dieu néantmoins a pour acceptable ce qui y est de bien. Car la Loy requérant parfaite dilection, condamne toute imperfection sinon que devant toutes choses la rigueur soit modérée. Que celuy doncques qui a telle estime de son œuvre, la considère bien : et il trouvera que ce qu’il y jugeoit estre bon en partie, est transgression de la Loy, entant qu’il est imparfait.

3.19.5

Voylà comment toutes nos œuvres sont liées à la malédiction de la Loy, si elles sont compassées à sa reigle. Et comment pourroyent les povres âmes prendre courage à faire quelque œuvre, pour laquelle elles n’attendroyent rapporter que malédiction ? D’autre part, si estans délivrées de ce rigoureux commandement de la Loy, ou plustost de toute la rigueur d’icelle, elles se voyent estre appelées de Dieu avec une douceur paternelle : lors d’une alaigresse et franchise de cœur elles suyvront où il les voudra mener. En somme, ceux qui sont captifs sous les liens de la Loy, soient semblables aux serfs, ausquels les maistres ordonnent certaine tasche d’ouvrage pour chacun jour : lesquels ne pensent rien avoir fait, et ne s’oseroyent présenter devant leurs maistres, s’ils n’ont achevé parfaitement tout ce qui leur a esté enjoinct. Mais les enfans qui sont plus libéralement et doucement traittez de leurs pères, ne craignent point de leur présenter leurs ouvrages rudes et à demi faits, et mesmes ayans quelque vice : se confians que leur obéissance et bon vouloir sera agréable au père, encores qu’ils n’ayent fait ce qu’ils vouloyent. Il nous faut doncques estre semblables aux enfans, ne doutans point que nostre très-bon Père et si débonnaire n’ait nos services pour agréables, combien qu’ils soyent imparfaits et vicieux : comme mesmes il conferme par le Prophète, Je leur pardonneray, dit-il comme le père aux enfans qui le servent Mal. 3.17 : où le mot de Pardonner est prins pour bénignement supporter, dissimulant les vices, d’autant qu’il fait aussi mention du service. Et ne nous est pas peu nécessaire ceste asseurance : sans laquelle en vain nous travaillerons en tout. Car Dieu ne se répute estre honoré par nos œuvres, sinon qu’elles soyent vrayement faites à son honneur. Et comment les pourrions-nous faire en son honneur entre telles craintes et doutes, quand nous sommes incertains s’il y est offensé ou honoré ?

3.19.6

C’est la cause pourquoy l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux rapporte à la foy toutes les bonnes œuvres des anciens Pères, et selon la foy estime la valeur d’icelles Héb. 11.2, 17. Nous avons de ceste liberté un passage notable en l’Epistre aux Romains : où sainct Paul conclud que le péché ne nous doit dominer, pourtant que nous ne sommes plus sous la Loy, mais sous la grâce Rom. 6.14. Car après avoir exhorté les fidèles que le péché ne règne en leur corps mortel, et qu’ils n’adonnent leurs membres pour armes d’iniquité à péché, mais qu’ils se vouent et dédient à Dieu comme ressuscitez des morts, et leurs membres armes de justice à Dieu : pourtant qu’iceux au contraire pouvoyent objecter qu’ils portent encores avec eux leur chair plene de concupiscences, et que le péché habite en eux, il vient à mettre ceste consolation, laquelle il déduit de la liberté de la Loy : comme s’il disoit, Combien que les fidèles ne sentent encores le péché esteint en eux, et la plene vie de justice : néantmoins ils ne se doyvent désoler et perdre courage comme s’ils avoyent Dieu courroucé contre eux pour telles reliques de péché, veu que par la grâce de Dieu, ils sont affranchis de la Loy, à ce que leurs œuvres ne soyent plus examinées à sa reigle. Et ceux qui infèrent qu’on peut bien pécher, puis que nous ne sommes plus sous la Loy. peuvent bien entendre que ceste liberté ne leur appartient en rien : de laquelle la fin est, de nous inciter et induire à bien.

3.19.7

La troisième partie de la liberté chrestienne nous instruit de ne faire conscience devant Dieu des choses externes, qui par soy sont indifférentes : et nous enseigne que nous les pouvons ou faire, ou laisser indifféremment. Et nous est aussi la cognoissance de ceste liberté très-nécessaire. Car si elle nous défaut, nos consciences jamais n’auront repos, et sans fin seront en superstition. Il est aujourd’huy advis à beaucoup de gens, que nous sommes mal advisez d’esmouvoir disputation qu’il soit libre de manger de la chair, que l’observation des jours et l’usage des vestemens soit libre, et de tels fatras, comme il leur semble. Mais il y a plus d’importance en ces choses que l’on n’estime communément. Car puis qu’une fois les consciences se sont bridées et mises aux liens, elles entrent en un labyrinthe infini et en un profond abysme, dont il ne leur est pas après facile de sortir. Si quelqu’un a commencé à douter s’il luy est licite d’user de lin en draps, chemises, mouchouers, serviettes : il ne sera non plus asseuré s’il luy est licite d’user de chanvre : à la fin il commencera à vaciller s’il peut mesmes user d’estouppes. Car il réputera en soy-mesme s’il ne pourroit pas bien manger sans serviette, s’il ne se pourroit point passer de mouchouers. Si quelqu’un vient à penser qu’une viande, qui est un peu plus délicate que les autres, ne soit pas permise : en la fin il n’osera en asseurance de conscience devant Dieu manger ne pain bis, ne viandes vulgaires, d’autant qu’il luy viendra tousjours en esprit, s’il ne pourroit par entretenir sa vie de viandes plus viles. S’il fait scrupule de boire bon vin, il n’osera après en paix de sa conscience en boire de poussé ou esventé, ne finalement de l’eau meilleure ou plus claire que les autres : brief, il sera mené jusques-là, qu’il fera un grand péché de marcher sur un festu de travers. Car il ne se commence pas yci un léger combat en la conscience : mais la doute est, s’il plaist à Dieu que nous usions de ces choses, ou que n’en usions pas, duquel la volonté doit précéder tous nos conseils et tous nos faits. Dont il est nécessaire que les uns soyent par désespoir jettez en un gouffre qui les abysme : les autres, après avoir rejetté et chassé toute crainte de Dieu, voisent par-dessus tous empeschemens, puisqu’ils ne voyent point la voye. Car tous ceux qui sont enveloppez en telles doutes, quelque part qu’ils se tournent, ont tousjours devant eux un scandale de conscience.

3.19.8

Je sçay bien, dit sainct Paul, qu’il n’y a rien de pollu sinon à celuy qui estime une chose pollue : car à cestuy-là elle est pollue Rom. 14.14. Par lesquelles paroles il submet toutes choses externes à nostre liberté, pourveu que l’asseurance de ceste liberté soit certaine à nos consciences envers Dieu. Mais si quelque opinion superstitieuse nous met en scrupule, les choses qui estoyent pures de leur nature, nous sont souillées. Pourtant il dit après, Bienheureux est celuy qui ne se condamne point soy-mesme en ce qu’il approuve : mais celuy qui fait scrupule de quelque chose, s’il la fait contre son jugement, il est condamné, d’autant qu’il ne la fait pas en foy : et tout ce qui n’est de foy est péché Rom. 14.22-23. Ceux qui enserrez en tels destroits, néantmoins en osant toutes choses contre leurs consciences, se veulent monstrer hardis et courageux, ne se destournent ils pas d’autant de Dieu ? D’autre part, ceux qui sont touchez de plus près de la crainte de Dieu, estans contraints par ce moyen de faire beaucoup de choses contre leur conscience, sont effarouchez de beaucoup d’effrois : et en la fin défaillent. Tous ceux-là qui usent ainsi des choses, ou en telle hardiesse contre leur conscience, ou en telle crainte et confusion, tant les uns que les autres ne reçoyvent rien des dons de Dieu avec action de grâces : par laquelle seule toutesfois (comme tesmoigne sainct Paul) iceux dons sont sanctifiez à nostre usage 1Tim. 4.4-5. J’enten action de grâces procédante d’un cœur qui recognoisse la bonté et libéralité de Dieu en ses dons. Car plusieurs d’eux entendent bien que les choses dont ils usent sont biens de Dieu, et louent Dieu en ses œuvres, mais puis qu’ils n’estiment pas qu’elles leur soyent données de Dieu, comment luy rendroyent-ils grâces comme à leur bienfaiteur ? Nous voyons en somme, à quelle fin tend ceste liberté, c’est asçavoir à ce que puissions sans scrupule de conscience ou troublement d’esprit, appliquer les dons de Dieu à tel usage qu’ils nous ont esté ordonnez : par laquelle confiance nos âmes puissent avoir paix et repos avec Dieu, et recognoistre ses largesses envers nous. Et en ceci sont comprinses toutes les cérémonies dont l’observation est libre, à ce que les consciences ne soyent point astreintes à les observer comme de nécessité : mais qu’elles sçachent que l’usage est submis à leur discrétion, selon qu’il seroit expédient pour édifier.

3.19.9

Or il faut diligemment considérer que la liberté chrestienne en toutes ses parties est une chose spirituelle : de laquelle toute la force gist à pacifier envers Dieu les consciences timides, soit qu’elles travaillent en doutant de la rémission de leurs péchez, soit qu’elles soyent en solicitude et crainte, asçavoir si leurs œuvres imparfaites et souillées des macules de leur chair, sont agréables à Dieu, soit qu’elles se sentent perplexes touchant l’usage des choses indifférentes. Pourtant elle est mal prinse de ceux ou qui en veulent colorer leurs cupiditez charnelles pour abuser des dons de Dieu à leur volupté, ou qui pensent ne l’avoir point, s’ils ne l’usurpent devant les hommes, et pourtant en l’usage d’icelle ils n’ont nul esgard à leurs frères infirmes. En la première manière il se commet aujourd’huy de grandes fautes : car il y a peu de gens lesquels ayent de quoy estre somptueux, qui ne se délectent en banquets, en habillemens, et en édifice de grand appareil, et de pompe désordonnée, qui ne soyent bien aises, quant à ces choses, estre veus entre tous les autres, et qui ne se plaisent à merveilles en leur magnificence. Et tout cela se soustient et excuse sous couleur de la liberté chrestienne. Ils disent que ce sont choses indifférentes, ce que je confesse, qui en useroit indifféremment : mais quand elles sont appelées avec cupidité, quand elles sont desployées à pompe et orgueil, quand elles sont désordonnément abandonnées, elles sont maculées par tels vices. Ce mot de sainct Paul discerne très-bien les choses indifférentes : c’est asçavoir, que toutes choses sont pures à ceux qui sont purs : mais qu’aux souillez et infidèles il n’y a rien de pur, puis que leurs consciences et pensées sont souillées Tite 1.15. Car pourquoy sont maudits ceux qui sont riches, qui ont maintenant leur consolation, qui sont saoulez, qui rient, qui dorment dedans licts d’yvoire, qui conjoingnent possession avec possession, desquels les banquets ont harpes, luts, tabourins et vin Luc 6.24 ; Amos 6.1-5. Certes, et l’yvoire, et l’or, et les richesses sont bonnes créatures de Dieu, permises, et mesmes destinées à l’usage des hommes, et n’est en aucun lieu défendu, ou de rire, ou de se saouler, ou d’acquérir nouvelles possessions, ou de se délecter avec instrumens de musique, ou de boire vin. Cela est bien vray : mais quand quelqu’un est en abondance de biens, s’il s’ensevelit en délices, s’il enyvre son âme et son cœur aux voluptez présentes, et en cherche tousjours de nouvelles, il se recule bien loing de l’usage sainct et légitime des dons de Dieu. Qu’ils ostent doncques leur mauvaise cupidité, leur superfluité outrageuse, leur vaine pompe et arrogance : pour user des dons de Dieu avec pure conscience. Quand ils auront réduit leurs cœurs à ceste sobriété, ils auront la reigle de bon usage. Que ceste tempérance défaille, les délices mesmes vulgaires et de petit pris passeront mesure. Car ceste parole est très-vraye. que sous du gris ou du bureau habite bien souvent un courage de pourpre : et d’autre part, que sous soye et veloux quelque fois est caché un humble cœur. Parquoy que chacun en son estat vive ou povrement, ou médiocrement, ou richement, tellement néantmoins que tous cognoissent qu’ils sont nourris de Dieu pour vivre, non pour se remplir de délices : et qu’ils entendent que ceste est la loy de la liberté chrestienne, s’ils sont apprins avec sainct Paul, de se contenter de ce qui leur est présenté : s’ils sçavent bien porter abjection et honneur, faim et abondance, povreté et opulence Phil. 4.12.

3.19.10

La seconde faute aussi, de laquelle nous avons parlé, est grande en plusieurs : lesquels comme si leur liberté ne leur estoit point sauve ny entière, si elle n’avoit les hommes pour tesmoins, usent d’icelle imprudemment et sans discrétion. Par lequel usage inconsidéré, souventesfois ils offensent leurs frères infirmes. On en peut veoir aujourd’huy d’aucuns, lesquels ne pensent pas bien garder leurs libertez s’ils n’en sont entrez en possession par manger chair le jour du vendredi. Je ne les repren point de ce qu’ils mangent de la chair : mais il faut rejetter de nos esprits ceste fausse opinion, qu’on n’ait point de liberté si on ne la monstre à tous propos. Car il faut estimer que par nostre liberté nous n’acquérons rien devant les hommes, mais envers Dieu : et qu’elle est autant située en abstinence qu’en usage. Si quelqu’un a ceste vraye intelligence, que ce luy soit tout un envers Dieu de manger de la chair ou des œufs : d’estre vestu de rouge ou de noir, ce luy est assez. Desjà la conscience est délivrée : à laquelle estoit deu le fruit de ceste liberté, Combien doncques qu’il s’abstinst de manger chair tout le reste de sa vie, et que jamais il n’usast que d’une couleur en ses vestemens, il n’en est de rien moins libre. Et mesmes en cela il est libre, que d’une conscience libre il s’en abstient. Or telle manière de gens que nous avons dit, faillent très-dangereusement en cela, qu’ils ne tienent conte de l’infirmité de leurs frères, laquelle doit estre tellement soulagée de nous, que nous ne facions rien légèrement dont elle soit scandalisée. Mais quelqu’un dira, qu’aucune fois il est convenable de monstrer nostre liberté devant les hommes. Je confesse aussi ce point : mais il faut avec une grande diligence y tenir moyen, tellement que nous ne contemnions point d’avoir soin des infirmes, lesquels nostre Seigneur nous a singulièrement recommandez.

3.19.11

Je diray doncques yci quelque chose des scandales, comment on les doit discerner, desquels on se doit garder, et lesquels on peut mespriser : dont chacun se puisse résoudre quelle liberté il peut avoir entre les hommes. Or il nous faut observer la distinction commune, laquelle dit qu’il y a une manière de scandale qui se donne, l’autre qui se prend : veu qu’icelle distinction a évident tesmoignage de l’Escriture, et exprime assez proprement ce qu’elle veut dire. Si quelqu’un doncques par une légèreté intempérante ou témérité indiscrète, en temps ou en lieu importun fait quelque chose dont les imbécilles et rudes soyent scandalisez, on pourra dire qu’il aura donné scandale, puis qu’il a esté fait par sa faute que tel scandale s’est esmeu. Et du tout on peut dire que scandale est donné en quelque chose, quand la faute provient de l’autheur de la chose. On appelle Scandale prins, quand quelque chose qui n’estoit point intempéramment ni indiscrètement faite, néantmoins par la mauvaistie et malice des autres est tirée en occasion de scandale. Car yci le scandale n’estoit point donné, mais les iniques sans cause le prenent. Du premier genre de scandale il n’y a que les débiles offensez : du second, ceux qui par leur rigueur et chagrin ont tousjours à mordre et à reprendre, s’en offensent. Pourtant nous en appellerons un. Scandale des infirmes : l’autre, des Pharisiens : et tempérerons et moyennerons tellement l’usage de nostre liberté, qu’il cède et obéisse à l’ignorance de nos frères infirmes, non pas à la rigueur des Pharisiens. Car sainct Paul monstre amplement en plusieurs lieux combien nous devons concéder aux infirmes. Recevez, dit-il, les infirmes en la foy. Item, Ne jugeons plus ci-après l’un l’autre : mais plustost regardons de ne mettre offense à nostre frère, ou occasion de cheute Rom. 14.1, 13 : et plusieurs autres paroles tendantes à une mesme fin, lesquelles il vaut mieux reveoir au lieu, que les réciter yci. La somme est, que nous qui sommes robustes, devons supporter la débilité des foibles, et ne nous contenter pas de nous-mesmes : mais qu’un chacun contente son prochain en bien pour édification. Derechef il dit en un autre lieu. Mais gardez-vous que vostre liberté ne soit en offense à ceux qui sont infirmes 1Cor. 8.9. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, ne doutans de rien pour faire conscience. Or je le di de vostre conscience, non point de celle d’autruy : brief, soyez tels que vous ne faciez scandale ny aux Grecs, ny aux Juifs, ny à l’Eglise de Dieu 1Cor. 10.25, 32. Item en un autre passage, Vous estes appelez en liberté, mes frères : seulement n’abandonnez point vostre liberté à la chair pour sa licence, mais servez l’un à l’autre par charité Gal. 5.13. Certainement il est ainsi. Nostre liberté ne nous est point donnée contre nos prochains qui sont débiles, ausquels charité nous submet et fait serviteurs en tout et par tout : mais elle nous est donnée afin qu’ayans paix avec Dieu en nos consciences, nous vivions paisiblement aussi avec les hommes. Touchant de l’offense des Pharisiens, les paroles de nostre Seigneur nous monstrent quel esgard nous y devons prendre : par lesquelles il commande de les laisser, et n’en tenir conte, car ils sont aveugles, et conducteurs des aveugles ? Matth. 15.14. Les disciples l’avoyent adverty qu’ils s’estoyent scandalisez de sa doctrine : il respond qu’il les faut mespriser, et ne se soucier point de leur offense.

3.19.12

Toutesfois la chose est encores douteuse, si nous n’entendons lesquels il nous faut avoir pour infirmes, et lescquels pour Pharisiens : sans laquelle discrétion, je ne voy point comment nous puissions user de nostre liberté entre les scandales, veu que l’usage en seroit tousjours fort dangereux : nuis il m’est advis que sainct Paul détermine clairement tant par doctrine que par exemples, combien il nous faut modérer nostre liberté, ou quand nous la devons prendre avec scandale. Prenant Timothée en sa compagnie, il le circoncit : et il ne voulut jamais accorder de circoncir Tite Actes 16.3 ; Gal. 2.3. Les faits sont divers, néantmoins il n’y eut nulle mutation de conseil ne de vouloir. Car en la circoncision de Timothée, combien qu’il fust libre de toutes choses, il s’est fait serf de tous : et a esté fait aux Juifs comme Juif, pour gaigner les Juifs : à ceux qui estoyent sous la Loy, comme estant sous la Loy, pour gaigner ceux qui estoyent sous la Loy : aux infirmes, comme infirme, pour gaigner les infirmes : tout à tous, pour sauver plusieurs 1Cor. 9.19-23, comme luy-mesme a escrit. Nous avons une bonne modération yci de nostre liberté : c’est asçavoir quand indifféremment nous nous en pouvons abstenir avec quelque fruit. Au contraire, il testifie à quelle fin il tendoit, quand il refusa constamment de circoncir Tite, en escrivant en ceste manière : Mesmes Tite qui estoit avec moy, combien qu’il fust Grec, ne fut contraint d’estre circoncis, pour aucuns faux frères qui estoyent entrez pour espier nostre liberté, lacquelle nous avons en Jésus-Christ, afin de nous rédiger en servitude Gal. 2.3-5. Ausquels nous n’avons point succombé une seule minute de temps en nous assujetissant à eux, afin que la vérité de l’Evangile nous demeurast. Nous avons yci pareillement une nécessité de garder nostre liberté, si elle vient à estre esbranlée aux consciences infirmes par les commandemens des faux Apostres. Par tout il nous faut servir à charité, et avoir esgard à l’édification de nos prochains. Toutes choses me sont licites (dit sainct Paul en un autre passage) mais toutes ne sont pas expédientes. Toutes choses me sont licites, mais elles n’édifient pas toutes. Que nul ne cherche ce qui est sien, mais le bien de son prochain 1Cor. 10.23-24. Il n’y a rien plus clair ne plus certain que ceste reigle : c’est asçavoir que nous avons à user de nostre liberté, si cela tourne à l’édification de nostre prochain : et s’il n’est expédient à nostre prochain, qu’il nous en faut abstenir. Il y en a aucuns qui font semblant d’ensuyvre la prudence de sainct Paul en abstinence de liberté, ne cherchans rien moins en icelle que servir à charité. Car pour pourvoir à leur repos et tranquillité, ils désirent que toute mention de liberté fust ensevelie. Combien qu’il ne soit aucunesfois moins loisible et nécessaire à l’édification de nos prochains, d’en user, que de la restreindre pour leur bien. Or l’homme chrestien doit penser que Dieu luy a assujeti toutes choses externes, afin qu’il soit d’autant plus à délivre à faire tout ce qui appartient à la charité de son prochain.

3.19.13

Tout ce que j’ay enseigné d’éviter les scandales, se doit rapporter aux choses indifférentes : lesquelles ne sont de soy ne bonnes ne mauvaises. Car celles qui sont nécessaires, ne doyvent estre omises par crainte de quelque scandale. Car comme nostre liberté doit estre compassée et submise à la charité de nos prochains, aussi la charité doit estre assujetie à la pureté de la foy. Il est vray qu’il faut yci aussi bien avoir esgard à charité : mais c’est tellement, que pour l’amour de nostre prochain Dieu ne soit point offensé. Je n’approuve point l’intempérance de ceux qui ne font rien que par tumultes, et aiment mieux violentement rompre tout, que descoudre : mais aussi d’autre part je n’accepte point la raison de ceux qui induisans les autres par leur exemple en mille blasphèmes, feignent qu’il leur est nécessaire de faire ainsi, afin de n’estre en scandale à leurs prochains. Comme si ce pendant ils n’édifioyent point les consciences de leurs prochains en mal : principalement quand ils s’arrestent tousjours en une mesme boue, sans espérance d’en sortir. Et s’il est question d’instruire leur prochain par doctrine, ou par exemple de vie, ils disent qu’il le faut nourrir de laict : et pour ce faire, ils l’entretienent en mauvaises et pernicieuses opinions. Sainct Paul récite bien qu’il a nourri les Corinthiens de laict 1Cor. 3.2 : mais si la Messe eust esté de ce temps-là, eust-il sacrifié pour leur donner à boire du laict ? Non : car le laict n’est pas venin. Ils mentent doncques, faisans semblant de nourrir ceux lesquels cruellement ils meurtrissent sous espèce de telle douceur. Et encores que nous leur accordissions que ceste dissimulation fust bonne pour quelque temps, toutesfois jusques à quand abruveront-ils leurs enfans d’un mesme laict ? Car s’ils ne grandissent jamais jusques à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont esté nourrris de bon laict. Il y a deux raisons qui m’empeschent maintenant que je ne combate contre telles gens plus à bon escient. L’une est, que leurs inepties ne sont pas dignes d’estre rembarrées, n’ayans ne goust ne saveur : la seconde, pour éviter redite, d’autant que j’ay traitté cest argument en livres exprès. Seulement que les lecteurs ayent ce point pour résolu : c’est par quelques scandales que le diable et le monde s’efforcent ou machinent de nous destourner de ce que Dieu commande, ou nous retarder à ce que nous ne suyvions point la reigle de sa Parole, qu’il nous faut despiter le tout, afin de poursuyvre alaigrement nostre cours. D’avantage, quelque péril qui nous menace, qu’il ne nous est point libre de nous divertir tant peu que ce soit de l’authorité de Dieu : et qu’il ne nous est licite non plus d’attenter rien sans son congé, quelque couverture que nous prenions.

3.19.14

Or puis qu’il est ainsi que les consciences des fidèles, par le privilège de leur liberté qu’elles ont de Jésus-Christ, sont délivrées des liens et nécessaires observations des choses lesquelles le Seigneur leur a voulu estre indifférentes, nous concluons qu’elles sont franches et exemptées de la puissance de tous hommes. Car il n’est pas convenable ou que la louange que Jésus-Christ doit recevoir d’un tel bénéfice soit obscurcie, ou que le fruit en soit perdu pour les consciences. Et ne doit estre estimée une chose de légère importance, laquelle nous voyons avoir tant cousté à Jésus-Christ : c’est asçavoir laquelle il n’a point achetée par or ni argent, mais par son propre sang. Tellement que sainct Paul ne doute point de dire que la mort de Christ nous est faite vaine, si nous nous mettons en la sujétion des hommes. Car il ne traitte autre chose par quelques chapitres de l’Epistre aux Galates, sinon que Christ nous est enseveli, ou plustost du tout esteint, si nos consciences ne se tienent fermes en leur liberté : de laquelle certes elles décherroyent, si elles se pouvoyent au plaisir des hommes, lier de loix et constitutions Gal. 5.1, 4. Mais comme c’est une chose très-digne d’estre cognue, aussi d’autre part elle a mestier d’estre plus clairement exposée. Car incontinent qu’on dit aujourd’huy quelque mot d’oster les constitutions humaines il s’esmeut de grandes noises : en partie par gens séditieux, en partie par des calomniateurs : comme si toute obéissance des hommes estoit rejettée et renversée.

3.19.15

Afin doncques d’obvier à cest inconvénient, nous avons à noter qu’il y a double régime en l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu et de ce qui appartient à piété. L’autre est politique ou civil, par lequel l’homme est apprins des offices d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les hommes. Vulgairement on a de coustume de les appeler Jurisdiction spirituelle et temporelle : qui sont noms assez propres, par lesquels il est signifié que la première espèce de régime appartient à la vie de l’âme, et que la seconde sert à ceste présente vie : non pas pour nourrir ou vestir les hommes, mais pour constituer certaines loix, selon lesquelles les hommes puissent vivre honnestement et justement les uns avec les autres. Car la première a son siège en l’âme intérieure : ceste seconde seulement forme et instruit les mœurs extérieures. Que les lecteurs doncques me permettent d’en appeler l’une Royaume spirituel, et l’autre civil ou politique. Or comme nous les avons distinguez, il nous les faut considérer chacun à part, et ne les confondre ensemble. Car il y a comme deux mondes en l’homme, lesquels se peuvent gouverner et par divers Rois, et par diverses loix. Ceste distinction sera pour nous advertir que ce que l’Evangile enseigne de la liberté spirituelle, nous ne le tirions point contre droict et raison à la police terrienne, comme si les Chrestiens ne devoyent point estre sujets aux loix humaines, d’autant que leurs consciences sont libres devant Dieu : ou comme s’ils estoyent exempts de toute servitude selon la chair, pource qu’ils sont affranchis selon l’esprit. D’avantage, comme ainsi soit qu’en jugeant des constitutions, qui semblent advis concerner le régime spirituel, on se puisse abuser, il est mestier de discerner mesmes entre icelles, pour sçavoir lesquelles doyvent estre tenues pour légitimes, comme conformes à la Parole de Dieu, et lesquelles doyvent estre rejettées. Touchant de la police terrienne, nous réservons d’en traitter en un autre lieu. Je me déporte aussi à présent de parler des loix ecclésiastiques, pource que la déduction conviendra mieux au quatrième livre où il sera parlé de la puissance de l’Eglise. Que ce soit doncques yci la conclusion de ceste matière. Il n’y auroit nulle difficulté (comme j’ay dit) sinon que plusieurs s’enveloppent, ne discernons pas bien entre la police et la conscience : entre la jurisdiction externe et civile, et jugement spirituel, qui a son siège en la conscience. Aussi il y a un passage de sainct Paul qui fait la difficulté plus grande : asçavoir quand il dit qu’il faut obéir aux Magistrats, non pas seulement pour crainte de punition, mais aussi à cause de la conscience Rom. 13.1, 5. Car de là il s’ensuyt que la conscience est sujette aux loix politiques. Or si ainsi estoit, tout ce que nous avons dit ci-dessus, et avons encore à dire du régime spirituel, tomberoit bas. Pour soudre ce scrupule, il est expédient de sçavoir en premier lieu que c’est de Conscience, et le mot en soy nous en peut donner quelque déclaration. Car comme nous disons que les hommes sçavent ce que leur esprit a comprins, dont vient le mot de Science : aussi quand ils ont un sentiment du jugement de Dieu, qui leur est comme un second tesmoin, lequel ne souffre point d’ensevelir leurs fautes, mais les adjourne devant le siège du grand Juge, et les lient comme enferrez : un tel sentiment est appelé Conscience. Car c’est comme une chose moyenne entre Dieu et les hommes : d’autant que les hommes ayans une telle impression en leur cœur, ne peuvent pas effacer par oubly la cognoissance qu’ils ont du bien et du mal : mais sont poursuyvis jusques à ce qu’ils se rendent coulpables quand ils ont offensé. Et c’est ce qu’entend sainct Paul, en disant que la conscience testifie avec les hommes, quand leurs pensées les accusent ou absolvent au jugement de Dieu Rom. 2.15. Une simple cognoissance pourroit estre en un homme comme estouffée : parquoy ce sentiment qui attire l’homme au siège judicial de Dieu, est comme une garde qui luy est donnée pour le veiller et espier, et pour descouvrir tout ce qu’il seroit bien aise de cacher s’il pouvoit. Et voylà dont est venu le proverbe ancien, Que la conscience est comme mille tesmoins. Par une mesme raison, sainct Pierre met la response de bonne conscience pour un repos et tranquillité d’esprit, quand l’homme fidèle s’appuyant en la grâce de Christ, se présente hardiment devant la face de Dieu 1Pi. 3.21. Et l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux, disant que les fidèles n’ont plus de conscience de péché, signifie qu’ils en sont délivrez et absous, pour n’avoir plus de remors qui les rédargue Héb. 10.2.

3.19.16

Parquoy, comme les œuvres ont leur regard aux hommes, aussi la conscience a Dieu pour son but : tellement que bonne conscience n’est sinon une intégrité intérieure du cœur. Et c’est à ce propos que sainct Paul dit, que l’accomplissement de la Loy est charité de conscience pure, et de foy non feinte 1Tim. 1.5. En un autre lieu il monstre en quoy elle diffère du simple sçavoir, disant qu’aucuns sont décheus de la foy, pource qu’ils s’estoyent destournez de bonne conscience. Car par ces mots il signifie que c’est une affection vive d’honorer Dieu, et un droict zèle de vivre purement et sainctement. Quelquesfois le nom de Conscience s’approprie à ce qui concerne les hommes : comme quand sainct Paul dit aux Actes, qu’il a mis peine de cheminer tant envers Dieu qu’envers les hommes en bonne conscience Actes 24.16 : mais cela s’entend, d’autant que les fruits extérieurs qui en procèdent parvienent jusques aux hommes. Mais à parler proprement, la conscience, comme j’ay dit, a son but et addresse à Dieu. Parquoy nous disons qu’une loy lie les consciences, quand elle oblige simplement et du tout l’homme, sans avoir regard aux prochains, mais comme s’il n’avoit affaire qu’à Dieu. Exemple : Dieu nous commande non-seulement d’avoir le cœur pur de toute impudicité, mais aussi de nous garder de toutes paroles vilenes, et dissolutions tendantes à incontinence. Quand il n’y auroit homme vivant sur la terre, je suis tenu en ma conscience de garder telle loy. Parquoy si je me desborde à quelque impudicité, je ne pèche pas seulement en ce que je donne scandale à mes frères, mais je suis coulpable devant Dieu comme ayant transgressé ce qu’il m’avoit défendu entre luy et moy. Il y a une autre considération quant aux choses indifférentes : car il nous en faut abstenir entant que nous pourrions offenser nos frères, mais c’est avec conscience franche et libre. Comme sainct Paul le monstre parlant de la chair consacrée aux idoles. Si quelqu’un, dit-il, en fait scrupule, n’en mange point à cause de la conscience : non pas de la tiene, mais de celle de ton prochain 1Cor. 10.28-29. L’homme fidèle qui seroit adverti, pécheroit scandalisant son prochain par son manger : mais combien que Dieu luy commande de s’abstenir pour l’amour de son prochain de manger de telle viande, et qu’il luy soit nécessaire de s’y assujetir, toutesfois sa conscience ne laisse pas d’estre toujours en liberté. Nous voyons doncques comme ceste loy n’impose sujétion sinon à l’œuvre extérieure, et ce pendant laisse la conscience libre.

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