Les conséquences de la première faute de l’homme racontée dans les six premiers versets du troisième chapitre de la Genèse, se sont réalisées à l’égard des auteurs eux-mêmes et à l’égard de leurs descendants. Nous les considérerons successivement dans cet ordre :
Ces conséquences se présentent à nous dans le récit génésiaque sous un double caractère : les conséquences morales précédant la sentence et naissant immédiatement de la faute elle-même, et ses conséquences physiques en l’homme et dans la nature.
Le péché est le premier châtiment du péché. Le document génésiaque récite à partir du v. 7, en traits aussi rapides que dramatiques, les degrés de la démoralisation succédant chez les coupables à la première perpétration de l’acte défendu. C’est la honte, v. 7 ; — le premier objet de leur science nouvellement acquise, par une sorte d’ironie divine qui a flétri une fois pour toutes la recherche de la science pour la science, est leur propre nudité ; — c’est la frayeur, v. 8 ; le mensonge, v. 10 ; la lâcheté, la haine et le blasphème qui, en accusant la femme donnée par Dieu, accuse Dieu lui-même, v. 12. Dès ce moment, il est manifeste que le dessein du divin Educateur d’amener chaque coupable à s’accuser soi-même a échoué. L’interrogatoire épuisé va faire place aux sentences.
Si le péché toutefois restait la seule conséquence du péché, il ne tarderait pas à se créer à lui-même un état extérieur conforme à son essence, et la contrariété causée par le mal entre la créature et son Créateur, comme entre les parties de la créature elles-mêmes, finirait par se résoudre en harmonie. Bien plus, la perception de l’anomalie du mal décroîtrait chez le méchant par l’effet de l’oblitération croissante de ses organes, et par une conséquence qui ne saurait faire honneur à la suprême justice, cette terre verrait la rançon du péché procurée par son excès même, et le dernier mot dans l’ordre moral et dans l’univers restant au plus pervers.
Il a donc fallu que Dieu attachât au mal moral le mal physique comme son critère, que la souffrance physique et la mort physique fussent les témoins incorruptibles de l’anomalie du péché. La souffrance et la mort chez l’humanité déchue, c’est le schisme rétabli de haut et par la main de la suprême justice au sein de la fausse paix du coupable ; c’est le renversement des harmonies artificielles achetées par les complicités de la conscience.
Et c’est ainsi que la souffrance, satellite du péché, s’est répandue comme une onde bruyante depuis les régions surnaturelles où le premier péché de l’univers a été commis, dans le domicile de l’homme, profané et gâté tout ensemble.
La portée des sentences rendues contre les coupables est déterminée, avons-nous dit, par les circonstances de la faute, les unes aggravantes, les autres atténuantes. La sentence qui livre le Tentateur à une ruine irrévocable enveloppait la première promesse de restauration pour l’humanité déchue, et les peines prononcées sur les deux victimes de la tentation ne seront point des jugements, satisfactions pures données à la justice au détriment des coupables, mais des châtiments dictés encore par la miséricorde et convertibles en grâces.
L’ancienne dogmatique protestante énuméra trois conséquences de la première chute : a) mors spiritualis, radix omnis mali ; b) mors corporis ; c) mors æterna, h. c. perpetua a beatifica Dei fruitione exclusio, cum cruciatibus perennibus, iisque longe acerbissimis conjuncta (Hollace).
Nous trouvons la mort spirituelle indiquée dans les conséquences immédiates de la faute (7-14), et la mort corporelle annoncée dans les sentences (17-20). Quant à la troisième conséquence, nous disons que le texte biblique ne l’enseigne pas, parce qu’il enseigne le contraire (vide inf.).
Nous pouvons souscrire en revanche aux formules d’Augustin, selon lequel l’homme créé dans l’état du posse non peccare nec mori, et destiné au non posse peccare nec mori, est tombé dans le non posse non peccare nec moria.
a – De corrup. et gratia.
Nous distinguons dans le récit biblique deux groupes de deux sentences chacune ; les premières portées sur les agents de la tentation, et les secondes, sur ses deux victimes.
a. Sentences portées sur les agents de la tentation.
Nous venons en formulant ce titre même, de nous séparer de deux classes d’interprètes d’accord entre eux d’ailleurs pour ne voir dans les versets 13 et 14 du chap. 3 de la Genèse qu’une seule et même sentence, mais qui, selon les uns (Reuss), vise le serpent, et, selon les autres (Bible annotée), un tentateur surnaturel. Les uns entendent le v. 15 comme le v. 14 d’une sentence sur le serpent ; les autres entendent déjà le v. 14 comme le v. 15 d’une sentence sur le diable.
Nous avons donné plus haut nos raisons en opposition à la première opinion ; le sens naturel des termes du verset 14, et la relation de ce texte avec Ésaïe 45.25, qui y fait allusion, nous empêchent d’admettre la seconde.
Sentence sur l’animal, instrument de la tentation, v. 14.
Un Père de l’Eglise a répondu à l’objection tirée contre la justice divine de l’irresponsabilité de l’agent, qu’un père rejette avec horreur l’arme qui a servi à faire périr son enfant. Cet anthropomorphisme oratoire exprime une des grandes vérités scripturaires : la solidarité qui unit les unes aux autres toutes les créatures de Dieu, tant physiques que morales.
Toutefois la malédiction prononcée sur le serpent et qui ouvre la série des sentences, apparaît distincte de celle qui va atteindre le règne animal et la nature, soit qu’elle doive être entendue collectivement, comme visant l’espèce serpent tout entière ou l’individu seul qui est en scène. Dans l’un et l’autre cas, l’instrument irresponsable de la faute des créatures morales est réduit au rang de mémorial de justice sous les yeux et pour l’instruction permanente de l’humanité.
La sentence portée contre le serpent s’est traduite dans l’expérience universelle par la sensation de frisson, distincte de la frayeur causée par la bête fauve, que le serpent inspire à L’homme.
Les mots : « Tu marcheras sur ton ventre, » qui paraissent surtout favorables à l’interprétation allégorique du v. 14, peuvent s’entendre dans le sens réaliste soit de la privation d’organes primitifs de locomotion (pattes ou ailes), ce qui ne constituerait pas un cas unique en paléontologie, soit plutôt de la perte de la vigueur nécessaire à l’érection du corps de l’animalb.
b – « Il y a, dit Vigouroux, dans la collection publiée par Félix Lajard, un antique cylindre babylonien qui représente un arbre aux rameaux étendus horizontalement, d’où pendent deux gros fruits, devant lesquels sont assis, face à face, deux personnages, un homme et une femme… Derrière la femme se tient un serpent. Ce serpent est dressé et ne rampe pas encore ». La Bible, tome I, chap. III.
Sentence sur l’être surnaturel, auteur de la tentation, v. 15.
Cette sentence, toute de justice en tant qu’elle vise le Tentateur, institue la lutte acharnée entre les deux principes du Bien et du Mal qui, succédant à l’alliance monstrueuse d’un instant, va occuper le théâtre entier de l’histoire de l’humanité. Cette lutte de l’humanité avec le suprême adversaire, condition de sa réhabilitation et garantie de sa grandeur dans sa déchéance même, a commencé sur le seuil même du paradis, et se terminera par la victoire du Bien, décisive mais chèrement achetée (cf. Luc 12.51-53).
b. Sentences portées sur les victimes de la tentation.
De ces sentences, les unes (v. 16) sont spéciales à la femme, les autres (17-19), en vertu de la loi de solidarité qui unit l’homme et la femme et la nature à l’homme, vont atteindre tout ensemble la femme par l’homme et la nature par l’humanité.
Sentences spéciales à la femme, v. 16.
Deux peines sont renfermées dans le v. 16, correspondant aux deux éléments de la faute, la convoitise sensible et l’usurpation d’influence ; ce seront la douleur ajoutée à la maternité, la subordination transformée en dépendance, et celle-ci à son tour en servitude. Ces deux peines sont en même temps corrélatives l’une à l’autre, en ce que le travail de la maternité assigne forcément à la femme un rôle subordonné à celui de l’homme dans l’accomplissement de la tâche générale de l’humanité.
Le rapport de subordination de la femme à l’égard de l’homme, qui fait d’elle la fin prochaine de son mari (1 Corinthiens 11.7,9), n’étant pas fondé seulement sur l’ordre des faits dans la chute (1 Timothée 2.14), mais sur l’ordre même des créations (1 Corinthiens 11.8 ; 1 Timothée 2.13), ne devait point être aboli par l’Evangile ; et l’égalité entre l’homme et la femme proclamée par Paul dans Galates 3.28, ne concerne point les états physiques, psychiques et sociaux que le christianisme n’a point encore touchés, mais seulement, et c’était là l’essentiel, l’ordre spirituel (ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ).
Dans 1 Timothée 2.15, l’apôtre répondait aux principes ascétiques qui, déjà dans l’Eglise du premier siècle, attachaient une flétrissure au mariage, en rappelant à la mère qu’elle aussi, aux mêmes conditions que tous les membres de l’espèce humaine, a part au salut.
Sentences sur l’homme (17-19).
La solidarité instituée dès l’origine par le Créateur entre les diverses fractions de l’œuvre divine, et qui dans l’état normal s’était traduite dans la juste proportion des rapports établis entre la nature et l’homme, et chez l’homme lui-même, entre le corps et l’âme, devait, conformément à la menace divine : Genèse 2.17, se révéler dans l’état de chute par la discordance de ces rapports.
La sentence prononcée sur l’homme portait deux peines corrélatives aux deux réservées à la femme, tout en étant destinées à l’un et à l’autre des coupables : la nécessité d’un travail lassant et ingrat, remplaçant dans le lot futur des humains l’exercice manuel facile et fécond (Genèse 2.15), s’ajoutera à la sujétion infligée à l’épouse ; et la mort qui accompagnera et terminera ce labeur sera le corrélatif des périls imposés à la mère.
Au motif de la sentence tiré tout entier de la faute morale de l’homme : « Parce que tu as obéi à la parole de ta femme, » le texte cependant semble ajouter une raison d’être de la mort résultant de la nature même et de l’origine terrestre de l’homme : « Parce que tu es poudre, » et cette dualité demande à être résolue ; car si « la mort est motivée ici par le principe de dissolution inhérent à un corps tiré de la poussière » (Bible annotée), la mort n’est plus une anomalie ; si la dissolution est une loi de nature, elle ne saurait plus passer pour la conséquence d’une faute.
Nous répondons plutôt que l’origine tellurique de l’homme, rappelée au terme de la sentence, motive non pas la mort elle-même qui l’est tout entière par les premiers mots, et qui a atteint d’ailleurs le coupable dès le jour même de la chute, mais le retour à la poudre de ce corps de poudre une fois frustré des bénéfices de l’association avec une âme fidèle.
« Le texte Genèse 3.19, n’enseigne pas, écrit Œhler, comme plusieurs interprètes l’affirment, que l’homme dût mourir par une raison de nature, mais indique la raison pour laquelle la fin de la vie humaine, une fois décrétée, devait se consommer par la voie de la dissolution du corps ».
Ainsi le corps de l’homme placé dans l’état originel du posse non mori et destiné au non posse mori, est tombé par la faute volontaire de l’âme dans le non posse non mori. Organe de l’âme humaine, le corps devait suivre les phases de son ascension, participer à sa glorieuse destinée ; et en même temps que l’âme passerait de la ressemblance initiale à la communion parfaite avec Dieu, le corps humain, de terrestre (χοϊκός) qu’il était d’abord, devait se transformer, mais sans crise, sans souffrance et sans mort, à l’image des corps célestes et pneumatiques. Ainsi le premier Adam, comme plus tard le second, aurait eu sa transfiguration (Matthieu 17.2), non pas soudaine et fugitive, mais croissante et constante ; et la consommation du corps humain aurait été la récompense, gratuite comme toute autre, de la fidélité de l’âme humaine, la conquête de l’homme. Et par une juste rétroactivité, comme toute frustration d’une destinée est une déchéance, la séparation de l’âme humaine d’avec Dieu tout à la fois supprimait la raison d’être de cette ascension d’un corps sanctifié, et le rendait, mais escorté de souffrance et d’opprobre, à ses origines premières.
Ainsi dans la connexité de la première anomalie physique avec la première anomalie morale, attestée par le récit génésiaque (Genèse 2.17 ; 3.2,19), est déjà comprise la relation fondamentale et désormais permanente entre ces deux termes : péché et mort ; mort et péché. Jusqu’au terme de l’économie terrestre, chaque mort d’homme survenant sur la terre, dira toujours de nouveau aux oreilles et à la conscience de l’humanité et de l’individu : péché !, τὰ γὰρ ὀψώνια τῆς ἁμαρτίας θάνατος (Romains 6.23). « Le mot ὀψώνιον désigne proprement la solde en nature, puis la paie en argent qu’un chef donne à ses soldats. Il est évident d’après cela que le complément τῆς ἁμαρτίας n’est pas ici le génitif de l’objet, le salaire payé pour le péché ; mais le génitif du sujet : payé par le péchéc. » — Τὸ δὲ κέντρον τοῦ θανάτου ἡ ἁμαρτία, (1 Corinthiens 15.56).
c – Godet, Commentaire sur l’Epître aux Romains.
Cette relation nécessaire entre mort et péché nous est confirmée dans le Nouveau Testament et dans l’enseignement de l’apôtre Paul en particulier, en ce que, d’une part, la mort qui domine le corps humain et la nature est rapportée à la chute adamitique comme la conséquence à la cause (Romains 5.12 ; 8.20 ; 1Cor.15.21-22)d ; et, d’autre part, la victoire future et finale remportée sur la mort nous est annoncée comme la conséquence certaine aussi de la victoire remportée sur le péché (1 Corinthiens 15.26 ; Apocalypse 21.4).
d – Les mots διὰ τόν ὑποτάξαντα, ne sauraient, selon nous, désigner Dieu (Beck et la plupart des modernes), car pour exprimer la cause efficiente, διὰ se construirait avec le génitif, — ni le diable (M. Godet, avec hésitation). L’allusion qui nous paraît évidente à baavourecha (Genèse 3.17), nous indique l’homme, le roi déchu de la nature.
La vie étant, comme nous l’avons établi plus haut, non pas l’addition d’une substance au total de l’existence, mais l’avènement de nouveaux rapports d’actions et de réactions entre des substances données, la mort n’a été non plus l’annihilation d’aucune substancee. Nous la distinguons en même temps, d’après les principes posés précédemment, de la simple dissociation des parties d’un organisme, des intermittences d’existences particulières qui ne sont pas contraires en soi à l’état normal des ordres inférieurs de l’œuvre créée, et nous la définissons : Toute dissolution partielle ou totale des substances constitutives d’un organisme par des forces contraires à sa fin normale.
e – C’est ce que les conditionnalistes eux-mêmes reconnaissent ; cf. White, Immortalité conditionnelle, pages 101 et sq.
Mais, comme l’Ecriture distingue manifestement plusieurs ordres de la vie, la vie présente et la vie éternelle, et dans la vie présente elle-même, la vie physique et la vie morale ( κἂν ἀποθάνῃ, ζήσεται, Jean 11.25 ; cf. Jean 17.3 ; Éphésiens 4.18), elle distingue aussi la mort morale ou mort de l’âme et la mort physique, et en opposition à l’une et à l’autre, elle mentionne la mort seconde ou mort éternelle.
Conformément à la définition générale du mot, la mort physique est la force de dissolution qui s’est introduite dans le corps humain et par lui dans la nature à la suite de la chute de l’homme.
Dans Romains 8.21, l’apôtre a indiqué les éléments contraires à la fois à la bonté primitive et à la perfection future qui caractérisent l’état actuel de la nature ; ce sont : l’inutilité de certains effets (ματαιότης, v. 20) ; la déviation des forces de leur fin bienfaisante (φθορά, v. 21), et chez les êtres animés et sensibles, la souffrance (δουλεία, v. 21). Ces caractères dispersés dans la nature actuelle, se rencontrent tous les trois dans le corps humain.
La mort morale est toute séparation de l’âme consciente et voulante d’avec Dieu ; et cette mort se manifeste, au sein même de l’activité terrestre la plus intense, par l’incapacité de l’homme de vouloir et de faire le bien même qu’il connaît : ἐλθούσης δὲ τῆς ἐντολῆς, ἡ ἁμαρτία ἀνέζησεν, ἐγὼ δὲ ἀπέθανον (Romains 7.9-10) ; ὑμᾶς ὄντας νεκροὺς τοῖς παραπτώμασιν καὶ ταῖς ἁμαρτίαις, (Éphésiens 2.1).
La mort éternelle, prévue déjà dans Genèse 3.22, comme une éventualité menaçante pour l’humanité pécheresse, et nommée mort seconde dans l’Apocalypse (Apocalypse 6,14), est la perpétuation de la mort morale consommée dans la vie physique ; l’existence physique ressuscitée dans la rébellion irrévocable ; c’est pour l’homme comme pour l’ange rebelle, le ver qui ne meurt point, le feu qui ne s’éteint point (Marc 9.46-48).
Il nous paraît évident que les menaces et sentences divines adressées aux premiers hommes et qui sont rapportées : Genèse 2.17 ; 3.17-19, ne mentionnent ni la mort morale ni la mort éternelle, mais uniquement la mort physique.
La première alternative est suffisamment écartée par les termes de la sentence qui se renferment dans le domaine matériel et terrestre ; et la seconde, par la teneur même du motif qui devait faire expulser les premiers coupables du paradis (Genèse 3.22), savoir de les empêcher d’encourir dores et déjà le sort des créatures à jamais réprouvées, en ajoutant à la faute issue de l’illusion et de l’entraînement, un acte d’usurpation délibéréef.
f – M. White se donne gratuitement beaucoup de mal à écarter la doctrine des peines éternelles de l’interprétation des chap. 2 et 3 de la Genèse (pages 91 et sq.), et il ne réussit qu’à jeter beaucoup d’indécision dans la marche de son raisonnement, dont on ne discerne plus la visée.
Mais la mort corporelle, au sens biblique du mot, ne se réduit pas plus à la sécession consommée de l’âme et du corps que la mort morale, à l’endurcissement irrévocable. La sentence : Genèse 2.17 : « Au jour où tu en mangeras, tu mourras de mort, » s’est littéralement accomplie. Toute lésion faite en un point quelconque d’un organisme vivant affecte aussitôt les parties même les plus distantes de l’organisme tout entier et prédit sa dissolution future. La première perturbation causée à l’instant même de la chute dans la conformation des organes de l’espèce (Genèse 3.7), la première goutte de sueur descendant du front des bannis de l’Eden sur le sol maudit auquel ils vont arracher leur pain (Genèse 3.19), étaient, en même temps que les châtiments de la première désobéissance, les prodromes du dernier soupir.
Beck avait des accents indignés contre ces Gräbertheorieng qui ne savent voir la mort que là où une âme s’échappe de son enveloppe. Le langage biblique est plus compréhensif et plus profond.
g – Théories sépulcrales : épithète souvent méritée !
« C’est ici, écrit Auberlen, une loi générale du Royaume de Dieu. Adam est un homme mort dès sa chute, bien qu’il doive vivre bien des siècles encore. « Israël s’est rendu coupable en servant Baal, et il est mort, lisons-nous dans Osée 13.1, et néanmoins il continue à pécher et par conséquent à vivre. Le Royaume des Perses est considéré comme mort dès le règne de Xerxès, vaincu par les Grecs (Daniel 11.2). L’Eternel regarde au cœur des événements comme des hommes. Il en aperçoit la valeur réelle, tandis que l’homme ne voit que l’apparenceh. »
h – Le Prophète Daniel et l’Apocalypse de Jean.
Et dès le premier jour de la chute aussi, le principe de mort transmis de l’âme au corps de l’homme et du corps de l’homme à la nature, va remonter à son tour de la nature au corps humain, et achever par là le cycle des ruines physiques et morales.
La nature va se venger sur l’homme du tort que l’homme lui a fait, non seulement en lui dispensant d’une main devenue avare les dons qu’elle était prête à répandre avec largesse dans le sein de l’humanité fidèle, mais en mêlant à ses trésors des présents inutiles et funestes ; en nous livrant cette alimentation vénéneuse qui, même prise en abondance, ne suffit plus ni à sustenter nos organes, ni à les maintenir au service de l’esprit, et qui enfin, dans le cas le plus favorable, finit par engendrer cette mort lente qui se nomme la décrépitude de la vieillesse.
Et toutefois ces sentences qui frappent les premiers auteurs de l’humanité, ne sont pas encore, avons-nous dit, dictées par la justice qui punit, mais par la miséricorde qui châtie. Ce n’est pas l’homme lui-même qui est maudit, c’est la terre qui est maudite à cause de lui. Les coupables ne sont point encore réduits au rang de moyens. Il y aura séparation de l’âme et du corps, mais non encore séparation de l’âme d’avec le πνεῦμα, mort temporaire et non éternelle. Que dis-je ? chacune de ces peines porte en elle une grâce. A travers les douleurs de l’enfantement, la femme est appelée à donner un Sauveur à l’humanité. La sujétion de la femme et le travail ardu de l’homme vont devenir leur sauvegarde contre les tentatives futures de l’Adversaire. La mort même représente à ce moment la plus grande des grâces ; car elle est, pour l’homme déchu, la condition unique et refusée aux premiers rebelles de l’univers, de la rédemption promise et de l’immortalité à reconquérir, mais cette fois-ci dans la fidélité et l’obéissance, et le refus de la mort après la chute serait un crime plus grave, parce qu’il serait irrémissible, que le mépris de la menace de mort avant elle.
C’est cette intention miséricordieuse se dégageant des sévérités même de la sentence que le premier pécheur a saisie et proclamée, sous le coup même qui le frappe, en appelant Vivante la mère de la future humanité rachetée, opposant ainsi les protestations de la vie aux solidarités de la mort, et aux droits de la justice les droits supérieurs de la grâce.
Et tandis que, dans l’état normal, la loi universelle se fût formulée : De vie en vie ! dès cette heure, la norme nouvelle instituée par la grâce qui sauve : Par la mort à la vie ! va régir à son tour tous les ordres de l’existence humaine, la fructification du grain de blé comme la glorification du Fils de l’homme (Jean 12.24 ; cf. Luc 9.24).
L’existence et l’universalité du mal physique et moral dans l’économie actuelle de l’humanité terrestre sont des faits d’expérience, soustraits dès lors de droit à toute discussion, et reconnus tels à diverses reprises dans l’Ancien et le Nouveau Testament : 1 Rois 8.46 ; Psaumes 14.1-3 ; Proverbes 20.9 ; Ecclésiaste 7.20 ; Romains 3.22 ; Éphésiens 2.1 ; 1 Jean 5.19. Les seuls points en litige sont de savoir si et à quel degré ce mal universel est affecté d’une coulpe, et si le mal physique est ou n’est pas le signe universel de cette coulpe.
Les questions que nous venons de poser ne sont pas résolues par les conclusions du précédent paragraphe. En changeant de théâtre en effet, les conséquences du premier péché de l’humanité se chargent d’éléments qui n’existaient pas dans le cas du premier homme, entre autres, la part respective de l’espèce et de l’individu dans le vice et la coulpe universels.
Le terme de péché originel, peccatum originale, vitium originis, qui dans la langue ecclésiastique, désigne le vice transmis par hérédité du premier auteur de l’espèce à tous ses descendants, remonte à Tertullien :« Malum animæ, ex vitio originis naturale quodammodo ; nam naturæ corruptio alia natura esti. »
i – De anima. Cap. XLI.
Cette doctrine fut reprise et développée surtout par les Pères latins, plus influencés d’ailleurs par le traducianisme de Tertullien, Cyprien, Ambroise et plus spécialement Augustin :
« Manifestum est, écrit ce dernier, in Adam omnes peccasse quasi in massa ; ipse enim per peccatum corruptus ; quos genuit, omnes nati sunt sub peccatoj. »
j – In Epist. ad Rom. Cap. V.
Dans son traité : De peccato originali : « Propagatione peccatum ex primo homine in alios transiit… Simul propagatur natura et naturæ vitium. »
Entre Augustin, qui imputait le péché à la nature héritée, et Pelage, qui le faisait dériver de l’habitude et de l’éducation, le semi-pélagianisme, fondé par Gassianus († 432), prétendit faire un juste partage des deux facteurs en les juxtaposant l’un à l’autre :
« Liberté et grâce concourent de telle façon que c’est tantôt l’un tantôt l’autre de ces deux principes qui a la priorité. L’initiative du bien incombe principalement à la volonté libre, la consommation à la grâce, laquelle, exerçant quelquefois son attrait sur des hommes qui ne la veulent pas, n’agit pas extérieurement seulement, mais aussi intérieurement dans le sens augustinienk. »
k – Cité par Luth., Compend., 7e édition, page 157.
La scolastique se réclama officiellement de la doctrine augustinienne, tout en la désavouant en fait. On admit que le vice originel consistait dans le défaut de la justice originelle, carentia justitiæ originalis, et dans la concupiscence renfermée dans la nature sensible de l’homme. Mais cette justice originelle étant une qualité accordée au premier homme par surcroît, superposée, pour ainsi dire, comme un chapiteau, à sa nature morale, le retranchement de ce donum supernaturale n’affectait pas réellement la nature qui en restait diminuée, mais non altérée.
Les Réformateurs revinrent à la doctrine augustinienne, en condamnant la conception détective du péché de la scolastique. Luther proclama : profundam et tetram corruptionem naturæ, ut nullius hominis ratione intelligi potest ; et comme, selon Mélanchton, la justitia originalis n’était pas quelque supplément de la grâce seulement, mais constituait l’essence intime de l’homme, la perte de cette justice devait se traduire par une altération correspondante de la nature humaine.
Dans sa brochure : Theologie und Metaphysik, Ritschl se plaît à rappeler les abus qui furent faits à l’époque de la Réformation de la doctrine du péché originel, pour proscrire, bien mal à propos, selon nous, l’usage de la métaphysique qui traite l’espèce comme une réalité.
D’un côté, l’on vit dans la Dispute de Weimar (1560) Strigel affirmer que le péché originel était chez l’homme un accident, à quoi Flaccius opposa la thèse qu’il constitue la substance de l’homme. Il ne voulait toutefois pas assimiler par là les descendants d’Adam à la nature diabolique ; et pour réserver à la nature humaine un élément de bonté, il distingua dans la notion de substantia deux relations : substantia materialis et forma substantialis. La première passait pour avoir conservé encore quelque bien dans la corruption même ; la seconde était déclarée sans exception porteur du mal, comme jadis de l’image de Dieu.
Les dogmaticiens postérieurs distinguèrent entre le peccatum originans, le fait d’Adam pour autant qu’il ne s’est pas transmis à ses descendants, si ce n’est par voie d’imputation seulement, et le peccatum originatum, seu originale, l’habitude vicieuse qui s’est propagée chez les descendants.
Le péché originel est défini par Hollace : Privatio justitiæ originalis, cum prava inclinatione conjuncta totam humanam naturam intime corrumpens, ex lapsu primorum parentum derivata, et per carnalem generationem in omnes homines propagata, ipsos ineptos ad bona spiritualia, ad mala vero propensos reddens, reosque faciens iræ divinæ et æternæ condemnationis.
On distingua parmi les conséquences de la chute auxquelles furent soumis les descendants d’Adam : le reatus culpæ et le reatus pœnæ, définis comme suit :
« Reatus culpæ est obligatio, qua homo propter actum legi morali difformem sub peccato et macula (quæ peccatori adhæret) quasi constrictus tenetur, ut ab illo actu peccator detestabilis censeatur et denominetur — Reatus pœnæ est obligatio, qua peccator a Deo judice irato obstrictus tenetur ad sustentandam vindictam culpæ non remissæ. »
Cette peine consistait dans la triple mort : spiritualis, corporalis et æterna.
Les sociniens, les arminiens et, à l’époque actuelle, l’école de Ritschl ont nié le péché originel, et n’ont voulu admettre de coulpe que dans le cas de l’acte volontaire.
Notre paragraphe comprendra trois subdivisions :
- De l’origine du vice dans l’humanité ;
- De l’universalité de la coulpe ;
- Du rapport de la coulpe spécifique à la coulpe individuelle.
Etant donnée l’universalité du vice dans l’humanité comme fait d’expérience, la première question qui se présente à l’enquête est celle de savoir si l’universalité du vice dérive de l’hérédité, ou d’un ensemble de causes accidentelles ; et cette question une fois tranchée, si l’origine de ce vice universel doit être rapportée à la chute adamitique. Les solutions données à ces deux questions diffèrent, selon que les uns, représentants de la conception nominaliste, pour lesquels l’espèce n’existe que dans les individus, admettent bien l’origine adamitique du vice dans l’humanité, mais en nient l’hérédité : ce sont les pélagiens et actuellement Ritschl et son école ; les autres, représentants de la conception naturaliste qui absorbe au contraire l’individu dans la nature spécifique, reconnaissent bien l’hérédité du péché, mais en nient l’origine adamitique (Schleiermacher, Rothe, Scherer).
Nous avons écarté d’avance, dans notre exposé des rapports de l’espèce à l’individu, l’hypothèse de la préexistence, qui tend à exclure à la fois l’origine adamitique et l’hérédité du vice pour en reporter le principe à une phase de l’existence humaine antérieure à l’économie actuelle.
Dans le chapitre de son grand ouvrage, Rechtfertigung und Versöhnung, traitant du péché, Ritschl s’efforce d’occuper une position moyenne entre la doctrine traditionnelle du péché originel et le pélagianisme, mais en inclinant visiblement vers cette seconde alternative.
Selon lui, la doctrine traditionnelle est pleine d’obscurités et de contradictions : 1° il y a incompatibilité entre le fait de l’imputation et la présence d’un penchant naturel pour le mal ; et il ne saurait y avoir responsabilité que là où il y a spontanéité ; 2° la doctrine du péché originel exclut toute tentative d’éducation, qui n’est supposable que là où la disposition maligne est reconnue être le produit d’actes volontaires de la part du sujet ; 3° cette doctrine exclut également toutes graduations du vice chez les descendants d’Adam participants du même penchant pervers, ce penchant étant censé porté à son degré suprême, celui de la révolte contre Dieu et de la sujétion au diable. L’explication que le pélagianisme a tentée, en rapportant la propagation universelle du mal aux effets de l’exemple et de l’imitation paraît à l’auteur également insuffisante, car l’influence de l’exemple suppose la part de la volonté individuelle, et l’imitation n’est qu’un cas particulier, propre à l’enfance et à la jeunesse, et qui ne saurait rendre compte de l’extension universelle du péché.
Ajoutons de notre chef que prétendre expliquer la propagation générale du péché par les effets combinés de l’exemple, de l’imitation et de l’éducation, ce n’est que reculer la difficulté, car nous demanderons aussitôt la raison de la malignité universelle de ces causes elles-mêmes.
Comme Ritschl, le représentant actuel de l’ancien nominalisrne, ne reconnaît dans le monde des êtres que des faits actualisés, et que les faits en puissance n’existent pas pour lui, il se refuse de même à reconnaître en l’homme des penchants viciés préexistant aux actes et non produits par ces actes. Mais c’est ici que reparaît la difficulté qu’il laisse à son tour irrésolue ; car je ne saurais saluer comme une solution du problème la proposition suivante :
« Gemass der unwillkürlichen Reflexbewegung, welche der nicht in der guten Richtung befestigte Wille auf die Erfahrung von Einwirkungen Anderer ausübt, pflanzt sich die Sünde von Einem zum Anderen fort. »
Dans son dernier ouvrage, en revanche, la Civilisation et la Croyance, M. Secrétan paraît avoir abandonné son hypothèse de la préexistence, pour s’en tenir au fait de la solidarité spécifique des membres de l’humanité.
« L’existence antérieure des âmes serait commode à certains égards, mais cette hypothèse recule sans la résoudre la difficulté de la théodicée ; l’idée d’une création immédiate, absolue, coïncidant avec la conception, soulève des questions embarrassantes. L’une et l’autre théorie semblent inconciliables avec les faits d’hérédité mentale et morale qui s’offrent en abondance à l’observation journalière, et dont les rapports avec l’hérédité physiologique sont trop intimes pour ne pas jeter beaucoup d’ombre sur ce dualisme tout entier… Lorsque nous en observons les effets du dehors ou que nous nous bornons à les subir, la solidarité nous semble d’abord une parfaite injustice ; mais en nous plaçant au point de vue pratique, nous trouvons bientôt que notre devoir est de l’affirmer. »
Nous sommes heureux de constater notre accord avec la philosophie spiritualiste à tout le moins dans l’ordre des ἐπίγεια.
Nous chercherons à établir par l’Ecriture, et en opposition aux deux déviations opposées du nominalisme et du naturalisme,
- l’origine héréditaire du vice chez l’individu ;
- l’origine adamitique du vice dans l’espèce.
Ces deux propositions se trouvent établies simultanément et réciproquement dans Genèse 5.3, où il est dit qu’Adam engendra un fils à son image et à sa ressemblance.
a. De l’origine héréditaire du vice chez l’individu.
Cette doctrine est enseignée dans les passages suivants de l’Ancien Testament : Genèse 6.3 ; 8.21 ; Job 14.4 ; 15.14 ; 25.4 ; Psaumes 51.7 ; Proverbes 20.9 ; Jérémie 13.23 (cf. Proverbes 4.23).
Dans le Psaumes 51, le coupable reconnaît, non pas pour s’excuser, mais au contraire, et en dépit d’une logique rigoureuse, pour s’accuser d’autant plus sévèrement, dans le crime qu’il vient de commettre, un effet de sa nature corrompue. Dans les deux passages des Proverbes que nous avons cités, Proverbes 4.23 et surtout : Proverbes 20.9, le cœur de l’homme est supposé perverti déjà avant tout exercice de l’activité propre.
Le principe de l’hérédité universelle du vice s’était créé son expression permanente en Israël dans l’institution du rite de la circoncision ordonné dès le temps d’Abraham (Genèse 17), et imposé dès l’âge de huit jours à tout individu mâle de la race abrahamitique.
Les passages du Nouveau Testament exprimant ou impliquant à leur tour le fait de l’hérédité du vice dans l’humanité, sont tout d’abord les déclarations de Jésus-Christ où il s’oppose lui-même à tous les autres hommes, pécheurs de nature (πονηροί, Matthieu 7.11), ou de naissance (Jean 3.6 ; cf. Matthieu 7.17-18 ; Marc 7.20-23).
L’exposé le plus complet du péché originel se trouve chez saint Paul, et spécialement dans Romains 6.6, où cette nature héréditairement viciée est désignée par l’expression : ὁ παλαιὸς ἄνθρωπος (répétée dans Éphésiens 4.22 et Colossiens 3.9) ; dans le chapitre suivant, elle est appelée la chair, Romains 7.5,14 ; ailleurs encore (1 Corinthiens 15.50), ce sont la chair et le sang qui, sans être viciés en soi, le sont pourtant en fait dans l’état actuel, étant hérités de l’espèce viciée, par cette cause même isolés de l’esprit, et dès lors inaptes à entrer tels quels dans le Royaume de Dieu. Dans Éphésiens 2.3, le mot que nous soulignons pour le moment est φύσει, réservant le restant de la proposition pour litt. b.
L’hérédité du mal dans son universalité est impliquée dans l’expression : ὁ κόσμος (1 Jean 5.19), collectivité organique préexistant aux individus ; et elle est enseignée de front par le même apôtre dans le prologue de l’Evangile, alors qu’il oppose la naissance spirituelle des enfants de Dieu à la naissance naturelle de l’homme (Jean 1.13).
La même conclusion peut se tirer, quoique moins directement, de l’expression employée par saint Pierre : ἀναστροφῆς πατροπαραδότου (1 Pierre 1.18).
Il résulte de notre doctrine exposée plus haut sur les rapports de l’espèce à l’individu, que la chair ou la nature humaine psychique et physique héritée de l’espèce par l’individu, une fois viciée dans ses auteurs, ne saurait plus que transmettre avec elle le vice spécifique ; dans l’état de chute comme dans l’état normal, cette réalité que nous nommons l’espèce est soumise aux lois de tout développement organique ; et tandis qu’elle eût apporté dans l’état normal à ses membres mineurs les vertus acquises et pour ainsi dire capitalisées par elle, elle ne représente plus qu’une puissance innée et conjurée avec la nature physique ambiante, de désorganisation et de mort (Romains 7.18,20).
En effet, par suite de la débilitation native du principe spirituel chez l’individu, il s’est opéré dès le début de l’existence individuelle un mouvement centripète de la nature spécifique, qui en arrêtant son mouvement ascensionnel, a dû faire prévaloir le principe d’égoïté de la chair sur le principe d’excentricité ; et le moi, au premier moment de son éveil à la conscience, et alors qu’il prenait à peine possession de lui-même, a rencontré devant lui un système déjà constitué d’affections, de convoitises, de passions et de faiblesses, les unes d’essence sensible, les autres d’essence spirituelle, qui avaient pris l’avance sur les déterminations conscientes de sa volonté. C’est ainsi que la colère, la gourmandise, la vanité, la dissimulation, l’égoïsme en un mot, apparaissent inévitablement dès le début de chaque existence humaine, vices d’une chair héritée de l’espèce, et qu’aussi loin que recule le souvenir individuel, il rencontre le péché.
Mais à mesure que la personnalité naturelle se perfectionne par l’acquisition des facultés et des forces propres à l’adulte, l’opposition déclarée de la chair et de l’esprit succède à leur isolement mutuel ; et la chair d’abord affectée seulement d’une incapacité innée pour le bien (Matthieu 26.41 ; Romains 7.18), finit tôt ou tard, lorsqu’elle n’est pas vaincue et brisée par la grâce, par devenir un principe actif de rébellion et de haine, Romains 8.1-11.
La situation de chaque membre de l’espèce humaine à l’égard du principe du péché est donc essentiellement plus défavorable que celle du premier auteur de l’espèce, comme la situation d’Adam lui-même n’était déjà plus aussi favorable que celle du premier pécheur de l’univers. L’Ange déchu a dû créer le péché et le mal ; le premier homme exempt de tout mal originel, et séduit par le mal extérieur et surnaturel, a introduit le mal dans le monde terrestre ; chacun de ses descendants trouve le mal dès sa naissance inhérent à sa nature héritée et adhérent au moi, auquel il ne deviendra inhérent que par l’acte de sa volonté.
Nous venons d’indiquer que ce fait d’hérédité n’est pas inhérent à la nature humaine comme telle ; il a une origine historique nettement déterminée, et ceci nous amène à :
b. De l’origine adamitique du vice dans l’espèce humaine.
La seule parole de Jésus-Christ où, à défaut d’une mention expresse de la première chute, puisse se trouver une allusion significative à ce fait, est Jean 8.44. Que conclure de ce silence ? Ceci seulement, qu’étant établie par le récit de la Genèse qui faisait autorité pour lui (cf. Matthieu 19.4,5), l’origine adamitique du péché dans l’humanité était une présupposition sous-entendue de son enseignement.
La formule du dogme de l’origine adamitique du péché de l’homme nous est donnée par saint Paul tout d’abord dans le parallèle qu’il établit entre Adam, introducteur dans le monde du péché et de la mort et Christ, auteur de la justification de l’humanité rachetée (Romains 5.12-21l). La même relation est résumée dans 1 Corinthiens 15.22.
l – Ce premier parallèle diffère donc de celui qui se trouve : 1 Corinthiens 15.45-49, en ce qu’ici sont opposés le second Adam et le premier dans l’état primitif et normal, et là dans l’état de chute.
L’idée générale du morceau : Romains 5.12-21, réside dans la double solidarité instituée entre tous les membres de l’humanité naturelle et leur premier père, d’une part, et les membres de l’humanité nouvelle et régénérée et Christ, l’antitype du premier Adam, de l’autre (v. 14). De cette double solidarité découlent deux ordres de conséquences opposées : celles de la désobéissance du premier Adam pour l’humanité naturelle relevant de lui, et celles de l’obéissance du second Adam pour la partie de l’humanité relevant de lui ; mais comme les conséquences afférentes au second cas priment de beaucoup en qualité intrinsèque et en efficacité celles afférentes au premier, il résulte, au terme des différentes équations établies par l’auteur, la supériorité absolue de la cause de la justice et de la vie sur celle de la coulpe et de la mort : ὑπερρεπερίσσευσεν ἡ χάρις (v. 20).
C’est la première partie du parallèle, celle qui traite de l’origine adamitique du péché et de la solidarité du vice (v. 12-14), qui seule intéresse notre sujet actuel.
On sait que l’a construction du v. 12 a toujours été et est encore des plus controversées, les uns plaçant l’apodose dans le second membre du v. 12 (Osterwald), les autres à 14b, à 15, à 18, à 19, ou, concluant, en désespoir de cause, à l’absence d’apodose. Nous nous rangeons à l’opinion de M. Godet qui, à la suite de Grotius, Bengel, Flatt, Hodge, place l’apodose au v. 18.
Cela étant, les principaux points de doctrine qui nous paraissent ressortir de l’interprétation du morceau : 12-14, sont 1° l’introduction dans le monde du péché et de la mort par la faute du premier homme ; 2° la propagation dans le monde de la mort corporelle, conséquence et critère du péché.
Mais les déterminations comprises dans ces propositions générales, dépendent de l’interprétation des mots : ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον (12b)
Dans la multitude des interprétations que ce passage a provoquéesm, nous mentionnerons pour les éliminer successivement, d’abord les incidentes, puis les principales.
m – Voir Godet, Commentaire sur l’Epître aux Romains.
Nous écartons de l’expression ἐφ’ ᾧ la traduction sur quoi, en raison de quoi (tous ont péché), qui intervertirait l’ordre originel rappelé : 12a des termes : péché, mort, en postposant au contraire le péché à la mort. — Nous écartons également l’interprétation de θάνατος comme de la mort spirituelle (Gess), qui est contredite par les v. 13 et 14. Nous rejetons encore l’interprétation subjective proposée par Julius Müller, de la parenthèse : ἁμαρτία δὲ οὐκ ἐλλογεῖται, μὴ ὄντος νόμου (13b), qui signifierait non pas l’imputation divine du péché, mais celle que l’homme se fait à lui-même dans sa conscience.
Quant au ἐφ’ ᾧ, étant supposé que le péché précède la mort et non l’inverse, les trois interprétations suivantes en ont été données :
1° La mort des individus résultant exclusivement de leurs péchés propres, selon cet ordre des termes : péché d’Adam — mort d’Adam — péché individuel — mort individuelle.
2° La mort des individus résultant en partie du péché d’Adam et en partie de leurs péchés propres, selon cet ordre : péché d’Adam — mort d’Adam — péché adamitique et individuel– mort individuelle.
3° La mort de tous les individus humains résultant du péché collectif d’Adam, soit qu’on entende ἐφ’ ᾧ comme pronom relatif masculin (in quo omnes peccaverunt, Augustin), ou comme conjonction : en raison de ce que tous ont péché en Adam (Adamo peccante, Bengel, Ritschl, M. Godet). Dans la première variante, la nécessité de la mort universelle est dérivée de la présence collective de tous les hommes en Adam ; dans la seconde, de l’imputation collective de la faute d’Adam à tous les hommes.
Nous rejetons le n° 1 comme directement contraire à la tendance générale du morceau, telle que nous l’avons indiquée, qui est d’opposer la solidarité du vice en Adam à la solidarité de la justice, en Christ.
Nous rejetons le n° 2, qui ferait de l’expression : ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον un appendice de l’argumentation, une raison auxiliaire de la présence de la mort dans le monde, tandis qu’elle y figure comme élément unique et suffisant.
Nous rejetons enfin le n° 3 sous l’une et l’autre de ses variantes qui supposeraient, l’une un rapport grammaticalement inadmissible du pronom relatif ᾧ à ἀνθρώπου (12a), l’autre, l’omission des deux mots essentiels : en Adam : toutes deux d’ailleurs contredites par le v. 14, dont l’intention expresse nous paraît être de disjoindre le fait de l’universalité de la mort du caractère de transgression (παράβασις) propre à la première chute de l’homme.
Un point trop peu remarqué, selon nous, est la synonymie extrêmement vraisemblable de l’expression : πάντες ἥμαρτον dans les deux passages où elle se rencontre : Romains 3.23 ; 5.12 ; or, si le contexte du premier passage ne nous reporte pas à la faute d’Adam, il s’ensuit que le second doit être également interprété en lui-même et indépendamment de ce rapport.
Nous sommes autorisé à dire d’ailleurs que depuis la publication de son commentaire, M. Godet a abandonné sa première interprétation du ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον, à laquelle il a substitué celle que nous transcrivons ici d’après une note qu’il a bien voulu nous communiquer :
« Conformément à ce que tous ont fait acte de péché, ce qui prouve que le péché habitait chez eux, et par conséquent le complexus de péché et de mort a passé sur eux. Le péché actuel seul peut être constaté ; le péché intérieur ne peut l’être que par les actes. Or tous ceux dont on peut observer la vie ayant fait acte de péché, il en résulte que le péché et la mort ont passé sur eux depuis le premier qui a péché et qui en est mort. »
Une objection se présente à nous : c’est le cas des petits enfants qui, sans avoir commis de péchés actuels, n’en sont pas moins soumis à la nécessité de la mort, ce que d’ailleurs le v. 14 énonce formellement.
M. Godet répond : « Pour les petits enfants, on peut être sûr qu’il leur en serait arrivé autant, s’ils avaient vécu, et ayant péché, ils seraient morts non en vertu de leurs péchés, mais du péché originel dont ces péchés actuels auraient été les preuves. »
Nous ne sommes pas encore entièrement satisfait : une conclusion tirée de la connexité d’un fait réel, — l’universalité de la mort — avec un fait non constaté, — l’hérédité du vice, — celui-ci attesté seulement par un fait éventuel, — la transformation du vice héréditaire de l’enfant en péché actuel de l’homme fait — ne paraîtra-t-elle pas bien prégnante !
Dans l’une et l’autre interprétation de M. Godet, le verbe ἥμαρτον doit désigner le péché en acte, attestant soit a priori soit a posteriori l’universalité du vice héréditaire dont la conséquence nécessaire est la mort ; là, c’est la transgression d’Adam dont l’imputation à tous les descendants les constitue d’avance en état de chute ; ici, ce sont les transgressions soit effectives soit éventuelles qui attestent la présence du vice héréditaire et la nécessité de la mort chez chaque membre de l’humanité.
Selon notre interprétation générale du morceau : Romains 5.12-14, c’est plutôt la mort universelle — fait indéniable — qui atteste l’universalité du péché, héréditaire ou actuel, conscient ou inconscient, inévitable déviation chez tous les membres de l’espèce humaine, dès le premier instant de leur présence dans cette vie, et ensuite de la première entrée du péché dans le monde (12a ), de la norme posée dans le conseil même de leur création. Et c’est à ce système composé de péché et de mort, le premier fait cause du second, et le second conséquence et critère du premier, transmis et perpétué du premier auteur de l’espèce à l’universalité de ses descendants, que s’est opposé ce système nouveau de justice et de vie inauguré par Jésus-Christ en faveur de l’humanité régénérée.
De cette donnée générale une fois vérifiée, résulterait la paraphrase suivante du texte de notre étude actuelle : Romains 5.12-14 :
« Comme par un seul homme, le péché, cause de la première mort, est entré dans le monde, et par le péché, la mort, critère du premier péché, et qu’ainsi la mort a passé sur tous les hommes sur ce que — en preuve de ce que tous ont péché, — ceci étant le corollaire (les mots : « le péché est entré dans le monde » (12) ; — la présence du péché sous la loi ne faisant pas de doute, se passe de toute démonstration ; il n’en est pas de même de l’existence du péché, soit avant la loi, soit en l’absence de toute loi ; mais nous n’en affirmons pas moins que « jusqu’à la loi, le péché était dans le monde » (13a), ce qui sera prouvé 14a) ; — concession : sans doute que le péché non réputé transgression, n’est pas non plus imputé individuellement en l’absence d’une loi (13b, cf. Romains 14.15) ; — mais ce qui prouve que le péché n’en existe pas moins, sinon sous forme de παράβασις ou transgression délibérée, du moins sous celle de déviation effective (ἁμαρτία), c’est la présence universelle du critère du péché, la mort, même chez les enfants d’Adam sans loi (les petits enfants, par exemple), et partant innocents du caractère de transgression attaché à la faute d’Adam (14a).
Conclusion de 12-14 : le premier Adam, auteur de l’universalité funeste, préfigurant en cela même l’auteur futur de l’universalité bienfaisante : ὅς ἐστιν τύπος τοῦ μελλοντος (14b)
L’individualisme absolu dans la conception du péché et de la grâce est condamné par là même. Pécheurs en un, nous ne pouvons être sauvés qu’en un. Il faut changer de patriarche pour changer d’héritage. Mais le scandale toujours renaissant que cause à l’humanité le spectacle des solidarités funestes, désormais écarté, a fait place à la compensation supérieure des solidarités bienfaisantes ; car l’une ne nous avait tués dans la personne du premier auteur de l’humanité naturelle que pour que l’autre pût nous sauver dans la personne du médiateur unique de l’humanité régénérée.
Telle la corde qui sur le glacier, liant les uns aux autres guides et voyageurs au risque de les entraîner tous ensemble dans l’abîme, apporte cependant au marcheur inexpérimenté plus de sûreté que de périln. Et quiconque, par orgueil de sa volonté ou révolte de sa raison, refuse de s’appeler enfant d’Adam selon la nature, abdique en cela même le titre de frère de Jésus-Christ selon la grâce (cf. Romains 8.29).
n – Le mot d’un de nos guides alpestres à un de mes compatriotes neuchâtelois qui s’était mis à flageoler dans un passage critique me servira de parabole : Jetzt, lui dit-il en lui passant la corde autour des reins, entweder beide oder keiner !
Le corollaire du naturalisme qui suppose le vice inhérent à la nature humaine comme telle, est la négation de la sainteté de Jésus-Christ. Le corollaire du nominalisme est de nier la nécessité universelle de son œuvre de rédemption.
D’une manière tout à fait générale, nous appelons coulpe le caractère d’anomalie attaché à un acte ou à un état inadéquat à l’obligation. Un coupable est quiconque est soumis à toute revendication pénale, divine ou humaine. Dans les rapports de l’homme avec Dieu, ce caractère d’anomalie est exprimé dans l’Ancien Testament par aschem, rascha (au sens juridique, Exode 23.7 ; Deutéronome 25.1 ; Ésaïe 5.23) ; et dans le Nouveau, par ὑποδικος (qui ne se trouve que Romains 3.19), ἄδικος (rare également dans le sens juridique, Matthieu 5.45 ; Actes 24.15 ; 1 Pierre 3.18 ; 2 Pierre 2.9 ; cf. 1 Corinthiens 6.1) ; ἔνοχος (Matthieu 5.21,22 ; Marc 3.29 ; 1 Corinthiens 11.27 ; Hébreux 2.15 ; Jacques 2.10 ; cf. Matthieu 26.66 ; Marc 14.64). La contre-partie exacte de l’état de coulpe est désignée, chez Paul tout spécialement, par le terme δικαιοσύνη (Romains 1.17 ; 3.21 ; cf. Philippiens 3.9).
Or l’Ecriture proclame tout à la fois l’universalité du vice physique et moral avec l’expérience, et l’universalité de la coulpe de concert avec la conscience, et elle rapporte la coulpe au mal moral comme l’attribut à la substance, et le mal physique à la coulpe elle-même, comme le signe à la chose signifiée.
La relation entre péché et coulpe est si intime et si nécessaire, que le mot péché dans l’Ecriture (chete, chataah, ἀμαρτία), implique toujours la qualification de coupable, et que même ces mots se prêtent à désigner à la fois le péché et le sacrifice pour le péché (cf. 2 Corinthiens 5.21). De là vient que dans plusieurs passages, la souffrance et la mort, qui proprement sont signes de la coulpe, sont rattachés directement au péché lui-même (Romains 5.12-14 ; 6.23). Nous ne citerons à l’appui de notre thèse actuelle sur l’universalité de la coulpe, que les textes traitant spécialement de l’effet juridique du péché.
La démonstration de l’universalité de la coulpe a été faite par saint Paul d’après l’Ancien Testament dans Romains 3.10-20, où nous relevons spécialement le v. 10, qui est une citation de Psaumes 14.1 : καθὼς γέγραπται ὅτι Οὐκ ἔστιν δίκαιος οὐδὲ εἷς — et la conclusion tirée par saint Paul lui-même de l’enseignement de l’Ancien Testament tout entier sur le rapport naturel de l’homme avec Dieu : ἵνα πᾶν στόμα φραγῇ, καὶ ὑπόδικος γένηται πᾶς ὁ κόσμος τῷ θεῷ
Ajoutons à ces citations apostoliques deux des textes de l’Ancien Testament les plus explicites sur l’universalité de la coulpe, Psaumes 130.3 ; 143.2. Sous plusieurs formes et à différentes époques de l’ancienne Alliance est proclamé l’axiome de la conscience israélite, corollaire de la culpabilité de tout homme devant Dieu, que nul ne peut voir Dieu et vivre : Exode 33.20 ; Deutéronome 5.24 ; Juges 6.22-23 ; 13.22 ; Ésaïe 6.5 ; cf. Genèse 16.13 ; 32.30.
Et comme le principe de l’hérédité du vice était exprimé dans le rite de la circoncision, l’universalité collective et individuelle de la coulpe était démontrée et sans cesse rappelée à la conscience israélite par le rituel entier des sacrifices qui enveloppait, pour ainsi dire, l’existence entière dans un réseau d’expiations.
L’universalité de la coulpe dans l’ancienne Alliance était enfin clairement supposée par l’unicité de la condition du salut proclamée par les antiques exemples de l’élite des fidèles, les Abraham (Genèse 15.6 ; cf. Romains 4.1-5) ; les David (Psaumes 32 ; cf. Romains 4.6-8), et dégagée dans le Deutéronome déjà de la multiplicité des ordonnances cérémoniales, Deutéronome 30.12-13 ; cf. Romains 10.5-9.
Jésus a enseigné soit explicitement, soit implicitement, l’universalité de la coulpe dès le début de son ministère, en félicitant quiconque se reconnaissant pauvre, a faim et soif de justice, Matthieu 5.3,6 ; en donnant sans cesse la préférence aux pécheurs repentants sur les prétendus justes, Luc 15.7 ; 18.9 et sq. ; en s’opposant soi seul à tous les hommes invités à demander le pardon de leurs fautes, Matthieu 6.12 ; en proclamant enfin la nécessité préalable pour quiconque porte le nom d’homme, de l’œuvre de réconciliation qu’il est venu accomplir sur la terre, Jean 3.10 ; comp. avec 3 et 5 ; 36 ; Luc 19.10.
Saint Paul confirme, en ce qui le concerne lui-même, la doctrine de l’universalité de la coulpe, qu’il avait tirée, comme nous venons de le voir, de l’Ancien Testament, en considérant successivement les deux grandes fractions de l’humanité d’alors, toutes les deux et l’une comme l’autre placées sous la colère de Dieu : les Gentils, Romains 1.18 ; les Juifs, Romains 2.11, tous ensemble confondus dans une égalité d’injustice, Romains 3.19-20 ; v. 22-23 : οὐ γάρ ἐστιν διαστολή: πάντες γὰρ ἥμαρτον καὶ ὑστεροῦνται τῆς δόξης τοῦ θεοῦ. La même conclusion se tire des mots suivants du passage : Éphésiens 2.1-3 : ἦμεν τέκνα φύσει ὀργῆς, ὡς καὶ οἱ λοιποί.
A côté de l’universalité du vice, l’universalité de la coulpe est enfin reconnue par saint Jean comme par saint Paul, pour le monde entier, 1 Jean 2.2, et pour les croyants eux-mêmes tenus de confesser leurs fautes pour être pardonnés, 1 Jean 1.9.
Toutefois les deux notions de péché et de coulpe, que nous avons vues si étroitement corrélatives, ne se couvrent point absolument l’une l’autre ; tout péché est affecté d’une coulpe ; toute coulpe n’est pas correspondante à une faute personnelle. Non seulement les degrés de la souffrance individuelle ne sont pas régulièrement proportionnels dans l’existence terrestre aux degrés de la faute de chaque individu, mais il y a eu dans l’humanité une conscience absolument pure de toute faute personnelle, un homme, un juste, qui seul a pu dire que le Malin n’avait rien en lui, lequel, fait péché pour tous, a porté en son corps sur le bois la coulpe entière de l’humanité, et qui fut, à ce moment, l’unique innocent et l’universel coupable (2 Corinthiens 5.21). Ceci nous amène à la distinction annoncée plus haut entre la coulpe spécifique et la coulpe individuelle.
Cette question, qui est la plus difficile de la doctrine du péché, ne peut être, nous ne disons pas résolue, mais traitée qu’au point de vue moyen entre les deux conceptions extrêmes du nominalisme qui nie la réalité de l’espèce et du naturalisme qui nie l’individualité. La prémisse des considérations qui vont suivre est celle que nous avons exposée précédemment, savoir que les réalités individuelles sont portées par la réalité spécifique.
Notre formule n’a pas la prétention de résoudre le problème de la transformation de la coulpe spécifique en coulpe individuelle ; nous reconnaissons d’avance que nous allons rencontrer ici même de nouveau une de ces dualités que nous nous contentons de constater sans tenter même de les réduire ; et il nous suffira d’observer en même temps que les adversaires de notre doctrine, en supprimant un des termes du problème, soit la réalité individuelle, soit la réalité spécifique, sont démentis à la fois par la révélation scripturaire et par les faits.
Notre exposé précédent sur l’hérédité du vice et l’universalité de la coulpe dans l’humanité, laissait intacte la question de savoir si cette universalité du vice et de la coulpe était tout entière la part héréditaire de l’espèce dans l’individu, et si non, quelle est la part afférente à l’individu dans cette universalité de la coulpe correspondante à l’universalité du vice. C’est le point qui nous reste à traiter.
Le tort de l’ancienne dogmatique orthodoxe en cette matière était de méconnaître toute différence entre les diverses imputations de la coulpe, comme entre les diverses qualifications du mal moral, soit qu’il se présentât avec le caractère du vice spécifique et héréditaire, ou d’une transgression, d’une infraction consciente et volontaire du commandement. La damnation éternelle était la peine unique, égale et commune décernée de droit au contempteur endurci de l’Evangile, au transgresseur d’occasion d’un des commandements de la loi de Dieu et à l’enfant qui meurt en naissant. Certes, si l’Evangile a jamais donné une preuve de sa vitalité indestructible, c’est en survivant, dans la conscience de l’humanité, à d’aussi choquantes aberrations de pensée et de langage, dont en tout cas l’Ecriture et saint Paul sont innocents.
Plusieurs passages scripturaires, dont quelques-uns déjà cités, supposent, contrairement à l’ancienne orthodoxie, des degrés de culpabilité dans l’humanité, proportionnés aux degrés de connaissance de la loi ou du commandement chez le sujet. Tous sont coupables : il n’y a pas de différence quant à la qualité (Romains 3.22) ; mais au sein même de cette parité universelle, il y a des distinctions à faire : tous ne sont pas également coupables.
Le degré inférieur de la culpabilité de l’action est représenté par l’état où la loi peut être réputée absente, étant encore ignorée, Romains 5.13 ; 4.15 ; où le péché, quoique déjà présent, sommeille, Romains 7.8 ; cf. Jean 9.41 ; Matthieu 18.2-3 ; où l’intervention de la loi n’a pas encore transformé le péché oisif et relativement inoffensif en une puissance active et malfaisante, Romains 7.9 ; cf. 1 Corinthiens 15.50 : ἡ δὲ δύναμις τῆς ἁμαρτίας ὁ νόμος.
Le degré moyen qui est le plus fréquent dans l’économie actuelle est le cas de la connaissance entrecoupée d’erreur, limitée par l’impuissance, ignorance entretenue par la paresse, entraînement du penchant naturel consenti par la volonté, complicité du moi avec la nature spécifique (Luc 12.47-48).
Le degré supérieur est celui où la délibération de la volonté perverse dégagée de tout effet de la nature spécifique, s’associe à la lucidité parfaite de l’intelligence : c’est le rejet conscient et volontaire du bien et de la vérité (Matthieu 12.31 ; Hébreux 10.26 ; cf. Luc 23.34 ; 1 Timothée 1.13 : ἠλεήθην, ὅτι ἀγνοῶν ἐποίησα ἐν ἀπιστίᾳ).
A chacun de ces degrés de culpabilité répond dans l’économie de la justice divine une expiation homogène et proportionnelle : à la coulpe purement spécifique, une peine toute spécifique ; à la coulpe personnelle, une peine personnelle, mais réparable ; au péché absolument volontaire, la peine absolument irrévocable.
La coulpe spécifique dont est affecté le vice purement naturel et héréditaire, auquel le moi, encore enseveli lui-même dans les langes de l’espèce, n’a pas encore pu acquiescer par un acte conscient et volontaire, appelle la peine spécifique, qui n’atteint encore chez le moi que la nature et non pas le moi. C’est la mort corporelle qui exprime la solidarité de l’individu humain avec l’espèce humaine et la nature terrestre tout entière, chargée de la malédiction primitive (Genèse 3.17), et condamnée à la mort. Nous disons qu’avant toute actualisation consciente et volontaire du vice spécifique inhérent à la nature du moi, le moi lui-même reste franc de toute coulpe individuelle, et que la mort physique étant le tribut payé à la loi universelle qui régit depuis la chute l’espèce et la nature, elle suffit à libérer l’individu de toute revendication ultérieure de la justice divine. Etant donné donc le cas de mort de l’individu humain avant l’éveil de sa conscience, partant, avant toute apparition du commandement, avant toute formation d’une transgression, le moi aussitôt que dégagé de la solidarité spécifique, abandonnant à la nature et à l’espèce le corps vicié qu’il avait reçu d’elles, entre dans la forme nouvelle de son existence, δεδικαιωμένος, quitte envers la justice, selon la norme formulée par saint Paul : ὁ γὰρ ἀποθανὼν δεδικαίωται ἀπὸ τῆς ἁμαρτίας (Romains 6.7). Et comme le vice n’avait affecté que la partie spécifique de la nature, ce sera aussi cette dernière seulement qui éprouvera l’effet de l’œuvre rédemptrice de Christ : effet nécessaire d’ailleurs pour que la partie corporelle de son être, abandonnée pour un temps à la dissolution du tombeau, soit arrachée au ban qui pèse sur l’universalité de la nature terrestre, dans le jour futur des résurrections : ἀπολύτρωσις τῶν σωμάτων (Romains 8.23), et concoure ainsi pour sa part à la réalisation des destinées futures de l’homme.
Mais la moitié seulement des membres de l’espèce humaine meurent avant l’éveil de la conscience, et c’est ici, avec ce que nous avons appelé le second degré de la culpabilité, qu’apparaît la partie absolument insoluble, dans l’état actuel de nos connaissances, du problème du péché dans l’humanité.
L’expérience universelle atteste qu’il est inévitable que tout individu humain, parvenu à l’âge de la raison et de la conscience, acquiesce sciemment et volontairement au vice originel, et transforme par là même le fait naturel du péché héréditaire en une série plus ou moins fréquente de transgressions personnelles « semblables à celle d’Adam » (Romains 5.14).
La raison de cette universalité nouvelle, qui dérive non plus d’un fait naturel et héréditaire, mais d’une cause accidentelle comme la liberté humaine, ne pourrait se trouver que dans une définition exacte et complète, mais inaccessible à la connaissance humaine dans l’économie actuelle, des rapports réciproques de l’espèce et de l’individu. Faute de cette définition qui, pas plus que celle des rapports de l’âme et du corps, n’a été et ne sera jamais donnée, nous sommes réduit à énoncer et à mettre en présence les deux termes de l’antithèse : universalité des transgressions chez les individus parvenus à l’âge de raison, attestée par l’expérience de tous et surtout des meilleurs, et culpabilité individuelle attachée à chacune de ces transgressions, attestée par la conscience humaine, et surtout par toute conscience délicate.
La peine attachée par la justice divine à toute transgression individuelle de la loi de Dieu, l’expression de la coulpe attachée à cette transgression, est la colère divine (Jean 3.30 ; Romains 1.18 ; 2.5 ; Galates 3.13 ; Éphésiens 2.3). Et toute conscience individuelle, dans la mesure même où elle est pure et éclairée, ratifie, en ce qui la concerne, la sentence de la justice divine ; il n’est pas un honnête homme, qui arrivé à la pleine connaissance du Dieu de l’Evangile et de lui-même, ne soit prêt à répéter après l’Ecriture le refrain : J’ai péché ! Dire le contraire, serait, d’après saint Jean, se séduire soi-même et faire Dieu menteur (1 Jean 1.8-9).
Au sein donc des culpabilités diverses créées par les caprices de la liberté humaine, une similitude s’étend sur l’universalité des hommes, c’est que, tous coupables, et privés comme tels de la gloire de Dieu, ils ont tous besoin de salut et ne peuvent être sauvés que par grâce (Romains 3.22-23).
C’est dire que si toute transgression personnelle exclut l’homme de l’état de justice et le soumet à la colère, cet effet n’est pas encore irréparable et éternel. Il n’y a qu’un seul péché irrémissible, soit dans ce monde soit dans l’autre ; il n’y a qu’une coulpe inexpiable, c’est le rejet conscient et volontaire, sans aucun mélange d’entraînement et d’ignorance, de la révélation de la grâce de Dieu en Jésus-Christ ; car pour qu’un tel pécheur fût rappelé à la repentance, il faudrait une manifestation de grâce supérieure à celle du don que Dieu lui-même a fait de son Fils, et il n’y en a pas, il ne peut pas y en avoir (1 Jean 5.16).