Voilà pourquoi le Gnostique, empressé d’obéir, cède volontiers la dépouille du corps à qui la lui demande ; voilà pourquoi, retranchant autour de lui toute affection charnelle, sans provoquer le tentateur, mais châtiant, ce nous semble, et réprimant ses insolences,
« de quelque haute fortune, de quelque degré de félicité qu’il lui faille descendre, »
comme le dit Empédocle, il abandonne sans regret ces biens et retourne prendre place au milieu du reste des hommes. D’abord, il se rend à lui-même le témoignage qu’il est sincèrement fidèle à Dieu ; en second lieu, il rend témoignage contre le tentateur en lui prouvant que sa jalousie s’attaque inutilement à celui qui est fidèle par la charité ; il rend enfin ce témoignage au Seigneur qu’il y a au fond de sa doctrine une force de persuasion si énergique, que la crainte de la mort elle-même ne le poussera jamais à l’apostasie. De plus, il donne à la vérité de la prédication la sanction d’un fait, par la manifestation publique de la puissance du Dieu vers lequel il aspire à remonter. Admirez comment ce généreux athlète prêche éloquemment l’amour, en s’unissant par la reconnaissance aux vertus célestes, ses sœurs, et surtout en couvrant de confusion les infidèles par le sang précieux qu’il répand. Retenu par la crainte salutaire du précepte, il refuse de renier le Christ afin de rendre témoignage à la crainte. Et remarquez-le bien, il ne vend pas sa foi dans l’espérance de la couronne qu’on lui prépare ; c’est uniquement par amour pour Dieu qu’il sortira de cette vie, la joie dans le cœur, des actions de grâce sur les lèvres, et pour celui qui lui a fourni un motif de prendre son vol vers les cieux, et pour celui qui a tramé des machinations contre ses jours. Il les remercie l’un et l’autre de lui avoir offert, ce qu’il n’aurait jamais recherché par lui-même, l’honorable occasion de se manifester tel qu’il est, à son bourreau par l’énergie de sa patience, à son Dieu par l’ardeur de sa charité. Divine charité ! Par elle le martyr, même avant sa naissance, était déjà présent aux yeux du Seigneur, qui contemplait d’avance son dévouement et son immolation ! Aussi voyez-le plein d’une juste confiance se hâtant d’aller rejoindre le Seigneur qu’il aime, pour lequel il a livré son corps et sa vie, ainsi que le calculaient ses juges de la terre, et grâce à la ressemblance de sa passion avec celle du Christ, salué par lui de ces mots flatteurs :
« Ô mon frère bien aimé, »
suivant l’expression du poète.
Quant à nous, nous donnons au martyre le nom de Consommation, non pas, parce qu’il termine la vie de l’homme, comme l’entend le vulgaire, mais parce qu’il achève et consomme l’œuvre de la charité. Les anciens Grecs aussi célèbrent par des chants de triomphe le trépas de ceux qui ont succombé sur le champ de bataille. Ce n’est pas qu’ils conseillent par ces hommages une mort violente, c’est que le brave qui meurt à la guerre s’est retiré de la vie sans craindre la mort, brisé dans son corps avant que l’âme pût se troubler et défaillir, comme il arrive ordinairement aux hommes dans les maladies ; car ils sortent de la vie lâchement et avec le désir de vivre. Aussi leur âme, au lieu d’être pure quand elle se dégage de sa prison mortelle, emporte avec elle le cortège de ses désirs, comme des stigmates de plomb, à moins que ce ne soient des hommes de courage et de vertu. Toutefois, parmi ceux qui meurent dans les combats, il en est aussi qui meurent avec des désirs, et avec toute la faiblesse qu’ils eussent manifestée, s’ils eussent séché et se fussent éteints dans la maladie. Si le martyre consiste à rendre témoignage à Dieu, toute âme qui règle sa vie, d’après la connaissance de Dieu et obéit fidèlement aux préceptes, est martyre par sa vie et par ses discours. Qu’importé la manière dont elle est délivrée de sa prison terrestre ? Au lieu de sang, elle répand sa foi pendant sa vie entière et à l’instant de sa mort. Le Seigneur ne dit-il pas dans l’Évangile :
« Quiconque aura quitté son père ou sa mère, on ses frères, etc., à cause de mon Évangile et de mon nom, est heureux ? »
Ce n’est pas le martyre, dans la simple acception du mot, mais le martyre spirituel, que le Seigneur nous enseigne, le martyre du Gnostique, qui consiste à gouverner sa vie d’après la règle de l’Évangile, par amour pour Dieu. Car ces deux mots, la science de mon nom, l’intelligence de mon Évangile, désignent plus qu’une vaine et stérile appellation ; ils indiquent la connaissance réelle, et ce martyre efficace par lequel on abandonne non-seulement la famille terrestre, mais encore tons les biens d’ici-bas, libre de toute passion et de tout désir. Cette mère qu’il faut quitter est, dans un sens allégorique, la patrie et le sol nourricier ; par le mot pères, l’Écriture entend les règlements de la vie civile, au-dessus desquels la grande âme du juste doit s’élever avec actions de grâces, pour mériter les faveurs de Dieu, et conquérir une place à la droite du sanctuaire, comme ont fait les apôtres. Puis vient Héraclite qui dit :
« Les victimes de Mars sont en honneur auprès des dieux et des hommes ».
Platon écrit dans le cinquième livre de sa République :
« Parmi les combattants qui meurent à la guerre, celui d’entre eux qui succombe avec gloire, ne le placerons-nous pas au premier rang dans la race d’or ? Il est certainement le premier. »
La race d’or est la postérité des dieux qui peuplent le ciel, la sphère immobile, et qui ont la plus grande part dans la direction des choses humaines.
Mais quelques hérétiques, faute de bien comprendre le seigneur, nourrissent une impie et lâche affection pour l’existence, et soutiennent que le véritable martyre n’est autre chose que la connaissance de Dieu. Sur ce point nous sommes d’accord ; mais ils traitent d’assassin et d’homicide de lui-même, le Chrétien qui a confessé Dieu par son trépas. Ils mettent encore en circulation d’autres sophismes de même force que leur a suggérés la lâcheté. Nous les réfuterons lorsque le moment en sera venu ; car ils sont eu dissidence avec nous sur les principes. D’autres, et il en est quelques-uns de ce nombre, mais qui ne sont pas Chrétiens puisqu’ils n’ont rien de commun avec nous que le nom, d’autres cherchent la mort à dessein, courent résolument au devant du bourreau, et manifestent, par haine contre le Créateur, les malheureux ! une brutale impatience de mourir. Voilà, nous le proclamons, les homicides d’eux-mêmes : leur trépas n’est pas un martyre, quoique leur supplice soit ordonné par l’État. Ils ne possèdent point le sceau du martyre selon la foi, puisque, ignorants du vrai Dieu, ils se livrent d’eux-mêmes aune mort stérile, pareils aux Gymnosophistes indiens qui se précipitent follement dans les flammes. Mais, à ces faux Gnostiques dont l’impiété se déchaine contre le corps, apprenons leur que l’harmonie et la santé de nos organes contribuent à développer les heureuses dispositions de notre esprit. Voilà pourquoi Platon, dont les hérétiques invoquent à grands cris le témoignage, de préférence à tout autre, parce qu’ils le croient l’ennemi de la génération, écrit dans son troisième livre de la République :
« Pour établir l’harmonie entre le corps et l’âme il faut prendre soin du corps par lequel doit vivre et vivre honnêtement le héraut public de la vérité. »
C’est qu’en effet nous n’arrivons au sommet de la connaissance que par le chemin de la vie et de la santé. L’homme ne pouvant s’élever à cette hauteur sans posséder ces éléments indispensables, ni exécuter autrement que par eux tout ce qui l’achemine vers la connaissance, comment n’applaudirait-il pas au bien-être? C’est donc par le moyen de la vie que nous nous établissons dans le bien-être de la vie ; et qu’après nous être exercés par le corps à ce bien-être, nous passons à l’état d’immortalité.