L’année même où Cassiodore se retirait du monde, en 540 probablement, naissait à Rome celui qui, plus que lui encore, devait être lu et révéré comme un maître par les siècles suivants, par qui le moyen âge devait se rattacher à l’antiquité chrétienne, et dont les services conquirent à la papauté, même dans l’ordre temporel, l’influence qu’elle y devait un jour exercer : c’est saint Grégoire le Grand. Il appartenait à une famille riche et considérée et se destina d’abord lui-même à la carrière administrative : à l’âge de trente ans environ, il était préteur. Puis, peu à peu, l’attrait de la vie ascétique le gagna. Vers l’an 575, il renonça au siècle, vendit ses biens, fonda de leur produit sept monastères et se fit moine dans celui qu’il avait établi à Rome sur le mont Celius. Son séjour y fut de courte durée. Peu après, le pape Benoît I (574-578) l’ordonnait diacre régionnaire et, en 578, le successeur de Benoît, Pélage II, l’envoyait en qualité d’apocrisiaire ou de nonce à la cour de Constantinople. Il y resta six ou sept ans et, sa mission terminée, en 584-585, était revenu à son couvent quand Pélage mourut le 7 février 590. Le choix unanime du sénat, du clergé et du peuple désigna Grégoire pour lui succéder. Malgré ses résistances, il dut se soumettre. Son pontificat ne dura que quatorze ans, mais pas une minute de ces années ne fut perdue pour le bien de l’Église. Indépendamment de sa sollicitude continuelle pour maintenir la foi en Occident, y combattre les hérésies, y ramener à l’unité les évêques schismatiques de l’Istrie, y faire fleurir la discipline ecclésiastique, le pape réforme la prière et organise le chant liturgique ; il assiste les pauvres, remédie aux maux de la famine et de la peste, et s’efforce d’éloigner de Rome et des possessions impériales la menace des Lombards. Par ses soins, Augustin et ses moines vont évangéliser l’Angleterre. En Orient, il entretient des rapports d’amitié avec le patriarche Eulogius d’Alexandrie et s’unit à lui pour lutter contre les hérésies monophysite et nestorienne. Il réprime l’erreur des agnoètes et s’oppose, avec plus d’éclat encore, aux prétentions du patriarche de Constantinople, Jean le Jeûneur, qui s’attribuait le titre de patriarche œcuménique. Intégrité de la doctrine, édification du clergé et des fidèles, évangélisation des païens, bien spirituel et temporel de son peuple, on doit dire que rien n’a échappé à sa vigilance et à son zèle. Quand il mourut, le 12 mars 804, on put lui rendre le témoignage d’avoir été le pasteur accompli dont il a tracé dans son Pastoral le portrait idéal.
La qualité intellectuelle qui domine en saint Grégoire paraît être un bon sens pratique poussé jusqu’au génie, qui lui a fait garder en tout l’exacte mesure et lui a suggéré en chaque occurrence le meilleur parti à suivre. Moins théologien que saint Léon, il possède éminemment, comme lui, l’art de gouverner : c’est un romain, un esprit modéré qui se garde des excès et ne tente pas l’impossible. Il veille avec un soin jaloux à la pureté de la foi, mais il ne veut pas que l’on taxe d’hérésies de simples imprudences de paroles ou de gestes ; il s’inquiète de l’exacte observation de la discipline, mais, avant de commander ou de punir, il avertit et il exhorte ; il a pleine conscience de l’autorité universelle que lui donne dans l’Église sa qualité de successeur de saint Pierre, et il sait, au besoin, l’affirmer, mais il n’en fait point parade et repousse les titres fastueux qu’on lui voudrait donner. Dans ses rapports avec les princes même usurpateurs il est toujours respectueux et déférent ; avec les Lombards, il se contente de peu, puisqu’il n’en saurait obtenir que peu. Ajoutons à cela un grand amour de la justice, qui lui fait prendre, en cas de nécessité, les intérêts des juifs et des hérétiques ; une puissance surprenante de travail dans un corps ruiné par la souffrance et la maladie ; un dévouement absolu à l’Église, un zèle ardent pour les âmes et un zèle non moins ardent pour sa sanctification personnelle : c’est la réunion de toutes ces qualités et de toutes ces vertus qui ont fait de saint Grégoire un des plus grands papes qui aient jamais occupé le siège de Rome.
Au point de vue littéraire, son mérite est bien inférieur, si l’on ne veut considérer que le côté extérieur de ses écrits. Grégoire n’a qu’indifférence ou dédain pour les auteurs classiques et païens et ne se soucie guère de les imiter. Cependant, bien qu’il ait payé, lui aussi, son tribut au goût du temps pour les allégories subtiles, les antithèses et les jeux de mots, son style offre, en général, une simplicité, une gravité qui conviennent bien au caractère de l’écrivain, et qui contrastent avec l’enflure et la recherche alors si communes. Le lexique et la syntaxe de ses ouvrages sont ceux de la décadence : ils n’empêchent pas sa pensée de se traduire avec force et clarté : c’est par le fond des choses surtout qu’il faut juger de cette éloquence un peu massive et terre à terre.
Les œuvres de saint Grégoire comprennent des commentaires et homélies sur l’Écriture, — des écrits ascétiques, — le registre de ses lettres, — et enfin des compositions liturgiques.
I. Commentaires et homélies.
Nous avons ici trois ouvrages à signaler : les Morales, les homélies sur Ezéchiel et les homélies sur les Évangiles.
Saint Grégoire était apocrisiaire à Constantinople quand il commença son commentaire sur Job, Expositio in librum Job, sive Moralium libri XXXV. L’ouvrage, entrepris sur les instances de saint Léandre, évêque de Séville, est fort long et ne fut achevé qu’après 590. Grégoire y veut donner du livre de Job une explication historique, typique ou allégorique et morale ; mais, en fait, cette dernière explication a été si développée que tout l’ouvrage a pris le nom de Morales et peut être considéré en effet comme un répertoire complet et excellent d’éthique chrétienne. L’auteur remarque d’ailleurs que la lecture n’en convient pas aux fidèles peu instruits et leur serait plus nuisible qu’utile. — Les vingt-deux homélies sur Ézéchiel sont de l’année 593 et s’étendent, les douze premières sur les chapitres i-iv, les dix autres sur le chapitre xl du prophète. — Plus connues cependant que ces deux ouvrages sont les Homélies sur les Évangiles. On en compte quarante, distribuées en deux livres de vingt homélies chacun, et qui forment comme un cycle complet de prédication pour toute l’année. Le pape les prononça ou les fit lire, pense-t-on, en l’an 590-591, et les édita lui-même en 592 ou 593. La plupart de ces homélies, allocutions familières et graves d’un père à ses enfants, sont entrées plus tard dans les lectionnaires liturgiques et ont encore une place dans le Bréviaire.
IL Ascétisme.
Aux œuvres ascétiques de saint Grégoire il faut rapporter d’abord le Pastoral (Liber regulae pastoralis), écrit vers l’an 591 et dédié à l’évêque Jean de Ravenne. L’auteur y veut justifier la résistance qu’il avait faite à son élection pontificale par un exposé des devoirs redoutables qui incombent aux pasteurs. Dans une première partie, il dit dans quelles conditions on doit accepter la charge de pasteur (ad culmen quisque regiminis qualiter veniat) ; dans une deuxième partie, il signale les vertus et les œuvres que doit pratiquer le pasteur (ad hoc rite perveniens qualiter vivat) ; la troisième partie — la plus importante — traite de la façon d’instruire et de diriger les diverses catégories de fidèles (bene vivens qualiter doceat) ; et enfin la quatrième partie, fort courte, invite le pasteur à revenir fréquemment sur lui-même pour s’examiner et se convaincre de sa propre misère (recte docens infirmitalem suam quotidie quanta consideratione cognoscat). Cet ouvrage eut un succès énorme. Il fut traduit en grec et en anglo-saxon, et les conciles ne cessèrent d’en recommander l’étude aux prêtres chargés de la conduite des âmes.
Cependant, le Pastoral ne s’adressait directement qu’au clergé ou aux supérieurs de monastères. Les quatre livres des Dialogues, écrits par Grégoire en 593, s’adressent à tous les chrétiens et sont, par excellence, un ouvrage populaire d’édification. Dans les trois premiers livres, l’auteur raconte une suite de miracles ou de faits d’extraordinaire vertu dont il a été témoin ou qu’il a appris de bonne source, et qui ont été accomplis par de saints personnages vivant en Italie : le livre deuxième tout entier est consacré à saint Benoît. Un quatrième livre s’étend spécialement sur les prodiges qui vont à prouver la survivance de l’âme après la mort. Plus encore que le Pastoral, les Dialogues trouvèrent au moyen âge des lecteurs par milliers, grâce à l’attrait du merveilleux qui convenait si bien à l’esprit de cette époque.
III. Lettres.
Ce n’est pourtant point d’après les Dialogues qu’il convient de juger saint Grégoire. Si l’on veut avoir une idée juste de ce que fut en lui le pape, directeur de l’Église universelle, il faut lire le Registre de ses lettres. C’est là que se révèlent pleinement la puissance et la souplesse de son esprit aussi bien que sa science du gouvernement. Nous possédons actuellement huit cent quarante-huit de ces lettres, rangées par ordre d’indictions et formant quatorze livres. Mais elles ne sont que des restes d’une correspondance qui a été bien plus étendue, et dont une bonne partie est perdue pour nous. Le plus grand nombre de celles qui nous ont été conservées l’ont été dans une collection choisie faite sous Hadrien I (772-795) et destinée à Charlemagne.
IV. Liturgie.
Quant aux œuvres liturgiques de saint Grégoire, il existe sous son nom un Sacramentaire et un Antiphonaire. Toutefois, ces deux ouvrages, auxquels il a certainement travaillé, ne sont plus tels qu’ils sont sortis de sa plume. Nos textes du Sacramentaire en particulier dérivent tous plus ou moins directement de l’exemplaire envoyé par Hadrien à Charlemagne entre 784-791, et cet exemplaire avait été déjà développé et modifié. Saint Grégoire est aussi l’organisateur de ce qu’on a appelé le chant grégorien, par opposition au chant ambrosien. On ne doit pas cependant regarder comme authentiques les quelques hymnes qu’on lui a attribuées, pas plus que les commentaires sur le premier livre des Rois, sur le Cantique et les psaumes de la Pénitence, et la concorde scripturaire qui se trouvent à la fin de ses œuvres.