Stromates

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE V

Symboles de Pythagore.

Pythagore a emprunté ses symboles à la philosophie barbare, avec la précaution toutefois de déguiser ses larcins. Le philosophe de Samos nous dit, par exemple :

« N’ayez point d’hirondelle dans votre maison, »

ce qui signifie : n’accueillez pas sous votre toit le bavard, dont la langue toujours murmurante n’a pas de frein, et qui est incapable de garder le secret qui lui a été confié.

« L’hirondelle, la tourterelle et le passereau des champs savent le temps de leur passage »

suivant l’Écriture, et il ne faut pas habiter avec une langue futile. En vérité, c’est avec raison que l’on chasse de son toit la tourterelle dont l’éternel roucoulement rappelle les ingrates récriminations de la plainte.

« Ne roucoulez pas sans fin à mes oreilles, » dit le poète.

Quant à l’hirondelle, qui la garderait chez soi ? Elle nous remet en mémoire la fable où figure la fille de Pandion, avec les crimes abominables exécutés sur elle, s’il en faut croire la renommée, tragiques aventures dont Térée souffrit une moitié, dont il consomma l’autre. Autre raison : l’hirondelle fait la guerre aux cigales, ces musiciennes des champs ; il est juste de chasser tout persécuteur de la parole.

« Par Junon, dont la main est armée du sceptre et qui contemple sous ses pieds les hauteurs de l’Olympe. dit le poète, une garde fidèle environne ma langue. »
« Ma langue est tenue sous clé, » s’écrie Eschyle.

Voici venir Pythagore avec ses prescriptions énigmatiques.

« — Après avoir enlevé du feu la marmite, n’en laissez pas l’empreinte sur la cendre, mais effacez-la. — Une fois sorti du lit, retournez les couvertures. »

Il nous donnait à entendre par là non-seulement qu’il faut détruire tout faste et tout orgueil, mais encore effacer les derniers vestiges de la colère. La fougue de la passion est elle tombée ? apaisons la colère elle-même et détruisons au fond de notre cœur jusqu’au souvenir de l’affront.

« Que le soleil ne se couche point sur votre colère, »

dit l’Écriture. Celui qui a prononcé cet oracle :

« Tu ne désireras point, »

a supprimé par là même tout ressentiment de l’outrage que nous avons reçu. Car la colère n’est que l’impulsion du désir, soulevant une âme tout à l’heure tranquille, et la poussant à une vengeance sans mesure comme sans raison.

De même, quand Pythagore nous conseille de retourner notre lit, il nous dit tout bas de perdre la mémoire de quelque songe obscène qui souilla notre sommeil du jour, ou d’oublier nos voluptés nocturnes. Peut-être aussi veut-il par là que nous dissipions les ténébreuses chimères de notre imagination par le flambeau de la vérité.

« Si vous vous mettez en colère, gardez-vous de pécher, »

suivant David. Qu’est-ce à dire ? Combattez les emportements de votre imagination, et ne consommez pas la colère en y ajoutant le sceau d’un fait.

« Ne navigue point sur terre »

est encore une défense symbolique de Pythagore, comme s’il nous avait dit : Refusez l’office de publicain, et les charges analogues, parce que ces fonctions sont pleines d’incertitude et d’écueils. Voilà pourquoi notre Seigneur nous assure qu’il est difficile aux publicains de faire leur salut. Le philosophe de Samos nous défend encore de porter au doigt des anneaux, ou de graver sur des bagues l’image des dieux. Il ne fait que suivre ici l’exemple que Moïse avait donné bien des siècles avant lui, lorsqu’il interdit par une loi formelle de dresser aucun simulacre de la Divinité, qu’il fût taillé, jeté en fonte, peint, ou modelé. Prohibition pleine de sagesse ! Le législateur voulait qu’au lieu de s’arrêter à la matière, notre esprit s’élevât dans les régions de l’intelligence. Il n’est que trop vrai, la majesté de Dieu perd de son éclat dans les familiarités du regard ; et adorer sous une forme sensible un être incorporel qui n’est perceptible qu’aux yeux de l’âme, c’est le ravaler par l’intermédiaire des sens. Ainsi pensaient les plus sages d’entre les prêtres égyptiens, quand ils décidèrent que le temple de Minerve n’aurait pas de toit. Ainsi pensaient les Hébreux qui érigèrent un temple, vide de simulacres. Mais il y a des hommes qui, pour rendre à Dieu le culte qui lui est dû, se prosternent devant une image où est représenté le ciel avec les astres, trompés sans doute par ce passage de l’Écriture :

« Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. »

Il ne sera pas hors de propos de citer ici un mot du pythagoricien Eurysus. Il venait de dire, dans son ouvrage intitule, De la fortune, que le Créateur, en faisant l’homme, l’avait formé sur son modèle ; il ajoute :

« Le corps est semblable aux autres créations, comme ayant été formé de la même matière ; mais il ’est sorti des mains d’un ouvrier sublime qui, en créant l’homme, se prit lui-même pour archétype. »

En un mot, Pythagore, les disciples auxquels il donna son nom, et Platon, sont, de tous les philosophes, ceux qui ont en le plus de commerce avec le législateur hébreu, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre par leurs dogmes. Et lorsque, par une sorte de perspicacité divinatrice, que secondait l’inspiration divine, ils se furent rencontrés avec le sens de certaines prophéties, et qu’ils eurent recueilli quelques parcelles élémentaires de la vérité, ils honorèrent celle-ci d’appellations non équivoques, mais qui n’allaient point au-delà de cette manifestation extérieure, possesseurs de ce qui menait à la vérité plutôt que de la vérité elle-même. C’est pourquoi la philosophie de la Grèce ressemble à la flamme d’une torche que les hommes allument artificiellement avec les rayons dérobés au soleil. Mais une fois que le Verbe fut proclamé, la sainte lumière brilla dans toute sa splendeur. La flamme d’emprunt est sans doute utile pendant les ténèbres dans les édifices ; mais le feu indéfectible éclaire le jour, et la nuit tout entière est illuminée par le soleil des intelligences.

Poursuivons. Tout ce que Moïse a dit sur la justice, Pythagore l’a résumé dans cette maxime symbolique :

« Ne saute point par-dessus la balance ; »

ce qui signifie : Aie soin de ne pas transgresser la loi de l’équité qui doit régner dans tous les partages, et sois fidèle aux réclamations de la justice.

« Qui unit les amis aux amis, les cités aux cités, les combattants aux combattants ? La justice. L’égalité est la loi naturelle des hommes. Le plus et le moins sont toujours en lutte ouverte ; de là sont nés les premiers ferments de la haine. »

Voilà pourquoi le Seigneur nous dit :

« Prenez mon joug, car il est doux et léger. »

Voit-il ses disciples se disputer entre eux les premières places, il leur recommande la simplicité et l’égalité, en les avertissant

« qu’il leur faut devenir comme de petits enfants. »

L’apôtre va se rapprocher du maître :

« En Jésus-Christ, il n’y a plus d’esclave ou d’homme libre, de Grec ou de Juif ; car l’homme que le Christ a créé en nous est nouveau, »

ennemi des querelles, exempt d’avarice, observateur d’une juste égalité, parce que

« l’envie, les rivalités et les soucis sont exclus du chœur des élus. »

Aussi les Mystagogues nous disent-ils symboliquement : « Ne mangez pas votre cœur, » pour nous faire entendre qu’il ne faut pas nous ronger l’âme par les soucis et nous attrister des événements qui surprennent notre prudence et notre volonté. Il est en effet bien malheureux, celui qu’Homère aussi nous représente

« errant seul et rongeant son cœur. »

En outre, quand l’Évangile, les apôtres et tous les prophètes, nous montrent deux voies, l’une qu’ils nomment la voie étroite, parce qu’elle est resserrée entre la défense et le précepte, l’autre qui est opposée à celle-ci, et qu’ils nomment la voie large et spacieuse, parce qu’elle ouvre un libre passage à la colère et à la volupté ; quand de plus ils ajoutent :

« Heureux l’homme qui n’est pas entré dans le conseil de l’impie et qui ne s’est pas arrêté dans la voie des pécheurs, »

n’est-il pas évident que ces passages ont donné naissance à la célèbre allégorie de Prodicus de Céos où le vice et la vertu se disputent l’âme d’Hercule ? N’est-ce pas d’après eux que Pythagore, en nous défendant de suivre les voies publiques, ne craint pas de nous tenir eu garde contre les opinions de la multitude, presque toujours extravagantes et désordonnées ? Aristocrite, dans la première partie de ses Oppositions, dirigées contre Héracléodore, rapporte une lettre ainsi conçue :

« Ætéas, roi des Scythes, au peuple de Byzance : Ne mettez aucun empêchement à la levée de mes tributs, sinon mes cavales iront boire l’eau de vos fleuves. »

Le barbare leur annonçait, par ce langage figuré, la guerre qu’il irait porter chez eux. Le poète Euphorion met des paroles semblables dans la bouche de Nestor :

« Nous n’avons pas encore abreuvé dans les ondes du Simoïs nos chevaux nés aux plaines de la Grèce. »

La coutume où sont les Égyptiens de placer des sphinx devant leurs temples n’a pas d’autre origine que le symbole. Ils nous avertissent par là que les doctrines sur la Divinité sont enveloppées d’énigmes et d’obscurités ; peut-être aussi veulent-ils nous faire comprendre qu’il faut en même temps aimer et craindre Dieu ; l’aimer, parce qu’il est bon et favorable à ceux qui l’honorent, le craindre, parce que sa justice châtie sans miséricorde les impies. En effet, le sphinx, dans sa double forme, représente à la fois l’homme et la bête.

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