Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XIX

« Des femmes riches, et parmi elles la femme de l’intendant d’Hérode, s’attachaient aux pas du Sauveur et l’assistaient de leurs biens. »

Ici encore s’accomplissait la prophétie. Le Dieu de la loi ne les avait-il pas appelées par le prophète Isaïe : « Femmes opulentes, levez-vous et entendez ma voix ! » Disciples d’abord, il les élève bientôt au rang d’ouvrières et de servantes : « Mes filles, écoutez avec assurance mes discours ; consacrez vos journées par une fatigue pleine d’espoir ; » c’est-à-dire la fatigue de le suivre, et l’espoir de la récompense après les services. Sans revenir ici sur le sens parabolique, il suffit de dire que cette forme de langage était encore annoncée par le Créateur. Cette déclaration : « Votre oreille écoutera et vous n’entendrez point, » fournit au Christ l’occasion d’inculquer cet avertissement : « Qui a des oreilles pour entendre, entende ! » Non pas que pour attester sa différence le Christ permît l’usage d’une faculté qu’interdisait le Créateur ; mais l’avertissement venait à la suite de la menace. D’abord : « Votre oreille écoutera et vous n’entendrez point ; » ensuite : « Qui a des oreilles pour entendre, entende ! » Il ne s’agissait point ici en effet des oreilles du corps qui s’ouvrent d’elles-mêmes : il nous apprenait que les oreilles du cœur étaient nécessaires ; et c’est par là que les rebelles ne devaient point entendre, selon l’oracle du Créateur. Aussi ajoute-t-il par son Christ : « Prenez garde comment vous entendez, de peur de ne pas entendre. » Avec les oreilles du cœur apparemment, et non celles du corps. En laissant à cette déclaration le sens légitime que le Seigneur y attachait lui-même, lorsqu’il éveillait l’attention humaine, ces paroles, « Prenez garde comment vous entendez, » n’annonçaient que trop une menace de surdité morale.

Ton dieu se nomme le dieu de la mansuétude, parce qu’il ne juge, ni ne s’irrite. Le texte qui vient immédiatement après le prouve suffisamment. « Celui qui a, il lui sera donné. Quiconque n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. » Que lui sera-t-il enlevé ? Le don qu’il aura reçu. Mais quel est celui, qui donne et qui enlève ? Si la chose doit être enlevée par le Créateur, elle sera donc aussi donnée par lui. Si elle est donnée par le dieu de Marcion, elle sera donc également enlevée par ce dernier. N’importe à quel titre il menace de m’enlever mon trésor, il n’est plus le Fils de ce dieu dont la bouche ignore la menace, parce qu’il ne sait pas s’irriter.

Autre inconséquence ! Personne, au dire de ton Dieu, « ne cache la lampe qu’il a allumée ! » Et lui, flambeau du monde, lumière tout autrement nécessaire, il voile ses rayons pendant des milliers d’années ! « Rien de secret, ajoute-t-il, qui n’éclate au dehors. » Et lui, il ensevelit jusqu’à nos jours son Dieu sous des ombres jalouses, attendant, j’imagine, la naissance de Marcion.

Nous touchons à l’argument le plus décisif pour tous ceux qui révoquent en doute la naissance du Seigneur. « L’entendez-vous, s’écrient-ils, attester lui-même qu’il n’est pas né. Où est ma mère, et qui sont mes frères ? » Telle est la marche de l’hérésie. Ou elle emporte au hasard de ses conjectures l’expression la plus simple, la plus claire, ou bien elle dénature par une interprétation littérale une expression allégorique et susceptible de distinction. C’est ce qui lui est arrivé dans cette circonstance. Voici notre réponse. D’abord, on n’aurait pu annoncer au Sauveur que sa mère et ses frères se tenaient à la porte, demandant à le voir, s’il n’avait eu ni mère, ni frères. Celui qui transmettait le message, les connaissait comme tels, ou de longue date, ou dans le moment même, lorsqu’ils désirèrent de le voir, ou lorsqu’ils chargèrent le gardien de les annoncer.

— Ce n’était là qu’une manière de tenter le Christ, dira-t-on.

— Rien qui l’indique dans l’Ecriture. Plus elle est fidèle à consigner la tentation chaque fois qu’elle a lieu : « Voilà qu’un docteur de la loi se leva pour le tenter ; » et à l’occasion du tribut : « Les Pharisiens s’approchèrent de lui dans le but de le tenter ; » moins il est permis de supposer la tentation là où elle n’est pas mentionnée. Toutefois j’admets la tentation : dans quel but le tenter en nommant sa mère ou ses frères ?

— Pour constater la réalité ou l’imposture de sa naissance.

— Mais à quelle époque un doute s’éleva-t-il sur ce point, pour qu’il fût nécessaire de résoudre la difficulté par cette épreuve ? Qui lui contesta jamais sa naissance quand on le voyait homme, semblable aux hommes ? quand on l’entendait se proclamer le Fils de l’homme ? quand, trompés par les apparences de l’humanité, ceux parmi lesquels il vivait, hésitant à le reconnaître pour Dieu, ou pour le Fils de Dieu, le considéraient au moins comme un grand prophète, mais toujours avec une naissance réelle ? Mais, qu’il fût urgent de le tenter à cette occasion, d’accord. Tout autre argument eût mieux convenu pour le tenter que l’allusion à des proches qu’il pouvait ne point avoir sans que sa naissance en fût moins véritable. Parle ! tous les enfants ont-ils conservé leur mère ? Tous ceux qui ont vu le jour ont-ils des frères ? Ne peut-on, à chances égales, avoir un père, des sœurs, ou même n’avoir plus personne de ses proches ? L’histoire atteste qu’il y eut sous le règne d’Auguste un recensement exécuté dans la Judée par Sextius Saturninus. C’est à ces archives qu’ils auraient dû demander la preuve de sa naissance et de sa famille : tant il est vrai que cette ruse n’avait pas de motif, et que c’étaient sa mère et ses frères véritables qui l’attendaient à la porte.

Il nous reste à examiner quel est le sens allégorique de ces mots : « Où est ma mère et qui sont mes frères ? » Il y a là comme un désaveu de sa naissance et de sa famille, exigé par sa mission, et où il faut distinguer. Ses proches, debout à la porte, et cherchant à le détourner d’une œuvre si solennelle, tandis que des étrangers, l’œil fixé sur lui, écoutaient attentivement ses discours, lui causèrent à bon droit un moment, d’impatience. Ce n’était pas tant les renier que les répudier. Aussi, il n’a pas plutôt dit : « Où est ma mère, et qui sont mes frères, » qu’il se hâte d’ajouter : « Sinon ceux qui entendent et accomplissent mes paroles. » Il transporte les noms du sang et de la chair à d’autres que la foi rapprochait davantage de lui. Or, on ne transfère d’une personne à une autre que des droits déjà existants. D’ailleurs, appeler sa mère et ses frères ceux qui ne l’étaient pas, est-ce nier ceux qui l’étaient ? Il enseignait par son propre exemple où était le mérite ; il ne le plaçait point dans le désaveu des parents, mais il voulait dire que « si on ne savait pas préférer à la parole de Dieu son père, sa mère ou ses frères, on n’était pas un disciple digne de lui. » Du reste, il les avouait pour mère et frères, par là même qu’il refusait de les reconnaître. Tout en adoptant d’autres proches, il confirmait les droits de ceux qu’il désavouait pour leur offense, puisqu’il leur substituait une famille plus digne, mais non pas plus véritable. Enfin m’étonnerai-je qu’il ait préféré la foi à un sang qu’il n’avait pas ?

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant