Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXI

Il envoie ses disciples prêcher le royaume de Dieu. A-t-il déclaré de quel Dieu, du moins dans cette circonstance ? « Vous ne prendrez aucune nourriture, aucun vêtement pour votre route. » Qui a pu le prescrire, sinon le Dieu qui nourrit les corbeaux, revêt les fleurs de leur parure, et a dit autrefois : « Vous ne lierez point la bouche du bœuf pendant qu’il foule le grain, afin qu’il se nourrisse de son travail ; car quiconque travaille mérite sa récompense. » Que Marcion efface ces paroles, que nous importe, pourvu que le sens demeure ? Mais « quand Jésus-Christ ordonne à ses apôtres de secouer (en témoignage de malédiction) la poussière de leurs pieds contre les impies qui ne les ont pas reçus, » personne n’invoque le secours d’un témoignage sans intention de porter l’affaire à un tribunal. Oui, prendre des témoins contre l’inhumanité, c’est la menacer du juge.

Les dépositions de tous ceux qui assuraient à Hérode « que les uns prenaient le Christ pour Jean-Baptiste, les autres pour Hélie, les autres pour quelqu’un des anciens prophètes, » attestent encore qu’aucun Dieu nouveau n’avait été prêché par le Christ. Quel qu’eût été son rang parmi eux, il ne fût pas ressuscité pour annoncer un autre Dieu après sa résurrection.

Il nourrit le peuple dans le désert, toujours d’après son ancienne coutume. S’il n’est pas le même Dieu que le Créateur, il est bien au-dessous du Créateur ; car ce ne fut point pendant un seul jour, avec les éléments grossiers d’un pain et d’un poisson, ni cinq mille hommes seulement que le Dieu de la loi ancienne nourrit autrefois. Le prodige se renouvela pendant quarante ans, avec la manne céleste, et pour six cent mille hommes. Au reste, la majesté divine fut tellement la même des deux côtés, qu’elle voulut d’après l’exemple déjà donné, non-seulement que la nourriture, tout exiguë qu’elle était, suffît aux besoins de la multitude, mais qu’elle les dépassât de beaucoup. Ainsi, dans un temps de famine, sous le prophète Elie, les modiques et dernières provisions de la veuve de Sarepta s’étaient prolongées au-delà du temps de la famine, grâce à la bénédiction du prophète. Le fait est consigné au troisième livre des Rois. Si tu ouvres le quatrième, tu y trouveras la conduite du Christ écrite d’avance dans les actions de l’homme de Dieu. Il ordonne qu’on distribue au peuple les vingt pains d’orge qu’on lui avait présentés. « Qu’est-ce que cela pour cent personnes ? » lui réplique son serviteur, qui comparait le nombre des assistants à l’exiguïté de la nourriture. « Donne, lui dit-il, et ils mangeront ; car voici, ce que dit le Seigneur : Ils mangeront ces pains, et il en restera. Ils mangèrent en effet, et il en resta, suivant la parole du Seigneur. » O Christ ancien jusque dans sa nouveauté ! Voilà pourquoi Pierre, confrontant les merveilles dont il avait été le témoin, avec les miracles de la loi ancienne, reconnaît non-seulement le passé, mais dans le passé la prophétie de l’avenir. « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » lui demande son maître. Alors il lui répond au nom de tous : « Vous êtes le Christ. » Il n’a pu avoir le sentiment d’un autre Christ que de celui qu’il connaissait par les Ecritures, et dont il confrontait les actions avec les prophéties. Le Christ lui-même confirme son témoignage en l’acceptant, que dis-je ? en recommandant le silence. En effet, si d’un côté Pierre n’a pu le promulguer que comme le Christ du Créateur ; si, de l’autre, le Christ lui prescrit le silence sur la déposition de sa foi, donc mon Sauveur n’a pas voulu laisser proclamer la foi de l’apôtre.

— « Illusion, me cries-tu : Pierre s’était trompe ; le Christ voulut arrêter le mensonge à sa naissance. »

— Le Christ assigne à ce silence une cause bien différente. « Il faut, ajoute-t-il, que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens du peuple, par les princes des prêtres, par les scribes ; qu’il soit mis à mort, et qu’il ressuscite le troisième jour. » Comme cette prédiction concernait le Christ, et le Christ seulement, proposition qui trouvera sa preuve en son lieu, il attesta qu’il était bien le Christ auquel appartenait la prédiction. Supposons même que la prophétie eût été muette sur ce point, motiver le silence sur la nécessité de sa passion, c’était démontrer que Pierre ne s’était pas trompé.

« Quiconque voudra sauver sa vie, la perdra, et quiconque perdra la vie pour l’amour de moi, la sauvera. » Maxime, assurément, qui n’a pu partir que de la bouche du Fils de l’homme. Approche avec le roi de Babylone de cette fournaise ardente allumée par l’impie ! Tu trouveras là comme le fils de l’homme, car il n’y était point, à proprement parler, parce qu’il n’était point encore né de l’homme ; tu l’y trouveras opérant ce double prodige : il sauve les trois frères qui sacrifiaient leur vie pour sa gloire, il perd les Chaldéens qui préféraient sauver la leur par l’idolâtrie. Quelle est cette doctrine nouvelle dont les enseignements remontent à des siècles si éloignés ? Déjà se vérifiaient les oracles par lesquels il devait annoncer un jour ses martyrs et les couronnes qu’il leur destinait. « Regardez, s’écrie Isaïe, le juste périt, et nul n’y pense dans son cœur ; le Seigneur rappelle à lui l’homme de sa miséricorde, et pas un qui le regrette ! » Et à quelle époque cet oracle est-il plus vrai que dans la persécution des saints ? O mort, non ordinaire ni commune, selon les lois de la nature, mais illustre et soufferte dans les combats pour la foi ! mort dans laquelle quiconque abandonne sa vie pour l’amour de Dieu la conserve ! Toutefois reconnais, même ici, le juge qui punit par la perte de la vie celui qui cherche à la racheter injustement, et récompense, par la conservation de cette vie, le généreux sacrifice qu’on en a su faire. Il se montre à moi comme un Dieu « jaloux qui rend le mal pour le mal. Quiconque rougira de moi, dit-il, je rougirai de lui. » Mon Christ seul pouvait être exposé à la confusion ; sa vie est une longue suite d’outrages. Il lui faut subir ceux des hérétiques, qui lui reprochent avec un amer dédain l’abjection de sa naissance, et l’obscurité de ses premières années, et la bassesse de cette chair mortelle. Du reste, comment le Dieu des sectaires serait-il exposé à une confusion dont il n’est pas susceptible ? Sa chair ne s’est point condensée dans un sein qui, pour être virginal, n’en est pas moins le sein d’une femme. Quoique né sans le concours de l’homme, du moins n’a-t-il pas été formé, d’après la loi des substances corporelles, du sang de la femme ; il n’a point été une simple chair avant de recevoir sa forme, ni un insensible animal, après l’avoir reçue. Sa vie n’est point restée incertaine pendant les angoisses de dix mois ; il n’a pas été, au milieu des douleurs soudaines et convulsives de l’enfantement, jeté sur la terre hors du corps, vrai cloaque pour lui, après avoir été si longtemps plongé dans la fange. Il n’a point débuté dans la vie par des larmes, ni dans la souffrance par l’incision du lien ombilical ; il n’a été ni longtemps lavé ni frotté de miel et de sel ; il n’a pas été initié au linceul de la sépulture par les langes du berceau ; on ne l’a pas vu ensuite souillé d’ordure sur le sein de sa mère, tourmentant la mamelle qui le nourrit ; longtemps enfant, peu de temps jeune, parvenant lentement à l’âge mur : non, rien de pareil dans le Christ de Marcion ; il est tombé du ciel tout fait, tout grand, tout complet ; aussitôt Christ, Esprit, Vertu, Dieu seulement.

Du reste, comme en lui rien n’était vrai puisqu’il n’avait rien de visible, il n’y avait pas à rougir pour lui de la malédiction de la croix, puisque la vérité de la croix manque où manque la vérité de la chair. Il ne pouvait dire : « Celui qui aura honte de moi, » tandis que le nôtre a dû. le prononcer. « Le Père l’avait abaissé pour un temps au-dessous de l’ange ; il était un ver de terre et non pas un homme, le rebut de l’humanité, le jouet de la multitude. Il a daigné descendre jusque là pour nous guérir par ses plaies, » pour assurer notre salut par ses humiliations. Il fallait bien qu’il abaissât sa divine majesté pour l’homme, sa créature, « son image, sa ressemblance, » et non l’image et la ressemblance d’un autre, afin que l’homme qui n’avait pas rougi d’adorer le bois et la pierre, apprenant, dès-lors, à ne pas rougir du Christ, fît à Dieu satisfaction pour l’impudeur de l’idolâtrie, en ne rougissant pas de la croix. Laquelle de toutes ces circonstances s’applique à ton Christ, ô Marcion ! Lui, rougir ! et de quoi ? A toi, plutôt, de rougir d’avoir imaginé un Christ si étrange !

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