Stromates

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE IX

Motifs du symbolisme.

Je crains bien que le désir de prouver l’universalité du langage symbolique ne m’ait entraîné, à mon insu, dans une trop longue digression. La vie ne me suffirait pas s’il me fallait énumérer la multitude des philosophes qui ont emprunté cette forme. Aider la mémoire, s’exprimer d’une manière plus concise, aiguiser l’intelligence dans la recherche de la vérité, tel a été le triple but de l’allégorie et du symbolisme chez les Barbares. Le symbolisme n’admet pour auditeurs que des disciples assidus à l’interroger, qui ont déjà payé de leur personne, qui, par la vivacité de leur foi et la pureté de leur conduite, soupirent après la philosophie véritable et la véritable théologie. Il nous rappelle le besoin que nous avons d’un guide et d’un interprète. Par-là, nous apportons plus d’effort à cette étude, et nous ne courons pas risque de nous égarer, puisque la science nous est communiquée par ceux qui la possèdent, et qui nous ont jugés dignes de participer à ces trésors. Ajoutez à cela que la vérité, aperçue à travers un voile, prend un aspect plus auguste et plus grandiose, pareille à ces fruits dont la transparence de l’eau relève la beauté, ou comme ces formes qui se laissent deviner à travers les vêtements qui les recouvrent, tandis que la lumière, en frappant de tous côtés sur un objet, en fait saillir les défauts. Encore une réflexion. Il n’y a qu’une seule manière de comprendre les vérités nues et sans voile. L’homme ayant reçu la faculté de comprendre de diverses manières, comme il arrive, par exemple, pour ce qui est présenté sous des formes emblématiques, l’ignorant et l’inexpérimenté sont inhabiles à pénétrer le mystère, tandis que le Gnostique soulève aisément tous ces voiles. Les dogmes sacrés ne veulent donc pas être livrés inconsidérément entre les mains du premier venu, ni les trésors de la sagesse prostitués à ceux chez lesquels il n’y a rien de pur, pas même le sommeil. De là les recommandations du secret. Est-il juste, en effet, de prodiguer à tous indistinctement des biens si laborieusement conquis, et de révéler aux profanes les mystères du Verbe ?

On dit que le pythagoricien Hipparque, accusé par les siens d’avoir divulgué dans ses écrits les dogmes de Pythagore, fut chassé de l’école, et qu’on lui érigea une colonne funéraire comme s’il était mort. Voilà pourquoi la philosophie barbare, c’est-à-dire, celle des Hébreux et des Chrétiens, appelle du nom de mort quiconque trahit ses doctrines, et asservit son âme à l’empire des passions. En effet,

« que peut-il y avoir de commun entre la justice et l’iniquité, s’écrie le divin apôtre ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ? Quel accord entre Jésus-Christ et Bélial ? Quelle société entre le fidèle et l’infidèle ? »

Les honneurs réservés aux dieux de l’Olympe ne diffèrent-ils pas des honneurs que l’on accorde aux simples morts ?

« C’est pourquoi, retirez-vous du milieu d’eux, dit le Seigneur ; séparez-vous d’eux et ne touchez point à ce qui est impur, et je vous recevrai ; et je serai votre père : et vous serez mes fils et mes filles. »

Parmi les philosophes de la Grèce, Platon et les disciples de Pythagore n’étaient pas les seuls qui fissent un fréquent usage de la langue symbolique. Les Épicuriens se vantent aussi d’avoir certaines doctrines mystérieuses, et ne permettent pas à tout le monde de lire les écrits où elles sont consignées. Les Stoïciens attribuent au premier des Zénon quelques arcanes qu’ils dérobent soigneusement à la connaissance de leurs disciples, jusqu’à ce qu’ils aient prouvé la sincérité de leur affection pour la philosophie. L’école d’Aristote a des ouvrages de deux espèces : elle appelle les uns, ésotériques, ou secrets ; les autres exotériques, c’est-à-dire, ouverts à tous. Ce n’est point assez. Les fondateurs des mystères, adonnés qu’ils étaient a la philosophie, cachèrent leurs dogmes sous des mythes, afin de les soustraire aux yeux de la multitude. Quand nous voyons des hommes envelopper de voiles leurs propres inventions, afin d’en interdire la vue aux ignorants, comment nous étonner ensuite que la sagesse divine ait caché sous des formes symboliques la sainte et bienheureuse contemplation de l’éternelle vérité ? Toutefois ni les dogmes de la philosophie barbare, ni les fables de Pythagore, ni celles que Platon raconte dans sa République sur Éros, fils d’Arménius ; dans son Gorgias sur Éaque et Rhadamante ; dans son Phédon, sur le tartare ; dans son Protagoras, sur Promethée et Épiméthée ; dans son Atlantique, sur la guerre qui divisa les Atlantins et les Athéniens, rien de tout cela ne doit être entendu allégoriquement dans toutes ses parties, mais seulement chaque fois que la phrase formule une pensée générale. Nous trouverons toujours ces sortes de pensées revêtues de symboles et cachées sous le voile de l’allégorie.

Pythagore avait des disciples classés suivant les degrés de relations et d’intimité. La catégorie qui comprenait le plus grand nombre était celle des Acousmatiques, en français, Auditeurs. L’autre renfermait des disciples de choix, qu’il nommait Mathématiciens, et qui se livraient avec un zèle ardent à l’étude de la philosophie. Que signifiait cette délimitation, sinon qu’il y a des choses accessibles au vulgaire et d’autres choses qu’il tout tenir en réserve ? Il me semble que l’école péripatéticienne, avec ses catégories des choses probables et des choses scientifiques, n’est pas loin de distinguer les opinions humaines de la gloire réelle et de l’immuable vérité.

« Ne te laisse point asservir par le désir des honneurs et des récompenses, fleurs d’un jour que distribue la main des hommes. Tes paroles en seront plus droites et plus agréables aux dieux. »

Les muses de l’Ionie disent clairement que le vulgaire et les prétendus sages suivent en aveugles les poètes et les lois, tout en sachant bien que le grand nombre en est mauvais, et que de lois et de poètes il y eu a bien peu de bons. Les hommes d’élite, au contraire, recherchent la gloire véritable.

« Loin d’imiter la multitude qui s’attache à des choses d’un jour, poursuit le même poète, les hommes d’élite se prennent d’amour pour une gloire immortelle ; mais, semblable aux animaux, la foule ne songe qu’à satisfaire les appétits les plus grossiers. L’intempérance, la débauche, voilà l’unique mesure de son bonheur. »

Le célèbre Parménide d’Elée distingue aussi deux voies différentes :

« L’une, dit-il, est celle de la vérité, déesse aux paroles persuasives et au cœur immuable. L’autre est celle des opinions humaines, fantômes mobiles, auxquels il est dangereux de se confier. »

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