Stromates

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE X

Les Apôtres ont cru aussi qu’il fallait couvrir d’un voile les mystères de la foi.

Le divin apôtre a donc eu raison de dire :

« C’est par révélation que m’a été découvert ce mystère dont je viens de vous parler en peu de mots, en sorte que vous pourrez voir par la lecture que vous en ferez, quelle est l’intelligence que j’ai du mystère de Jésus-Christ ; mystère qui n’a point été découvert aux enfants des hommes dans les siècles précédents, comme il est maintenant révélé aux saints apôtres du Christ et aux prophètes. »

Car il est aussi pour la perfection chrétienne un enseignement particulier qu’il faut recevoir, que l’apôtre désigne ainsi dans son épître aux Corinthiens :

« Nous ne cessons de prier pour vous et de demander à Dieu qu’il vous remplisse de la connaissance de sa volonté. et de toute la sagesse et de toute l’intelligence spirituelle, afin que vous vous conduisiez d’une manière digne de Dieu, tâchant de lui plaire en toutes choses, portant les fruits de toutes les bonnes œuvres, et croissant en la science de Dieu ; en un mot, afin que vous soyez en tout remplis de force par la puissance de sa gloire ! »

L’apôtre ajoute plus bas :

« Selon la charge que Dieu m’a donnée pour l’exercer envers vous, afin que je m’acquitte pleinement du ministère de la parole de Dieu, en vous prêchant le mystère qui a été caché dans tous les siècles et dans tous les âges qui ont précédé, mais qui est maintenant découvert à ses saints, à qui Dieu a voulu faire connaître parmi les Gentils les richesses de la gloire de ce mystère. »

Ainsi, autres sont les mystères qui sont demeurés secrets jusqu’au temps des apôtres, et dont la connaissance nous a été transmise par ces derniers, tels qu’ils l’avaient reçue du Seigneur, mystères cachés dans l’ancien Testament et aujourd’hui découverts aux saints ; autres sont les richesses de la gloire de ce mystère parmi les Gentils, c’est-à-dire, la foi et l’espérance en Jésus-Christ que l’apôtre appelle ailleurs le fondement de l’édifice. Puis, comme s’il voulait caractériser pleinement la connaissance, il ajoute :

« Avertissant tout homme et l’instruisant en toute sagesse, afin de rendre parfait tout homme en Jésus-Christ. »

Remarquons-le bien, tout homme n’a pas ici un sens absolu, parce qu’alors il n’y aurait plus d’incrédules. L’apôtre ne veut pas dire davantage qu’il suffise de croire en Jésus-Christ pour être parfait. Tout homme signifie l’homme tout entier, l’homme purifié dans son corps et dans son âme. Et pour vous convaincre que la perfection n’est pas le partage de tous, écoutez-le :

« Afin qu’étant unis ensemble par la charité, ils soient remplis de toutes les richesses d’une parfaite intelligence, qui leur découvre le mystère de Dieu le Père et de Jésus-Christ, en qui sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la science. Persévérez et veillez dans la prière en l’accompagnant d’actions de grâces, »

Or, l’action de grâces remercie Dieu non pas seulement pour ce qui regarde l’âme et les biens spirituels, mais aussi pour ce qui regarde le corps et les biens corporels. L’apôtre va nous fournir une preuve encore plus évidente que la connaissance n’est pas le partage de tous :

« Priez aussi pour nous, dit-il, afin que Dieu nous ouvre une porte pour annoncer le mystère de Jésus-Christ, pour lequel je suis moi-même dans les chaînes, afin que je le découvre aux hommes, comme il faut le leur découvrir. »

Il y avait même, chez les Hébreux, des préceptes qui se transmettaient oralement et sans la voie de l’écriture.

« Car, dit l’apôtre, loin d’être maîtres comme vous le devriez, vu le temps depuis lequel on vous instruit, puis que vous avez vieilli dans la doctrine de l’ancien Testament, vous avez encore besoin que l’on vous apprenne les premiers éléments de la parole de Dieu ; et vous êtes devenus tels qu’il ne faut vous donner que du lait, et non une nourriture solide. Or, quiconque n’est nourri que de lait, est incapable d’entendre la doctrine de la justice, parce qu’il est encore enfant, n’ayant reçu que les premiers éléments de la doctrine. Mais la nourriture solide est pour les parfaits, pour ceux dont l’esprit s’est accoutumé par un long exercice à discerner le bien et le mal. Laissons donc les instructions que l’on donne à ceux qui ne font que commencer à croire en Jésus-Christ ; élevons-nous à ce qu’il y a de plus parfait. »

De plus, Barnabé qui fut associé à l’apostolat de Paul dans la prédication du Verbe, s’exprime en ces termes :

« Je ne vous écris avec tant de simplicité que pour me rendre plus intelligible. »

Un peu plus bas, il indique d’une manière plus explicite encore quelle est la route à suivre dans la tradition gnostique.

« Moïse dit aux Hébreux : Voici les paroles du Seigneur : Entrez en possession de cette terre fertile que vous a promise le Seigneur Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et partagez ce pays où coulent le lait et le miel ; je vous le donne en héritage. Voyez ce que la Gnose nous découvre dans les paroles où elle nous dit : Croyez en Jésus Christ qui doit se manifester à vous, revêtu d’une chair mortelle. L’homme n’est qu’une terre que travaille la souffrance ; car Adam a été formé d’une argile prise à la surface de la terre. »

Et comment s’exprime Dieu :

« Dans une terre abondante où coulent le lait et le miel : Béni soit le Seigneur qui nous a donné la connaissance et l’intelligence de ses mystères profonds ! »

Et le prophète dit :

« Qui comprendra la parabole du Seigneur, sinon celui qui est rempli de sagesse et qui aime son Dieu ? »

En effet, l’intelligence de ces choses n’est donnée qu’à un petit nombre.

Toutefois ce n’est pas en Dieu jaloux, dit encore Barnabé,

« que le Seigneur s’écrie dans l’Évangile : Mon mystère est à moi et aux fils de ma maison. »

Mais il place les élus dans un asile sûr, à l’abri de toute sollicitude, afin qu’après avoir reçu les conséquences du choix qu’ils ont fait, ils deviennent supérieurs à l’envie. Celui, en effet, qui n’a pas la connaissance du bien, est un méchant, parce qu’il n’y a de bon que le Père. Ignorer le Père, c’est la mort, de même que le connaître c’est la vie éternelle, puisque c’est entrer en communauté de son Indéfectible puissance. N’être pas sujet à la mort, c’est participer de la divinité ; mais quiconque s’éloigne de la connaissance de Dieu marche à la mort.

« Je te donnerai des trésors cachés, mystérieux, invisibles, afin qu’on sache que je suis le Seigneur Dieu, »

dit encore le prophète. David s’écrie également dans ses Psaumes :

« Mais vous, Seigneur, vous aimez la vérité ; vous m’avez manifesté les secrets de votre sagesse. Le jour annonce au jour la parole, »

c’est-à-dire, ce qui a été écrit sans mystère ;

« et la nuit révèle à la nuit la science, »

c’est-à-dire, la connaissance cachée sous les symboles mystiques ;

« et il n’est point de discours, point de langage, dans lequel leur voix ne soit entendue ; »

entendue par le Dieu qui a prononcé ces paroles :

« Si quelqu’un agit dans les ténèbres, ne le verrai-je pas ? »

Voilà pourquoi la doctrine est appelée illumination, parce qu’elle manifeste les mystères cachés, le maître n’ayant entrouvert que le couvercle de l’arche, bien différent de ce Jupiter que la fable nous représente fermant le tonneau d’où coulent les biens et ouvrant celui qui contient les maux.

« Je ne doute pas que, venant chez vous, la plénitude de la bénédiction ne m’accompagne, »

dit l’apôtre. La grâce spirituelle, et la doctrine de la connaissance qu’il brûle de communiquer de vive voix et face à face aux Romains, car il lui était impossible de le faire par lettres, il les appelle l’une et l’autre la plénitude du Christ,

« parce que toutes deux contiennent la révélation du mystère qui, après être demeuré secret dans tous les siècles passés, a été découvert maintenant par les oracles des prophètes, et a été connu de tous les Gentils, selon l’ordre du Dieu éternel, pour qu’ils obéissent à la foi ; »

de tous les Gentils, c’est-à-dire de ceux qui croient en Dieu. Or, le sens du mystère n’est révélé qu’à un petit nombre de Gentils.

Les recommandations de Platon sont donc pleines de sagesse, lorsque traitant de la divinité il dit dans ses lettres :

« Sers-toi de formules énigmatiques afin que si tes tablettes viennent à s’égarer sur terre ou sur mer, celui qui les lira ne puisse les comprendre. »

En effet, comment définir, avec le secours de l’écriture, le Dieu de l’univers, le Dieu supérieur à toute expression, à toute pensée, à toute intelligence, puisque la parole est impuissante à exprimer l’immensité de la puissance ? C’est l’idée qui frappait Platon dans les mots suivants :

« Prends garde que tu n’aies à te repentir un jour d’avoir laissé tes tablettes tomber entre des mains indignes. Le meilleur moyen de prévenir ce malheur, c’est de ne rien écrire, mais de confier tout à sa mémoire ; car il est impossible, oui, il est impossible que les choses écrites ne passent pas entre des mains étrangères. »

Le saint apôtre Paul, qui demeure fidèle au symbolisme des prophètes et des anciens jours où la Grèce a puisé ses dogmes les plus beaux, va presque parler le langage de Platon :

« Nous prêchons néanmoins la sagesse aux parfaits, dit-il, non pas la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde qui passent ; mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans son mystère, laquelle était demeurée cachée. »

Plus bas, il va nous apprendre qu’il ne faut pas nous exprimer ouvertement en face de la multitude.

« Et moi, mes frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes charnelles. Comme des enfants en Jésus-Christ, je ne vous ai nourris que de lait, et non de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas encore capables ; et à présent même, vous ne l’êtes pas encore, parce que vous êtes encore charnels. »

Puisque le lait est la nourriture des enfants, selon les expressions de l’apôtre, et les viandes solides la nourriture des adultes, il convient de comprendre, par le lait, cette première nourriture de l’âme que l’on distribue aux Catéchumènes, et par les viandes solides, la contemplation la plus haute, la chair et le sang du Verbe, qu’est-ce à dire ? la perception de la puissance et de l’essence divine.

« Goûtez et voyez que le Seigneur est le Christ, »

dit le prophète. C’est, en effet, de la sorte que le Seigneur se communique lui-même à ceux qui participent en esprit à cette nourriture, puisque, d’après Platon, ce zélé partisan de la vérité, l’âme se nourrit elle-même. Car la chair et le sang du Verbe divin, c’est la connaissance de l’essence divine. Voilà pourquoi Platon écrit dans son second livre de la République :

« Ne nous mettons à la recherche de Dieu qu’après avoir sacrifié, non pas un vil pourceau, mais quelque grande et précieuse victime ! »

Écoutons l’apôtre à son tour :

« Et Jésus-Christ, notre agneau pascal, a été immolé ! »

Grande et précieuse victime en effet que le fils de Dieu s’offrant en sacrifice pour nous !

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