Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXIII

Israël va parler par ma bouche. Le christ de Marcion, debout devant moi, s’écrie : « Génération infidèle et perverse ! jusqu’à quand serai-je avec vous et vous supporterai-je ? » Il me force à lui répondre aussitôt : « Etranger, qui que tu sois, dis-moi auparavant qui tu es, au nom de qui tu viens, et quels sont tes droits sur nous ? Jusqu’ici, tu appartiens tout entier au Créateur. Descends-tu de sa part ? agis-tu dans ses intérêts ? Nous acceptons tes réprimandes. Si c’est un autre dieu qui t’envoie, je te somme de nous apprendre quels dogmes tu nous as jamais révélés de ta doctrine, et où est la foi que nous devions avoir, pour nous reprocher notre incrédulité, quand tu n’as point songé à te révéler toi-même ? Combien y a-t-il d’années que tu vis parmi nous, pour accuser le temps ? Sur quels points as-tu supporté nos prévarications, pour nous vanter ta longanimité ? A peine sorti du puits de la fable, te voilà rugissant dès l’abord. »

Au rôle des Hébreux, joignons celui des apôtres que Marcion attaque : « O génération infidèle et perverse ! jusqu’à quand serai-je avec vous et vous supporterai-je ? » Je puis arrêter le débordement de sa colère par ces justes réfutations. « Étranger, qui que tu sois, dis-moi auparavant qui tu es » au nom de qui tu viens, et quels sont tes droits sur nous ? Jusqu’ici, j’imagine, tu appartiens au Créateur, et nous n’avons suivi tes bannières qu’autant que nous avons reconnu dans loi les indices du Créateur. Si tu Tiens de sa part, nous acceptons la réprimande. Si tu agis dans les intérêts d’un autre, je t’en conjure, dis-nous quels dogmes de ta doctrine tu nous as révélés, et où est la foi que nous devions avoir, pour nous reprocher notre incrédulité, toi qui jusqu’ici n’as point encore fait connaître ton auteur. Depuis combien d’années vis-tu parmi nous, pour nous opposer le temps ? En quoi as-tu souffert de notre part, pour nous vanter ta longanimité ? À peine sorti du puits de la fable, le voilà rugissant dès l’abord. » Je le demande, qui n’eût pas repoussé ainsi l’injustice de ses reproches, si on l’avait cru fils d’un dieu qui n’avait point encore de droits à se plaindre ? Et à quel litre se fut-il indigné contre les coupables, si, toujours présent au milieu des Juifs par sa loi, et ses prophètes, par ses prodiges et ses bienfaits, il ne les avait toujours trouvés incrédules ?

— « Mais voilà que ce Christ chérit les petits enfants et enseigne que ceux qui aspirent à la première place doivent leur ressembler, tandis que le Créateur, pour venger son prophète Elisée que des enfants avaient insulté, lance contre eux des ours. »

— Opposition assez impudente, qui confond à dessein les premières années de l’enfance avec une enfance plus avancée, un âge plein encore d’innocence avec un autre déjà capable de discernement, pouvant injurier, pour ne pas dire blasphémer. Comme Dieu est juste, il ne pardonna point à ces enfants impies, afin de contraindre tous les âges, et surtout l’enfance, a honorer la vieillesse. Mais, par sa bonté paternelle, il chérit si tendrement les petits enfants, que, dans l’Égypte, il bénit les sages-femmes qui protégeaient les nouveau-nés des Hébreux contre l’édit de mort de Pharaon. Ainsi les dispositions du Christ et du Créateur sont les mêmes. Au contraire, le dieu de Marcion, qui interdit le mariage, comment aimera-t-il les petits enfants, qui sont le motif du mariage ? Qui hait le germe, hait de toute nécessité le fruit. Que dis-je ? ce dieu barbare est plus cruel que l’Egyptien lui-même. Pharaon condamnait à mourir les enfants qui naissaient : celui-ci les condamne à ne point naître, et leur arrache une vie de dix mois dans le sein maternel. Mais combien il est plus raisonnable de mettre l’affection pour les petits enfants sur le compte de celui qui, en bénissant le mariage pour la propagation de l’espèce humaine, a promis également par sa bénédiction les fruits du mariage, dont l’enfance est le premier !

— « Le Créateur, à la voix d’Elie, fait descendre une seconde fois le feu du ciel sur le faux prophète. Je reconnais dans ce châtiment la rigueur du juge. Mais qui n’aime au contraire la mansuétude du Christ reprenant ses disciples lorsqu’ils sollicitaient le même châtiment contre une bourgade de Samarie ? »

— Apprenons à l’hérétique que cette mansuétude du Christ a été promise par ce même juge si rigoureux ! « Il ne criera point : les éclats de sa voix ne retentiront point ; sur la place publique. Il ne foulera point aux pieds le roseau brisé ; il n’éteindra point le lin qui fume encore. » Un Dieu semblable était encore bien plus éloigné de faire tomber une pluie de feu sur les hommes. Car il dit lui-même à Elie : « Le Seigneur n’est pas dans le feu, il réside dans un esprit de douceur. »

— Mais pourquoi le dieu si compatissant de Marcion refuse-t-il pour compagnon celui qui s’offre à le suivre partout où il ira ? Parce que ces mots, « Je vous suivrai partout où vous irez, » étaient le langage de l’orgueil ou de l’hypocrisie, me répond le sectaire.

Mais alors, en jugeant l’orgueil ou l’hypocrisie dignes d’un refus, il a donc exercé les fonctions de juge. Par là même, il a donc infligé une condamnation, et refusé le salut à qui l’a repoussé. Car s’il appelle au salut celui qu’il ne repousse pas ou qu’il invite le premier, il perd celui qu’il repousse. Au disciple qui s’excuse de le suivre sur-le-champ avant d’avoir enseveli son père : « Laisse, dit-il, les morts ensevelir leurs morts ; mais toi, va, et annonce le royaume de Dieu. » C’était affirmer évidemment que les deux lois appartenaient au Créateur. Le Lévitique d’ailleurs défend au prêtre d’assister aux funérailles de ses parents : » Le prêtre ne s’approchera point d’un corps dont « la vie s’est retirée, et ne se souillera point par les funérailles de son père. » Voilà pour le sacerdoce. Je lis dans les Nombres, entre autres prescriptions, au sujet du vœu : « Durant tout le temps de sa consécration, qui conque a fait un vœu au Seigneur, n’ira point près des morts : il ne se souillera point par les funérailles de son père, de sa mère, ou de ses frères. » Il destinait, j’imagine, au sacerdoce et à la consécration celui qu’il avait, formé à la prédication du royaume de Dieu. Ou s’il n’en est rien, ô mille fois impie ton christ qui, sans qu’aucune loi le défendît, ordonne à des fils de mépriser la sépulture de leurs pères ! Un troisième lui dit : « Je vous suivrai, mais permettez-moi d’aller dire adieu aux miens. » Le Seigneur « lui défend de regarder en arrière. » Il fait ainsi ce que faisait, le Créateur ! Il avait adressé la même injonction à ceux qu’il sauvait des flammes de Sodome.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant