La Légende dorée

CXII
SAINT DOMINIQUE, CONFESSEUR

(4 août)

I. Dominique, père et fondateur de l’ordre des Frères Prêcheurs, naquit en Espagne, dans un village appelé Calahorra, du diocèse d’Osma. Son père s’appelait Félix, et sa mère Jeanne. Sa mère, avant qu’il fût né, rêva qu’elle portait dans son sein un petit chien, qui tenait dans sa bouche une torche allumée ; et le petit chien, sorti de son sein, embrasait de sa torche le monde entier. Plus tard, la marraine du petit Dominique crut voir, sur le front de l’enfant, une étoile qui éclairait le monde entier. Et, pendant qu’il était encore confié aux soins de sa nourrice, plusieurs fois on le vit, la nuit, se lever de son berceau pour aller s’étendre sur la terre nue. Envoyé à Valence pour faire ses études, il travaillait avec tant de zèle que, pendant dix ans, il ne prit pas une goutte de vin. Et comme la famine régnait à Valence, il vendit ses livres et tout son mobilier pour en distribuer le prix aux pauvres.

Bientôt sa renommée s’étendit à tel point que l’évêque d’Osma le nomma chanoine de son église ; et, peu de temps après, les autres chanoines l’élurent pour leur sous-prieur. Et lui, nuit et jour, il étudiait et priait, demandant à Dieu la grâce de pouvoir se dévouer tout entier au salut de son prochain.

S’étant rendu avec son évêque à Toulouse, il ramena à la foi du Christ son hôte, qui était hérétique, et l’offrit au Seigneur comme la prémice de sa moisson rature. On lit aussi, dans la Chronique du comte de Montfort, que, un jour, après avoir prêché contre les hérétiques, il rédigea par écrit les arguments dont il s’était servi, et remit le papier à l’un de ses adversaires, afin que celui-ci pût réfléchir sur ses objections. Or l’hérétique fit voir ce papier à ses compagnons assemblés. Ceux-ci lui dirent de jeter le papier au feu et que, s’il brûlait, c’était la preuve de la vérité de leurs doctrines, et que si, au contraire, il ne brûlait pas, cela prouverait la vérité de la foi romaine. Trois fois de suite le papier fut jeté au feu ; trois fois de suite il en rejaillit sans éprouver le moindre dommage. Mais les hérétiques, persévérant dans leur erreur, se jurèrent de ne parler à personne de ce miracle. Seul un soldat qui se trouvait là, et qui adhérait un peu à la foi catholique, raconta plus tard le miracle dont il avait été témoin. Ce miracle arriva auprès du Mont de la Victoire.

À la mort de l’évêque d’Osma, Dominique se trouva presque seul à lutter contre les hérétiques. Ceux-ci, l’accablant de railleries, lui lançaient de la boue, des crachats et autres ordures, ou bien encore, par dérision, lui attachaient de la paille dans le dos. Ils le menaçaient également de mort, mais lui, sans rien craindre, répondait : « Je ne suis pas digne de la gloire du martyre, et n’ai pas encore mérité le bienfait de la mort ! » Une autre fois, s’étant rendu en un lieu où on lui tendait des pièges, il s’avançait en chantant et le sourire aux lèvres. Étonnés, les hérétiques lui dirent : « L’idée de la mort ne te trouble-t-elle pas ? Et qu’aurais-tu fait, si nous avions mis la main sur toi ? » Et lui : « Je vous aurais priés de ne pas me faire mourir tout de suite, mais peu à peu, en me mutilant membre par membre. »

Il apprit un jour qu’un homme, contraint par la misère, s’était affilié aux hérétiques. Aussitôt le saint résolut de se vendre lui-même, de façon que l’hérétique pût, grâce à l’argent qui résulterait de cette vente, se délivrer de son erreur et se convertir à la vraie religion. Et il se serait en effet vendu, si Dieu n’avait pourvu d’une autre façon aux besoins de l’homme qu’il voulait sauver. Une autre fois, comme une femme se lamentait devant lui de ne pouvoir délivrer son frère, retenu en captivité par les Sarrazins, Dominique, touché de pitié, offrit de se vendre lui-même pour racheter le captif. Mais Dieu, fort heureusement, ne lui permit point de le faire, ayant besoin de lui pour le rachat spirituel de bien d’autres captifs.

Peu à peu il se mit à projeter la création d’un ordre ayant pour mission de parcourir le monde en prêchant, et de fortifier la foi contre les hérétiques. Étant donc resté pendant dix ans dans la région de Toulouse, depuis la mort de l’évêque d’Osma jusqu’à la réunion du Concile de Latran, il se mit en route pour Rome en compagnie de Foulques, évêque de Toulouse. À Rome, il demanda au pape Innocent l’autorisation de fonder un grand ordre, qui porterait le nom d’ordre des Frères Prêcheurs. Et comme le pape hésitait à lui accorder cette autorisation, il vit en rêve que l’église de Latran allait s’écrouler ; et voici qu’il vit arriver Dominique, qui, avec ses seules épaules, soutenait l’église qui allait s’écrouler. À son réveil, le pape, comprenant le sens de son rêve, accueillit volontiers la demande du saint, ajoutant que, s’il voulait choisir, pour son ordre, une des règles déjà approuvées par l’église, l’ordre serait aussitôt approuvé. Revenu auprès de ses frères, qui étaient au nombre de seize, il leur fit part des paroles du pape. Sur quoi les Frères, à l’unanimité, choisirent la règle de saint Augustin, y ajoutant seulement certaines pratiques encore plus rigoureuses, qu’ils résolurent de garder à jamais. Et, après la mort d’Innocent, sous le pontificat d’Honorius, en l’an du Seigneur 1216, l’ordre fondé par Dominique fut décidément autorisé.

Et l’on raconte que, un jour que Dominique, à Rome, priait dans l’église de Saint-Pierre pour demander cette autorisation, les deux princes des apôtres, Pierre et Paul, lui apparurent ; saint Pierre lui tendit un bâton, saint Paul, un livre, et tous deux lui dirent : « Va et prêche, car tu as été élu de Dieu pour cette mission ! » Et il crut voir ses fils, deux par deux, se répandant à travers le monde. Aussi, dès qu’il fut revenu à Toulouse, dispersa-t-il ses Frères, envoyant les uns en Espagne, d’autres à Paris, d’autres à Bologne, tandis que lui-même s’en retournait à Rome.

Un moine, ayant été ravi en extase, vit la Vierge qui, agenouillée et les mains jointes, implorait son Fils en faveur des hommes. Et le Fils, voyant son insistance, lui dit : « Ma mère, que puis-je ou dois-je encore faire pour eux ? Je leur ai envoyé mes patriarches et mes prophètes, et ils ne se sont pas corrigés. Je suis venu moi-même vers eux, je leur ai envoyé mes apôtres : ils nous ont mis à mort. Je leur ai envoyé mes martyrs, mes docteurs et mes confesseurs : ils ne les ont pas écoutés. Cependant, comme je ne veux rien te refuser, je leur donnerai encore mes Frères Prêcheurs, pour qu’ils puissent les éclairer et les purifier. Mais si les hommes rejettent encore ceux-là, je serai forcé de sévir contre eux ! » Un autre moine eut une vision analogue, le jour où douze abbés de Cîteaux arrivèrent à Toulouse pour combattre les hérétiques. Cette fois, la Vierge dit au Fils : « Mon cher enfant, ce n’est point contre leurs méchancetés, mais d’après ta propre compassion que tu dois agir. » Et le Fils, vaincu par ses prières, lui dit : « À ta demande, je vais encore leur envoyer mes Frères Prêcheurs pour les instruire et les avertir ; mais s’ils continuent à ne pas se corriger, je n’aurai désormais plus de pitié pour eux ! »

Un Frère Mineur, qui avait été longtemps le compagnon de saint François, raconta à plusieurs Frères de l’ordre des Prêcheurs que, pendant que Dominique était à Rome pour la confirmation de son ordre, il vit, une nuit, le Christ debout dans les airs et tenant en main trois lances, qu’il brandissait contre le monde. Et sa Mère, accourant au-devant de lui, lui demanda ce qu’il allait faire. Et Lui : « Le monde est tout rempli de trois vices : l’orgueil, l’avarice, et la concupiscence ; aussi ai-je résolu de le détruire avec ces trois lances ! » Alors la Vierge, se jetant à ses genoux, lui dit : « Fils bien-aimé, aie pitié et tempère ta justice de miséricorde ! » Et le Christ : « Ne vois-tu pas les injures qui me sont faites ? » Et la Vierge : « Mon fils, retiens ta fureur et attends un peu ; car je connais un fidèle serviteur et vaillant lutteur qui, parcourant le monde, le soumettra à ta domination. Et je lui donnerai pour assistant un autre serviteur, qui rivalisera avec lui de zèle et de courage. » Et Jésus : « Ta vue m’a apaisé, mais je serais curieux de voir les deux hommes à qui tu promets de si hautes destinées ! » Alors elle présenta au Christ saint Dominique. Et le Christ : « Oui, voilà un bon et vaillant lutteur ! » Puis elle lui présenta saint François, dont il fit le même éloge. Or, saint Dominique, qui, jamais encore n’avait vu son glorieux rival, le reconnut dans l’église, le lendemain, à la suite de ce rêve où il l’avait vu. Il courut à lui, l’embrassa pieusement, et lui dit : « Tu es mon compagnon, nos routes iront de pair. Unissons-nous, et aucun adversaire ne prévaudra contre nous ! » Puis il lui raconta la vision qu’il avait eue ; et depuis lors, ils n’eurent plus qu’un seul cœur et qu’une seule âme en Dieu, et ils recommandèrent à leurs successeurs de garder fidèlement cette amitié réciproque.

Un novice, de la Pouille, que saint Dominique avait reçu dans son ordre, fut tellement perverti par ses anciens compagnons qu’il voulait absolument jeter son froc pour retourner dans le monde. Alors saint Dominique, après avoir longtemps prié, revêtit le novice de ses vêtements de laïc ; mais aussitôt celui-ci se mit à crier : « Je brûle, je me consume, ôtez-moi au plus vite cette maudite chemise qui va me réduire en cendres ! » Et il n’eut point de repos que son froc ne lui fût rendu et qu’il ne se fût réinstallé dans sa cellule.

Pendant que saint Dominique était à Bologne, un des Frères, la nuit, fut tourmenté par le diable. Ce qu’apprenant, le Frère Rénier, de Lausanne, fit part de la chose à saint Dominique, qui ordonna de transporter le possédé dans l’église, devant l’autel. Et lorsque dix Frères furent péniblement parvenus à le transporter, le saint dit : « Je te somme, misérable, de me dire pourquoi tu tourmentes une créature de Dieu ! » Et le diable répondit : « Je tourmente ce moine, parce qu’il l’a mérité. Hier, en effet, il a bu, en ville, sans la permission de son prieur, et sans avoir fait le signe de la croix. Alors je suis entré en lui, sous la forme d’un moustique, en me mêlant au vin qu’il buvait. » Sur ces entrefaites, la cloche du monastère sonna pour les matines. Et aussitôt le diable dit : « Je ne puis demeurer ici plus longtemps, car voilà que les capucins se lèvent ! » Et il s’enfuit.

Un jour que saint Dominique traversait un fleuve, aux environs de Toulouse, ses livres tombèrent à l’eau. Or trois jours après, un pêcheur, ayant jeté sa ligne en ce lieu, crut bien avoir pris un lourd poisson ; et il retira de l’eau les livres du saint, aussi intacts que s’ils avaient été soigneusement gardés dans une armoire.

Une nuit, étant arrivé à la porte d’un monastère pendant que les moines dormaient, Dominique se fit scrupule de les réveiller. Il se mit en prière, et soudain, se vit transporté à l’intérieur du monastère, avec son compagnon, sans que les portes eussent été ouvertes.

Un étudiant débauché vint, certain jour de fête, dans l’église des Frères, à Bologne, pour entendre la messe. Or c’était saint Dominique lui-même qui officiait ce jour-là. Au moment de l’offertoire, l’étudiant s’approcha et baisa pieusement la main du saint, dont il sentit s’exhaler un parfum délicieux. Et aussitôt la fièvre du plaisir se refroidit en lui, miraculeusement, au point qu’il devint désormais chaste et continent.

Un prêtre, témoin du zèle qu’apportaient à leur prédication saint Dominique et ses Frères, résolut d’entrer dans leur ordre, si seulement il pouvait se procurer un Nouveau Testament, dont il avait besoin pour prêcher. Or, au même instant, un jeune homme vint le trouver, et lui offrit de lui vendre un Nouveau Testament, que le prêtre s’empressa d’acheter. Mais comme, après cela, il hésitait encore, il fit un signe de croix sur le livre et l’ouvrit ensuite au hasard ; et ses yeux tombèrent sur un passage des Actes, où il lut : « Lève-toi, descends et va avec eux sans hésitation, car c’est moi qui les ai envoyés ! » Et aussitôt, se levant, il rejoignit les Frères.

Un maître de théologie de Toulouse, homme de grande science et de grand renom, préparait un jour sa leçon lorsque, vaincu par le sommeil, il s’endormit sur son siège. Et il vit en rêve qu’on lui présentait sept étoiles. Et soudain ces étoiles commencèrent à grandir en nombre et en éclat, de telle sorte que, bientôt, elles illuminèrent le monde. Se réveillant, il fut très étonné de ce rêve. Et, au moment où il entrait dans la salle de ses leçons, saint Dominique et six de ses frères vinrent respectueusement l’écouter : et aussitôt il comprit qu’ils étaient les sept étoiles qu’il avait vues dans son rêve.

Pendant que Dominique était à Rome, un savant homme, nommé Reginald, doyen de Saint-Aignan d’Orléans, et qui avait enseigné le droit canon à Paris, se mit en route pour Rome, par voie de mer, en compagnie de l’évêque d’Orléans. Cet homme avait depuis longtemps le désir de se consacrer tout entier à la prédication, mais ne savait pas encore sous quelle forme il devait le faire. Un cardinal, qui éprouvait le même désir, lui apprit l’institution des Frères Prêcheurs. On fit venir saint Dominique, qui leur expliqua son projet. Sur quoi le théologien résolut d’entrer dans son ordre. Mais, au même moment, il fut pris d’une grande fièvre qui faillit l’emporter. Alors saint Dominique se mit à invoquer la Vierge, qu’il avait choisie, expressément, pour patronne de son ordre. Il lui demanda de vouloir bien lui concéder Reginald, au moins pour quelque temps. Et voici que, soudain, le malade qui, déjà, attendait la mort, vit venir à lui la Reine de Miséricorde, accompagnée de deux jeunes filles merveilleusement belles ; et elle lui dit : « Demande-moi ce que tu voudras et je te l’accorderai ! » Et, pendant qu’il songeait à ce qu’il pouvait lui demander, une des deux jeunes filles lui conseilla de ne rien demander, mais plutôt de s’en remettre tout à fait à la Reine de Miséricorde : ce qu’il fit. Alors la Vierge, étendant la main, oignit ses oreilles, ses narines, ses mains, et ses pieds, avec un onguent qu’elle avait apporté, puis elle dit : « Après-demain je t’enverrai une ampoule qui achèvera de te rendre la santé ! » Puis elle lui montra un habit de moine, en lui disant : « Voici l’habit de ton ordre ! » Et lorsque saint Dominique, qui avait eu la même vision, vint chez Reginald, le jour suivant, il le trouva en pleine convalescence. Et, le jour d’après, la Mère de Dieu revint auprès de Reginald, et lui oignit de nouveau le corps, de telle façon que non seulement sa fièvre disparut à jamais, mais que toute ardeur de concupiscence l’abandonna. Lui-même a avoué que, pas une seule fois depuis lors, il n’a ressenti même le premier mouvement d’un désir charnel. Et cette seconde vision eut pour témoin, avec Reginald et saint Dominique, un religieux de l’ordre des Hospitaliers, qui en fut grandement surpris. Aussi Dominique s’empressa-t-il de la raconter à ses frères, en même temps qu’il leur faisait revêtir l’habit que la Vierge avait montré à Reginald, et qui était un peu différent de celui que les frères portaient jusqu’alors. Quant à Reginald, il se rendit à Bologne pour y prêcher, et contribua beaucoup à accroître le nombre des frères ; après quoi il se rendit à Paris et y mourut presque dès son arrivée.

Un jeune homme, neveu du cardinal de Fossa Nova, tomba de cheval dans un fossé où il se tua ; mais saint Dominique, ayant prié sur lui, le ressuscita. Il ressuscita également un architecte qui, conduit par des frères dans la crypte de Saint-Sixte, avait été écrasé par la chute d’un mur. Dans le même couvent, comme les frères, au nombre de quarante, y étaient assemblés, ils virent qu’ils n’avaient à manger qu’un tout petit pain. Saint Dominique leur ordonna de couper ce pain en quarante parties. Et comme chacun des frères prenait avec joie sa bouchée, deux jeunes gens, exactement pareils, entrèrent dans le réfectoire portant des pains dans les plis de leurs manteaux. Ils déposèrent les pains à la tête de la table sans rien dire, et puis disparurent, de telle façon que personne ne sut ni d’où ils étaient venus, ni comment ils étaient partis. Alors saint Dominique, étendant les mains vers ses Frères : « Eh bien, mes chers Frères, voilà que vous avez de quoi manger ! »

Un jour qu’il était en voyage et que la pluie tombait à verse, il fit le signe de la croix ; et aussitôt la pluie l’épargna, lui et son compagnon, de telle sorte que, pendant que le sol ruisselait d’eau, pas une goutte ne se voyait dans un espace de trois coudées tout à l’entour d’eux. Une autre fois, près de Toulouse, comme il passait un fleuve en bateau, le batelier exigea de lui un denier pour prix de la traversée. En vain le saint lui promettait le royaume des cieux, ajoutant que, disciple du Christ, il n’avait jamais ni or, ni argent. L’homme, le tirant par sa chape, lui disait : « Je veux un denier ou ta chape ! » Alors le saint leva les yeux au ciel et pria ; puis baissant les yeux à terre, il aperçut un denier, sans doute tombé du ciel. Et il dit au batelier : « Tiens, frère, prends ce que tu demandes et laisse-moi aller en paix ! »

Une autre fois, le saint rencontra en route un religieux qui lui était proche par la sainteté, mais absolument étranger par la langue. Et il regrettait fort de ne pouvoir pas se réchauffer l’âme en s’entretenant avec lui des choses divines. Mais Dieu permit que, pendant trois jours, jusqu’à leur arrivée dans l’endroit où ils allaient, ils comprissent et parlassent la langue l’un de l’autre.

Une autre fois, voulant délivrer un possédé, il lui mit autour du cou sa propre étole, et ordonna aux démons de ne plus le tourmenter. Et les démons : « Permets-nous de sortir sans nous torturer comme tu fais ! » Mais lui : « Je ne vous laisserai sortir que si vous me donnez des garants pour me certifier que jamais plus vous ne reviendrez. » Et eux : « Quels garants pourrions-nous t’offrir ? » Et lui ? « Les saints martyrs dont les chefs reposent dans cette église ! » Et eux : « C’est impossible, car ils sont nos ennemis ! » Et lui : « Si vous ne le faites pas, je ne cesserai pas de vous torturer. » Alors ils promirent de faire tout le possible ; et, après un instant, ils reprirent : « Hé bien, les saints martyrs nous ont accordé la faveur de se porter garants pour nous ! » Et comme Dominique leur demandait un signe qui le lui prouvât, ils répondirent : « Allez à la châsse où sont les têtes des martyrs, et vous la trouverez retournée en sens inverse ! » On y alla, et l’on vit que les démons avaient dit vrai.

Un jour, comme il prêchait, des femmes hérétiques se jetèrent à ses pieds, en disant : « Serviteur de Dieu, prête-nous ton aide ! car si ce que tu as prêché aujourd’hui est vrai, longtemps l’esprit d’erreur nous a aveuglées. Et lui : “Ayez la constance d’attendre un moment, et vous verrez à quel dieu vous avez adhéré !” Et elles virent s’élancer parmi elles un chat terrible, grand comme un chien, avec de gros yeux pleins de flammes, une langue énorme et sanguinolente descendant jusque sur son nombril, et une queue très courte, laissant à nu son derrière, dont sortait une puanteur intolérable. L’animal tourna plusieurs fois autour des femmes, et disparut enfin dans le clocher, grimpant le long de la corde d’une cloche. Et les femmes, ayant vu ce prodige, se convertirent à la foi catholique.

Étant à Toulouse, Dominique vit un jour conduire au bûcher des hérétiques qu’il avait convaincus d’erreur. Et comme il reconnaissait parmi eux un homme appelé Raymond, il dit aux exécuteurs : « Sauvez celui-ci, de façon qu’il ne soit pas brûlé avec les autres ! » Puis, se tournant vers Raymond, il lui dit doucement : « Je sais, mon fils, qu’un jour tu deviendras un homme de bien et un saint ! » Et, en effet, l’hérétique, après avoir encore persisté dans son hérésie pendant vingt ans, se convertit et entra dans l’ordre des Prêcheurs, où il mena la vie la plus exemplaire.

Comme il était un jour au couvent de saint Sixte, à Rome, il eut une illumination divine après laquelle, convoquant le chapitre des frères, il leur annonça que quatre d’entre eux mourraient bientôt, deux quant au corps, et deux quant à l’âme. Et en effet, peu de temps après, deux des frères rendirent leur âme à Dieu et deux autres se défroquèrent.

Il y avait à Bologne un savant maître, nommé Conrad le Teuton, dont les frères souhaitaient vivement qu’il entrât dans leur ordre. Or, un soir que saint Dominique s’entretenait familièrement avec le prieur du monastère Cistercien de Casa Mariæ, il lui dit, entre autres choses : « Prieur, je vais t’avouer un secret dont je n’ai jamais fait part à personne, et dont je te prie, toi aussi, de ne faire part à personne tant que je vivrai. Sache donc que, jusqu’à présent, je n’ai jamais rien demandé au ciel qui ne m’ait aussitôt été accordé ! » À quoi le prieur répondit : « Eh bien, mon Père, demande au ciel que Conrad entre dans ton ordre, ainsi que le souhaitent les frères ! » Quelques heures plus tard, quand les offices furent achevés, et que tout le monde se fut mis au lit, Dominique resta seul dans l’église, et pria jusqu’au lendemain. Et, le lendemain matin, comme les frères s’assemblaient dans l’église pour les matines, voici qu’entra tout à coup maître Conrad, qui, s’étant prosterné aux pieds de saint Dominique, demanda à revêtir l’habit de son ordre. Et, depuis ce moment, Conrad mena la vie la plus exemplaire. Plus tard, comme il avait déjà fermé les yeux, ses frères le croyaient mort, lorsque soudain, rouvrant les yeux et promenant son regard d’un frère à l’autre, il dit : « Que le Seigneur soit avec vous ! » Les Frères répondirent : « Et avec ton esprit ! » Sur quoi Conrad ajouta : « Que les âmes des fidèles reposent en paix ! » Et aussitôt il s’endormit dans le Seigneur.

Dominique, en vrai serviteur de Dieu, avait une parfaite égalité d’âme, sauf quand il était ému de compassion ; et, comme un cœur joyeux rend le visage gai, la composition tranquille de son intérieur se manifestait dans la bienveillance souriante de ses traits. Il passait ses journées en compagnie de ses frères et de ses compagnons, réservant ses nuits pour la prière : et ainsi il donnait ses journées à son prochain, ses nuits à Dieu. Souvent, pendant la messe, à l’élévation, il avait l’esprit ravi au point de voir le Christ lui-même incarné dans l’hostie. Presque toujours il passait la nuit dans l’église ; et quand la fatigue l’accablait, il sommeillait un instant, soit devant l’autel, ou la tête appuyée sur une pierre. Trois fois par nuit il s’infligeait la discipline avec une chaîne de fer, la première fois pour lui-même, la seconde pour les pêcheurs vivants, la troisième pour ceux du purgatoire.

Ayant été un jour élu évêque de Cîteaux, il refusa formellement d’accepter cet honneur, déclarant qu’il aimait mieux mourir que de consentir à ce qu’une élection se fît sur son nom. On lui demandait pourquoi il demeurait plutôt dans le diocèse de Carcassonne que dans celui de Toulouse, qui était le sien. Il répondit : « Parce que, dans le diocèse de Toulouse, je trouve bien des gens qui m’honorent, tandis que, dans celui de Carcassonne, tout le monde m’attaque. » Et comme on lui demandait quel était le livre où il avait le plus étudié, il répondit : « Le livre de la charité ! »

Certaine nuit, pendant que saint Dominique priait dans son église de Bologne, le diable lui apparut sous la figure d’un frère. Et le saint, croyant voir un de ses frères, lui faisait signe d’aller se coucher avec ses compagnons. Mais le diable, par dérision, lui répondait en lui adressant les mêmes signes de tête. Alors le saint, voulant savoir quel était le frère qui méprisait ainsi ses ordres, alluma une chandelle à l’une des lampes, et reconnut aussitôt à qui il avait affaire. Il se mit donc à invectiver véhémentement le diable, qui osa, à son tour, lui reprocher d’avoir rompu la règle du silence, en lui parlant. Le saint lui rappela que son titre d’abbé le dégageait de la règle du silence. Après quoi il le somma de lui dire comment il tentait les frères dans le chœur. Et le diable : « Je les fais venir trop tard et repartir trop tôt. » Dominique lui demanda comment il tentait les frères au dortoir. Et le diable : « Je les fais coucher trop tôt, se lever trop tard. » Saint Dominique lui demanda comment il tentait les frères au réfectoire. Et le démon, tout en sautant d’une table à l’autre, se borna à répéter plusieurs fois : « Par le plus et par le moins ! » Interrogé sur ce qu’il voulait dire, il répondit : « J’excite les uns à trop manger, pour qu’ainsi ils pèchent par gourmandise ; j’en excite d’autres à ne pas assez manger, pour qu’ainsi ils deviennent plus faibles et soient moins aptes au service de Dieu. » Dominique demanda ensuite au diable comment il tentait les frères au parloir. Et le diable : « Oh ! ce lieu-là est mon véritable domaine ; car lorsque les frères s’y réunissent pour parler entre eux, je les excite à bavarder en désordre, à se perdre en paroles inutiles et à ouvrir la bouche tous en même temps. » Enfin Dominique le conduisit au chapitre du couvent : mais le diable ne voulut à aucun prix, y pénétrer, disant : « Ce lieu-ci est pour moi la malédiction et l’enfer, car j’y perds tout ce que j’ai gagné dans le reste du couvent. Dès que j’ai amené un frère à pécher, il vient se purger ici de sa faute et la confesser publiquement. » Et, cela dit, il disparut.

C’est à Bologne que Dominique sentit les premières atteintes de la maladie qui devait l’emporter. Il vit en rêve un beau jeune homme qui l’appelait, et lui disait : « Viens, mon bien-aimé, viens à la joie, viens ! » Aussitôt il rassembla les frères de Bologne, au nombre de douze, et leur remit son testament, en leur disant : « Voici ce que je vous laisse en héritage paternel : la charité, l’humilité et la pauvreté ! » Il défendit, par tous les moyens possibles, que son ordre pût jamais posséder aucun bien temporel, appelant la malédiction de Dieu sur celui qui voudrait souiller, de la poussière des richesses terrestres, l’ordre des Frères Prêcheurs. Et comme ses frères se désolaient de son état, il leur dit doucement : « Mes fils, que la dissolution de mon corps ne vous trouble point ! Et ne doutez point que, mort, je vous serai plus utile que je ne l’ai été de mon vivant ! » Puis il s’endormit dans le Seigneur, en l’an 1221.

II. Sa mort fut aussitôt révélée au Frère Guale, qui était alors prieur des dominicains de Brescia, et qui devint plus tard évêque de cette ville. Ce saint homme sommeillait dans la chapelle du couvent, la tête appuyée au mur, lorsqu’il vit le ciel s’ouvrir pour livrer passage à deux échelles blanches, dont l’une était tenue par le Christ, l’autre par la Vierge, et le long desquelles montaient et descendaient joyeusement des anges. Entre les deux échelles était attaché un siège où se tenait assis un frère, la tête couverte d’un voile ; et Jésus et la Vierge tiraient les échelles jusqu’à ce que le siège fût entré dans le ciel. Et Guale, étant venu ensuite à Bologne, apprit que le même jour, à la même heure, saint Dominique avait rendu l’âme.

Un autre Frère, nommé Raon, se trouvait, ce jour-là, dans une chapelle de Tibur, où il célébrait la messe. Et, comme il savait que Dominique était malade, il voulut prier pour sa santé, à l’endroit du canon où mention est faite des vivants. Mais aussitôt il fut ravi en extase, et vit Dominique sortant de Bologne par une voie royale, la tête ceinte d’une couronne d’or, et accompagné de deux anges resplendissants. Il nota le jour et l’heure, qui coïncidaient avec ceux de la mort du saint.

III. Quelque temps après sa mort, et en présence du grand nombre de miracles qu’opéraient ses reliques, les fidèles crurent devoir transporter celles-ci dans un lieu plus en vue. On ouvrit donc le caveau où le corps du saint avait été déposé ; et une odeur délicieuse s’en exhala, qui effaçait tous les parfums du monde, et qui imprégnait non seulement les restes mêmes du saint corps, mais aussi le cercueil et la terre entassée alentour. Et ceux des frères qui avaient touché aux reliques gardaient ce parfum surnaturel attaché à leurs mains.

IV. Un noble de Hongrie était venu, avec sa femme et son petit garçon, visiter les reliques du saint dans une église de Silon. Et comme l’enfant, tombé gravement malade, était mort, son père porta son cadavre devant l’autel de saint Dominique, et s’écria tout en larmes : « Grand saint, je suis venu joyeux vers toi, je m’en vais désolé ! Je suis venu avec mon fils, je m’en vais sans lui ! Je t’en prie, rends-moi mon fils, rends-moi la joie de mon cœur ! » Aussitôt l’enfant se releva, et se mit à marcher dans l’église. – Une autre fois, comme un des serviteurs d’une dame noble de Hongrie s’était noyé, et que son corps n’avait été retiré de l’eau qu’après un très long délai, la dame pria saint Dominique de le ressusciter, promettant, si elle était exaucée, de donner la liberté au serviteur mort, et d’aller en pèlerinage, pieds nus, aux reliques du saint. Aussitôt le mort ressuscita ; et la dame accomplit son vœu. – Une autre fois encore, en Hongrie, un homme dont le fils venait de mourir invoqua l’aide de saint Dominique. Le lendemain, au chant du coq, l’enfant ouvrit les yeux et dit à son père : « D’où vient, mon père, que tu aies le visage si creusé et pâli ? » Et le père : « C’est l’effet de mes larmes, mon fils, parce que tu étais mort et que je restais seul, privé de toute joie ! » Et l’enfant : « Sache donc, mon père, que saint Dominique, ayant pitié de ton chagrin, a obtenu, par ses mérites, que je te fusse rendu ! »

V. Dans la même province de Hongrie, une dame qui se préparait à faire célébrer une messe en l’honneur de saint Dominique ne trouva point de prêtre dans l’église, à l’heure où elle vint. Alors elle enveloppa dans un linge les trois cierges qu’elle avait préparés, les posa dans un vase, et sortit pour un moment. Quand elle revint, les trois cierges étaient allumés à l’intérieur du linge ; et ils se consumèrent sans que le linge en eût la moindre brûlure.

VI. Un étudiant de Bologne, nommé Nicolas, souffrait si cruellement d’une maladie des reins qu’il ne pouvait se lever de son lit et que sa cuisse gauche était desséchée. Il invoqua l’aide de saint Dominique, et, soudain, ayant entouré sa cuisse d’un filament de cierge, il se trouva guéri au point de pouvoir se rendre, sans béquilles, au tombeau du saint. Et innombrables sont les autres miracles que Dieu fit, dans la même ville, par l’entremise de son serviteur Dominique.

VII. En Sicile, dans la ville de Palerme, une jeune fille souffrait de la pierre. Sa mère la recommanda à saint Dominique. Et, la nuit suivante, le saint apparut à la jeune fille, lui posa dans la main la pierre qui la faisait souffrir, et disparut. La jeune fille se réveilla guérie ; et sa mère porta la pierre miraculeuse au couvent des frères, où l’on s’empressa de la suspendre devant l’image de saint Dominique.

VIII. Dans la même ville, pendant la fête de la Translation de saint Dominique, des femmes qui revenaient de l’église virent une autre femme qui filait, assise devant sa porte. Elles lui reprochèrent charitablement de ne point s’abstenir de travail servile pendant la fête d’un si grand saint. Mais elle, furieuse, répondit : « Bon à vous, les chéries des frères, de célébrer la fête de votre saint ! » Aussitôt des tumeurs se produisirent dans ses yeux, et des vers en sortirent, au point qu’une voisine en retira dix-huit de chaque œil. Toute confuse, la femme se fit conduire à l’église des frères, y confessa ses péchés, et fit le vœu de ne plus jamais parler mal de saint Dominique. Sur quoi la santé lui fut rendue.

XI. Maître Alexandre, évêque de Vendôme, rapporte, qu’un étudiant de Bologne, adonné aux vanités du siècle, eut une vision miraculeuse. Il vit qu’il était dans un grand champ, où une tempête effroyable descendait sur lui. Il voulut alors se réfugier dans une maison voisine ; mais il la trouva fermée ; et, comme il frappait à la porte pour être reçu, une voix féminine lui répondit : « Je suis la Justice, et ceci est ma maison ; et tu ne peux y entrer, n’étant pas un juste ! » L’étudiant, consterné, alla frapper à la porte d’une autre maison, d’où une voix lui répondit : « Je suis la Vérité et ceci est ma maison ; et je ne puis te recevoir, parce que la vérité ne saurait secourir celui qui ne l’aime pas ! » Enfin, d’une troisième maison, lui fut répondu : « Ceci est la maison de la Paix, et il n’y a point de paix pour les impies, mais seulement pour les hommes de bonne volonté ! Écoute cependant un bon conseil ! Près d’ici habite une de nos sœurs qui est toujours prête à secourir les malheureux. Va la trouver, et fais ce qu’elle te dira ! » Et, de cette quatrième maison, une voix répondit : « Je suis la Miséricorde, et je vais t’indiquer un moyen d’être sauvé de la tempête qui te menace. Va à la maison des Frères Prêcheurs ; tu y trouveras l’étable de la pénitence et le pâturage de la sainte doctrine, et l’enfant Jésus, qui te sauvera ! » Ayant eu cette vision, l’étudiant s’éveilla, courut à la maison des Frères, et revêtit l’habit de l’ordre.

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