Contre Marcion

LIVRE V

Chapitre I

Rien qui n’ait commencé, excepté Dieu. Comme dans toute chose l’origine est ce qui vient en première ligne, il est nécessaire aussi de remonter jusqu’à cette origine, si l’on veut bien connaître l’état de la question. Est-il possible en effet d’examiner à fond un objet avant d’avoir cette double certitude : Existe-t-il ? D’où vient-il ? Conduit au développement de cette matière par le plan de notre ouvrage, je demande à Marcion l’origine de Paul, moi, disciple nouveau, qui n’ai jamais eu d’autre maître, moi, qui en attendant ne croirai rien que ce que l’on peut croire avec fondement ; or, ce que l’on croit sans connaître l’origine, on le croit légèrement ; moi, enfin, qui ai droit de réduire toute la question à cet examen, puisque l’on me parle d’un apôtre que je ne trouve pas dans l’Evangile au catalogue des apôtres.

— Il a été choisi après coup, dit-on, par le Seigneur depuis qu’il est entré dans le repos du ciel. Mais alors j’accuse le Christ d’imprévoyance s’il n’a pas connu d’avance que cet apôtre était nécessaire à son œuvre. La mission apostolique une foi communiquée, et chacun des ouvriers évangéliques envoyé à ses travaux, c’est donc une rencontre fortuite, et non une sage prévision qui a déterminé ce choix, fruit de la nécessité plus que de la volonté. Ainsi donc, ô pilote du Pont, si tu n’as jamais introduit dans ton navire des marchandises illicites ou furtives, si tu n’as jamais détourné ni altéré aucun dépôt, plus réservé encore et plus fidèle quand il s’agit des choses de Dieu, dis-nous dans quel symbole tu as pris l’apostolat de Paul ? Qui le marqua de son sceau ? qui le remit entre tes mains ? qui le plaça’ dans ta barque pour que tu puisses le décharger au grand jour et constater l’autorité de celui qui lui a remis, les instruments de son apostolat ?

— Il s’est déclare apôtre lui-même, mission qu’il tenait non pas d’un homme, ni de l’autorité d’aucun homme, mais de Jésus-Christ.

D’accord chacun peut exposer lui-même qui il est ; mais, pour être valide, sa déclaration a besoin d’une autorité étrangère. L’un écrit, l’autre signe. L’un appose son sceau, l’autre enregistre dans les actes publics. Personne n’est à soi-même son héraut et son témoin. D’ailleurs n’as-tu pas lu ces paroles : « Il s’en présentera plusieurs disant : Je suis le Christ ? » Si un faussaire peut usurper ce nom, à plus forte raison le titre d’apôtre du Christ. Ici encore, je prends le rôle de disciple et d’investigateur, pour attaquer ta foi qui manque de preuves, et pour couvrir de honte un homme qui s’arroge des droits sans pouvoir attester de qui il les tient. Qu’ils demeurent donc Christ et apôtre, mais de mon Dieu, puisqu’ils ne peuvent établir leur mission que par les Ecritures du Créateur. En effet la Genèse aussi m’a promis l’apostolat de Paul. Au milieu de ces bénédictions tout à la fois figuratives et prophétiques que Jacob distribuait à ses enfants, arrivé a Benjamin ; le patriarche s’écrie : « Benjamin, loup ravissant ! Le matin, il dévoré sa proie ; le soir, il partage ses dépouillés ! » Elle voyait d’avance naître de la tribu de Benjamin, Paul, « loup ravissant, le matin dévorant sa proie, » qu’est-ce à dire ? dans sa jeunesse, ravageant les troupeaux du Seigneur et portant la persécution dans les Églises ; « le soir partageant ses dépouilles, » qu’est-ce à dire encore ? au declin de ses années, nourrissant les brebis de Jésus-Christ, et docteur des nations.

Poursuivons ! la persécution acharnée de Saül contre David, son repentir, sa satisfaction, quand il ne reçoit de lui que du bien en échange du mal, me présageaient dans Saül, Paul le persécuteur. Tous deux en effet sont sortis de la tribu de Benjamin. Dans David j’entrevois encore Jésus par sa naissance virginale. Que ces symboles te déplaisent, rien de plus simple ! Du moins, les Actes des apôtres sont dépositaires de la mission de Paul ; tu ne saurais en récuser le témoignage. Ces documents à la main, je te montre l’apôtre persécuteur, « établi apôtre, » non par des hommes ni par aucune autorité humaine. Voilà qui me dispose à le croire ; voilà qui renverse ton usurpation.

— Vous niez donc l’apostolat de Paul ?

— Vaine objection que je ne redoute pas ! Défendre Paul, n’est pas blasphémer contre lui. Je le nie pour te contraindre à le prouver. Je le nie pour te convaincre qu’il m’appartient. Ta foi est-elle la nôtre ? Admets donc ce qui la constitue ! Si tu m’appelles à tes dogmes, produis la preuve qui les établit, ou démontre-moi l’existence de ce que tu crois, ou si tu ne le peux, comment le crois-tu ? Et alors, singulière foi, qui te met en contradiction avec le Dieu Créateur, par lequel seul est prouvé ce que tu crois ! Reçois maintenant du Christianisme son apôtre, comme tout à l’heure son Christ : Paul est apôtre au même titre que Jésus est le Christ. Aussi combattrons-nous encore ici Marcion dans les mêmes retranchements et avec les mêmes armes de la prescription. Il faut, dirons-nous, que cet apôtre qui n’a rien de commun avec le Créateur, il y a mieux, qui vient renverser le Créateur, s’annonce par une doctrine, un esprit, une volonté en opposition avec le Créateur ; il faut qu’il prêche un autre Dieu, avec autant d’assurance qu’il met d’intervalle entre lui et la loi du Créateur. Il n’est pas vraisemblable qu’en décréditant le judaïsme, il n’ait pas déclaré au profit de quel dieu il le décréditait : eût-il été possible de déserter le Créateur sans savoir à quel dieu il fallait passer ? Ainsi donc, ou le Christ avait déjà révélé une autre divinité, et alors le témoignage de Paul devenait doublement indispensable, soit pour se faire reconnaître l’apôtre du Dieu révélé par le Christ, soit parce qu’il n’était pas permis à l’apôtre de cacher le Dieu qui avait déjà manifesté le Christ ; ou bien celui-ci n’avait encore révélé aucune divinité inconnue, et alors nécessité d’autant plus impérieuse pour l’apôtre de promulguer un Dieu qui n’attendait plus d’autre prédicateur. Car sans doute le monde n’eût pas cru à un dieu sur lequel le Christ et l’apôtre ne se seraient pas expliqués.

Nous avons établi d’avance ces principes afin de démontrer, comme précédemment pour le Christ, que nul autre dieu n’a été prêché par l’apôtre. Au reste, la forme que l’hérésie donnée à l’Evangile est déjà un préjugé qu’elle a mutilé les épîtres de Paul.

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