Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

38. LES REMÈDES À LA TRISTESSE OU DOULEUR

  1. La douleur ou la tristesse est-elle atténuée par n'importe quel plaisir ?
  2. Par les larmes ?
  3. Par la compassion de nos amis ?
  4. Par la contemplation de la vérité ?
  5. Par le sommeil et par les bains ?

1. La douleur ou tristesse est-elle atténuée par n'importe quel plaisir ?

Objections

1. Il semble que non, car le plaisir atténue la tristesse uniquement parce qu'il lui est contraire. Car « les remèdes opèrent par les contraires », dit l'Éthique. Or tout plaisir n'est pas contraire à toute tristesse, nous l'avons vu plus haut. Ce n'est donc pas n'importe quel plaisir qui atténue n'importe quelle tristesse.

2. Ce qui cause de la tristesse n'atténue pas la tristesse. Or certains plaisirs causent de la tristesse, selon l'Éthique : « Le méchant s'attriste d'avoir éprouvé du plaisir. » Tout plaisir n'atténue donc pas la tristesse.

3. S. Augustin écrit dans ses Confessions qu'il quitta lui-même sa patrie, où il avait eu l'habitude de converser avec son ami maintenant disparu, « car ses yeux le cherchaient moins, là où il n'avait pas coutume de le voir ». On peut en déduire ceci : ce qui nous a fait communier avec nos amis nous devient pénible maintenant que nous pleurons leur mort ou leur absence. Or c'est surtout dans le plaisir que nous avons communié avec eux. Les plaisirs eux-mêmes nous sont donc pénibles lorsque nous sommes affligés. Et ainsi ce n'est pas n'importe quel plaisir qui atténue n'importe quelle tristesse.

En sens contraire, le Philosophe dit : « Le plaisir chasse la tristesse, qu'il lui soit contraire ou sans rapport avec elle, pourvu qu'il soit fort. »

Réponse

Comme il ressort de ce que nous avons dit, le plaisir est un certain repos de l'appétit dans le bien qui lui convient ; la tristesse, au contraire, a pour cause ce qui est contraire à l'appétit. Ainsi le plaisir est-il à la tristesse, dans les mouvements de l'appétit, ce que le repos est à la fatigue dans les mouvements corporels, fatigue qui provient de que que transmutation non naturelle ; car la tristesse elle-même implique une certaine fatigue ou maladie de la faculté appétitive. Donc, de même que n'importe quel repos du corps porte remède à n'importe quelle fatigue, provenant de n'importe quelle cause non naturelle, ainsi tout plaisir est un remède qui atténue toute tristesse, quelle qu'en soit l'origine.

Solutions

1. Bien que tout plaisir ne soit pas contraire à toute tristesse au point de vue spécifique, il l'est cependant au point de vue du genre, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, à considérer les dispositions du sujet, toute tristesse peut être atténuée par n'importe quel plaisir.

2. Les plaisirs des méchants ne leur causent pas de tristesse sur le moment, mais plus tard, en ce sens qu'ils se repentent des maux qui leur ont donné de la joie. Et c'est à cette tristesse que l'on remédie par des plaisirs contraires.

3. Lorsque deux causes inclinent à des mouvement contraires, toutes deux s'empêchent mutuellement ; et pourtant celle qui finit par vaincre est la plus forte et la plus tenace. Or, chez celui qui s'attriste de ce qui lui donnait du plaisir avec son ami, maintenant mort ou absent, il y a deux causes qui poussent en sens contraire. Car la pensée de la mort ou de l'absence incline à la douleur ; au contraire, le bien présent incline au plaisir. Ainsi chacune de ces causes est freinée par l'autre. Néanmoins, parce que le sentiment du présent est plus fort que le souvenir du passé, et l'amour de soi demeure plus longtemps que l'amour d'autrui, finalement c'est le plaisir qui chasse la tristesse. C'est pourquoi S. Augustin ajoute peu après que « sa douleur cédait devant les mêmes plaisirs qu'autrefois ».


2. La douleur ou tristesse est-elle atténuée par les larmes ?

Objections

1. Non, sans doute, car nul effet ne diminue sa cause ; or les larmes ou les gémissements sont l'effet de la tristesse.

2. Les larmes ou les gémissements sont l'effet de la tristesse, comme le rire est l'effet de la joie. Mais le rire ne diminue pas la joie. Donc les lamines n'atténuent pas la tristesse.

3. Quand on pleure, on se représente le mal qui nous attriste. Mais cette image augmente la tristesse, comme celle d'une chose délectable augmente la joie. Il semble donc que pleurer n'atténue pas la tristesse.

En sens contraire, S. Augustin écrit dans ses Confessions que, lorsqu'il se désolait de la mort de son ami, « il ne trouvait un peu de repos que dans les gémissements et les larmes ».

Réponse

Les larmes et les gémissements atténuent naturellement la tristesse. Et cela pour une double raison. — 1° Parce que tout ce qui nuit, si on le garde pour soi, est plus affligeant parce que l'attention de l'âme s'y concentre davantage ; au contraire, lorsqu'on l'extériorise, l'attention de l'âme se trouve en quelque sorte dispersée au-dehors et la douleur intérieure en est diminuée. C'est pourquoi, lorsque des hommes plongés dans la tristesse la manifestent par des pleurs, des gémissements ou même des paroles, cette tristesse en est atténuée. — 2° Parce que l'activité qui convient à l'homme selon sa disposition du moment est toujours agréables. Or les larmes et les gémissements sont des actions qui conviennent bien à celui qui est dans la tristesse ou la douleur. Et c'est pourquoi ils lui donnent du plaisir. Donc, puisque tout plaisir atténue quelque peu la tristesse ou douleur, comme on vient de le voir, il s'ensuit que les pleurs et les gémissements atténuent la tristesse.

Solutions

1. Le rapport même de la cause avec son effet est contraire au rapport de ce qui contraste avec le contrasté. Car tout effet est en harmonie avec sa cause et lui est par suite agréable ; mais ce qui contraste est contraire au contrasté. Et c'est pourquoi l'effet de la tristesse se trouve avec le contristé dans un rapport contraire à celui que soutient ce dernier avec l'objet contrastant. Ce qui fait que la tristesse est adoucie par l'effet de la tristesse, en raison de l'opposition de contrariété que nous avons dite.

2. Le rapport d'effet à cause est semblable au rapport d'un bien délectable avec celui qui s'en délecte ; de part et d'autre, il y a convenance et harmonie. Or tout semblable accroît ce qui lui est semblable. C'est pourquoi le rire et les autres effets de la joie augmentent celle-ci, sauf par accident, lorsqu'il y a excès.

3. La représentation de ce qui attriste est de nature, par elle-même, à accroître la tristesse ; mais du fait même que l'homme se représente qu'il fait ce qui convient à son état, il en résulte pour lui un certain plaisir. Pour la même raison, s'il échappe à quelqu'un de rire quand il lui semble qu'il devrait pleurer, il en est peiné, comme s'il.faisait une chose inconvenante, remarque Cicéron.


3. La douleur ou tristesse est-elle atténuée par la compassion des amis ?

Objections

1. Il ne semble pas que la douleur d'un ami compatissant adoucisse la tristesse. En effet, les contraires ont des effets contraires. Or dit S. Augustin : « Quand on se réjouit ensemble, la joie de chacun en est augmentée ; car on y excite son ardeur et on s'enflamme mutuellement ». Donc, au même titre, lorsque plusieurs s'attristent ensemble, il semble que la tristesse de chacun s'accroît.

2. Comme le dit S. Augustin dans le même ouvrage, l'amitié exige la réciprocité. Or l'ami qui compatit souffre de la tristesse de son ami. Donc cette tristesse même de l'ami compatissant est cause d'une nouvelle tristesse pour celui qui s'affligeait déjà de son propre mal. Ainsi, la douleur étant doublée, il semble que la tristesse augmente.

3. Tout mal d'un ami contraste comme un mal personnel, car « un ami est un autre soi-même ». Or la douleur est un mal. Par suite, la douleur d'un ami compatissant augmente la tristesse de l'ami à qui l'on compatit.

En sens contraire, le Philosophe écrit dans l'Éthique : « Un ami compatissant consolation dans la tristesse. »

Réponse

Il est naturel qu'un ami compatissant à notre tristesse nous soit une consolation. Le Philosophe, dans l'Éthique, en signal deux raisons. La première est que la tristesse ayant pour effet d'accabler, est une sorte de poids dont celui qui le supporte essaie de s'alléger. Donc, lorsqu'on voit d'autres personnes attristées de notre tristesse, on imagine qu'elles portent avec nous notre fardeau et tâchent pour ainsi dire de l'alléger, et le poids de la tristesse en est diminué ; c'est ce qui arrive aussi pour les fardeaux corporels. — La seconde raison est meilleure : du fait que des amis s'attristent avec nous, nous prenons conscience d'être aimé d'eux ; et cela, nous l'avons dit, est agréable. Donc, puisque tout plaisir adoucit la tristesse comme nous l'avons vu, il s'ensuit que la compassion d'un ami l'adoucit également.

Solutions

1. Il y a manifestation d'amitié les deux cas : quand on se réjouit avec celui qui est dans la joie, et quand on compatit à celui qui est triste. C'est pourquoi ces deux choses sont agréables, en raison de leur cause.

2. La peine de l'ami envisagée en elle-même contristerait, mais la pensée de ce qui la cause, et qui est l'amour, donne beaucoup de plaisir.

3. Cela répond à la troisième objection.


4. La douleur ou tristesse est-elle atténuée par la contemplation de la vérité ?

Objections

1. Il semble que non, car on lit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 1.18) : « Qui augmente sa science, ajoute à sa douleur. » Or la science se rattache à la contemplation de la vérité. Donc celle-ci n'adoucit pas la douleur.

2. La contemplation de la vérité ressortit à l'intelligence spéculative. Or « l'intellect spéculatif ne meut pas », comme il est dit dans le traité De l'Âme. Puisque la joie et la douleur sont des mouvements de l'âme, il semble que la contemplation de la vérité ne peut rien pour adoucir la douleur.

3. Il faut appliquer le remède là où se trouve le mal. Or la contemplation de la vérité est dans l'intelligence. Donc elle n'adoucit pas la douleur corporelle, qui se trouve dans le sens.

En sens contraire, S. Augustin écrit dans les Soliloques : « Il me semblait que si cette lumière fulgurante de la vérité s'était manifestée à nos esprits, je n'aurais plus senti ma douleur, ou en tout cas que je l'aurais supportée comme rien. »

Réponse

Dans la contemplation de la vérité on trouve le plus grand plaisir, nous l'avons dit. Or tout plaisir, nous l'avons vu aussi, atténue la douleur. C'est pourquoi la contemplation de la vérité adoucit la tristesse ou la douleur, et d'autant plus que l'on aime davantage la sagesse. Aussi la contemplation des choses de Dieu et de la béatitude à venir est-elle cause de joie dans les tribulations, selon S. Jacques (Jacques 1.2) : « Ne voyez qu'un sujet de joie, mes frères, dans les épreuves de toute sorte qui tombent sur vous. » Et, ce qui est plus fort, on trouve cette joie même dans les supplices ; c'est ainsi que le « martyr Tiburce, comme il marchait pieds nus sur des charbons ardents, disait : “Il me semble que je marche sur des roses, au nom de Jésus Christ” ».

Solutions

1. « Celui qui augmente sa science ajoute à sa douleur », c'est vrai à cause de la difficulté et des échecs que l'on rencontre dans la recherche de la vérité ou bien parce que la science fait connaître à l'homme beaucoup de choses contraires à sa volonté. Ainsi, du côté des objets de connaissance, la science engendre la douleur, mais du côté de la contemplation de la vérité, elle engendre le plaisir.

2. L'intellect spéculatif ne meut pas l'âme du côté de l'objet de spéculation, mais du côté de la spéculation elle-même, qui est un bien de l'homme, et agréable par nature.

3. Les puissances supérieures de l'âme rejaillissent sur les inférieures. Et c'est ainsi que la joie de contempler, qui se trouve dans la partie supérieure, rejaillit sur la sensibilité pour atténuer aussi la douleur qui l'affecte.


5. La douleur ou tristesse est-elle adoucie par le sommeil ou les bains ?

Objections

1. Il semble que non, car la tristesse est dans l'âme : le sommeil et le bain concernent le corps. Donc ils n'ont aucune efficacité pour adoucir la tristesse.

2. Le même effet ne semble pas pouvoir venir de causes contraires. Or ces choses, étant corporelles, s'opposent à la contemplation de la vérité, qui pourtant, nous venons de le dire, adoucit la tristesse. Donc de telles pratiques n'atténuent pas la tristesse.

3. La tristesse et la douleur consistent, du fait qu'elles appartiennent au corps, en un certain ébranlement du cœur. Or de tels remèdes semblent intéresser les sens extérieurs et les membres plutôt que la disposition intérieure du cœur. Donc ils ne peuvent adoucir la tristesse.

En sens contraire, S. Augustin écrit dans ses Confessions : « J'avais entendu dire que le mot bain venait de ce que celui-ci chassait l'anxiété de l'âme. » Et plus loin : « je dormis, et je m'éveillai : je trouvai que ma douleur en était adoucie. » Il rapporte aussi ces mots d'une hymne ambrosienne : « Le repos restitue au travail les membres las, allège les esprits fatigués et dissout les angoisses. »

Réponse

La tristesse, avons-nous dit, s'oppose de façon spécifique à la motion vitale du corps. Et par suite, ce qui ramène la nature corporelle à l'état naturel normal de cette motion vitale s'oppose à la tristesse et l'atténue. — Du fait aussi que ces sortes de remèdes ramènent la nature à son état normal, ils sont cause de plaisir ; nous avons vu plus haut en effet, que c'est cela même qui cause du plaisir. Aussi ces remèdes corporels adoucissent-ils la tristesse, puisque c'est l'effet du plaisir.

Solutions

1. La disposition normale du corps, pour autant qu'elle est perçue, est source de plaisir, et, par conséquent, atténue la tristesse.

2. Nous avons dit qu'un plaisir empêche l'autre, et pourtant tout plaisir adoucit la tristesse. Il n'est donc pas illogique que la tristesse soit atténuée du fait de causes qui se gênent entre elles.

3. Toute bonne disposition du corps rejaillit en quelque manière sur le cœur, comme sur le principe et la fin des mouvements corporels, ainsi qu'on le voit dans le livre De la cause du mouvement des animaux.

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