« Mon premier besoin est de marquer l’extrême étonnement que j’éprouve, en voyant qu’il y ait des gens qui croient qu’on ne doit donner attention qu’aux Grecs pour tout ce qui concerne les temps primitifs : que ce sont les seuls qu’on doive interroger sur la véritable origine des choses ; au lieu de cela, suivant eux, on doit bien se tenir sur la réserve envers nous et tous les autres peuples, tandis qu’en effet, c’est tout le contraire qui a lieu à ce qu’il m’apparaît. Si l’on ne veut pas se laisser entraîner au gré des fausses opinions, mais rechercher la justice dans les faits eux-mêmes, on découvrira que tout est nouveau chez les Grecs, d’hier ou du jour précédent, comme dit le proverbe : savoir les fondations de villes, les inventions d’arts, les rédactions de lois.
« Mais, de toutes les inventions, celle qu’ils ont adoptée la dernière est sans contredit l’usage d’écrire l’histoire ; tandis que, de leur aveu, on trouve la tradition la plus ancienne et la plus persévérante des événements mémorables, chez les Égyptiens, les Chaldéens, les Phéniciens (je veux bien ne pas comprendre notre nom dans cette énumération) : tous ces peuples, habitant les contrées les moins exposées aux révolutions atmosphériques, ont eu de plus la prévoyance de ne laisser échapper, sans en faire mention, aucun des événements advenus chez eux, qui en était digne ; ayant, en tout temps, confié aux hommes les plus instruits le soin d’en conserver le souvenir dans les actes publics. Contrairement à cela, le sol de la Grèce a subi des catastrophes nombreuses qui ont effacé la trace des faits historiques ; en recommençant chaque fois une existence nouvelle, chacune de ses peuplades se persuadait que l’univers avait eu le même principe qu’elle. C’est bien tard, en effet, et après bien des efforts, qu’ils ont connu la nature des caractères d’écriture, dont, en voulant faire remonter le plus haut possible l’usage parmi eux, ils se vantent de l’avoir appris des Phéniciens et de Cadmus ; et cependant il n’est personne qui puisse montrer de rédaction historique conservée de ce temps, ni dans les temples ni dans les archives publiques : puisque, même à l’égard des guerriers qui, tant d’années après Cadmus, combattirent devant Troie, c’est une question douteuse et fort débattue, de savoir s’ils se sont servis des lettres. La vérité semble plutôt pencher vers l’opinion qui leur refuse d’avoir fait emploi d’une écriture semblable à la nôtre. En général, on ne trouve chez les Grecs rien de bien constant sur les poèmes d’Homère, lequel paraît bien postérieur aux temps de la prise de Troie ; on va même jusqu’à dire qu’il n’a pas laissé par écrit les poèmes qui portent son nom, mais que s’étant conservés dans la mémoire, c’est plus tard qu’ils ont été réunis en corps d’ouvrage, et que c’est à cette cause que l’on doit attribuer les nombreuses variantes de leur texte.
« Quant à ceux qui ont entrepris d’écrire l’histoire parmi eux, je veux parler de Cadmus de Milet, d’Acusilas d’Argos, et s’il en est d’autres qu’on puisse leur adjoindre, ils n’ont précédé que de peu de temps l’époque de l’invasion des Perses en Grèce. On convient unanimement que les premiers philosophes qui, en Grèce, se sont occupés de l’étude des choses et divines, sont Phérécyde de Syros, Pythagore et Thalès ; qu’ils ont été disciples des Égyptiens et des Chaldéens, qu’ils ont laissé peu d’écrits. Voici donc, de tous les ouvrages publiés par des Grecs, ceux qui paraissent plus anciens, et cependant, les Grecs ont peine à croire qu’ils aient pour véritables auteurs ceux dont ils portent les noms. Comment donc ne considérerait-on pas comme insensée cette jactance des Grecs à prétendre être les seuls qui connaissent les événements anciens et qui en aient sondé la vérité avec soin ; ou, qui en lisant ces historiens eux-mêmes, ne comprendrait pas facilement qu’ils ont écrit sans rien savoir avec certitude, mais suivant qu’ils se figuraient que les choses devaient être telles ; car il est impossible de s’accuser de mensonge plus qu’ils ne le font mutuellement dans leurs livres, où ils ne craignent pas de dire les choses les plus contradictoires ? Ce serait abuser de la patience des lecteurs, qui le savent mieux que moi, si je venais leur apprendre combien Hellanicus est en désaccord avec Acusilas sur la question des généalogies ; combien de fois Acusilas redresse Hésiode ; de quelle manière Éphore montre qu’Hellanicus en a imposé dans mille circonstances ; comment Timée accuse Éphore, et ceux qui sont venus après Timée l’accusent lui-même ; comment enfin tous se réunissent contre Hérodote. Mais quoi ! dans ce qui ne concerne que la Sicile, Timée n’a pas cru devoir s’accorder avec Antiochus, Philiste ou Callias ; de même que les historiens particuliers de l’Attique n’ont pas suivi les mêmes traditions pour le pays d’Athènes, ni ceux de l’Argolide pour Argos. Mais, à quoi bon parler d’historiens, de localités et d’événements les plus minimes, lorsque les plus illustres historiens de l’expédition des Perses sont divisés entre eux sur les faits qui s’y sont passés ? Thucydide est accusé par certains auteurs, comme ayant d’il beaucoup de faussetés, et cependant Thucydide passe pour avoir écrit avec la plus minutieuse exactitude, l’histoire de son temps. Les causes de si étonnants désaccords pourraient paraître nombreuses et diverses à quiconque voudrait se donner la peine d’en faire la recherche. Quant à moi, j’en imputerai la majeure part à deux raisons principales que je vais faire connaître : la première, et celle qui me paraît prépondérante, tient à ce qu’il n’existait pas chez les Grecs, dès l’origine, d’annales publiques, dans lesquelles ou avait eu soin d’inscrire journellement tous les événements mémorables ; ce qui fournissait une vaste carrière aux falsifications, par la liberté illimitée de mentir, chez ceux qui dans les temps postérieurs voulurent écrire l’histoire des anciens temps. Cette négligence ne s’est pas bornée aux autres peuples-de la Grèce ; on la retrouve même chez les Athéniens, qui ont la prétention d’être Autochtones, c’est-à-dire nés du sol, et qui ont toujours mis un grand prix à l’instruction. Ils avouent, en effet, que leurs plus anciens recueils d’écritures publiques sont les lois en matière de meurtres, écrites pour eux par Dracon, qui fleurit peu avant la tyrannie de Pisistrate. Que dirai-je des Arcadiens, qui se prévalent d’une haute antiquité ? C’est à peine si longtemps après cette époque ils avaient acquis la Connaissance de l’écriture. Ainsi donc, dans l’absence de tout recueil de documents antérieurs, qui auraient pu instruire ceux qui auraient eu la volonté d’apprendre la vérité et de réfuter les menteurs de propos délibéré, il devait naître entre les historiens une divergence immense. Il faut déduire la seconde cause qui s’est jointe à celle-ci ; c’est que les auteurs qui entreprirent d’écrire l’histoire n’avaient pas un amour sincère de la vérité ; quoiqu’ils en fissent toujours un étalage de parade. Ils voulaient se distinguer par la force de leur éloquence : et quels que fussent les moyens par lesquels ils supposaient qu’ils l’emporteraient sur leurs rivaux, ils s’en emparaient avidement. Ainsi, les uns se sont tournés vers les fables de la mythologie, les autres ont cherché à captiver la bienveillance des républiques ou des rois, en les louant outre mesure ; d’autres se sont livrés à la censure des faits ou des historiens, pensant s’illustrer ainsi. Mais, en somme, ils n’ont cessé d’écrire de la manière la plus opposée à une véritable histoire. Car le signe incontestable d’une histoire sincère, est lorsque tous parlent ou écrivent de même sur les mêmes choses. Tandis que ceux-ci ont cru se montrer plus véridiques que tous les autres, lorsqu’ils n’écrivaient rien qui fût en harmonie avec leurs rivaux. »
C’est ainsi que s’énonce Josèphe. Et pour mettre le sceau à tout ce qui vient d’être dit, j’invoquerai le témoignage de Diodore, en tirant les propres paroles de cet auteur, du 1er livre du recueil qu’il a publié sous le titre de Bibliothèque.