1.[1] Cependant Hérode n’avait pas de répit dans ses affaires domestiques de plus en plus troublées. D’ailleurs il survint un nouvel incident d’origine peu honorable et qui plus tard causa du mal. Le roi possédait des eunuques, qu’il chérissait outre mesure à cause de leur beauté. L’un s’était vu confier par le roi les fonctions d’échanson, l’autre le soin de servir son repas, l’autre de le coucher et de s’occuper de ses affaires les plus importantes. Quelqu’un les dénonça au roi comme ayant été corrompus par Alexandre son fils pour une grosse somme. Quant le roi les fit interroger, ils reconnurent leurs relations et, leur commerce avec le prince, mais déclarèrent n’avoir rien machiné contre son père. Cependant, quant ils furent mis à la torture et très maltraités par des esclaves qui renchérissaient de cruauté pour plaire à Antipater, ils dirent qu’Alexandre avait de mauvais sentiments et une haine congénitale contre son père, qu’il les avait avisés qu’Hérode était à bout de forces, qu’il avait excessivement vieilli et qu’il dissimulait sa décrépitude en se teignant les cheveux et en cachant tout ce qui accusait son âge ; mais que, s’ils s’attachaient à lui, une fois qu’il aurait la couronne, qui même, malgré, son père, ne pouvait échoir à aucun autre, ils obtiendraient vite le premier rang ; en effet, non seulement sa naissance, mais encore ses intelligences le mettaient en mesure de s’en emparer, car beaucoup de capitaines et d’amis du roi le secondaient, hommes résolus, prêts à subir ou à faire n’importe quoi.
[1] VIII, 1 = Guerre, I, 488-491.
2. A ces révélations Hérode bondit sous l’outrage, et la crainte, à la fois irrité des paroles insultantes et alarmé de celles qui éveillaient ses soupçons. Les unes et les autres l’excitaient, de plus en plus, si bien que, dans son exaspération, il craignait que réellement une tentative ne fût dirigée contre lui et, qu’il fût alors trop faible pour y parer. Aussi, au lieu d’instituer une enquête publique, il envoyait espionner ceux qu’il soupçonnait. Sa méfiance et sa haine s’exerçaient à l’égard de tous. Croyant la suspicion universelle nécessaire à sa sûreté, il se méfiait de ceux même qui ne la méritaient pas. Et il n’y avait à cela aucun terme ; tous ceux qui le fréquentaient beaucoup lui paraissaient d’autant plus redoutables qu’ils étaient plus puissants ; quant à ceux qu’il ne connaissait guère, il suffisait de les nommer et aussitôt sa sécurité semblait exiger leur perte. En fin de compte, les gens de son entourage, n’ayant plus aucun espoir solide de salut, se tournèrent les uns contre les autres, chacun pensant que, s’il se hâtait d’accuser à son tour, il assurait sa propre sécurité ; quand ils se faisaient haïr en obtenant gain de cause, ils récoltaient le fruit de leur malice[2]. Certains assouvissaient de cette façon les haines domestiques ; une fois pris, ils subissaient le même sort, ne voyant dans les occasions qui s’offraient que machines et pièces contre leurs ennemis, victimes de l’embûche qu’ils avaient dressée contre autrui. Car bientôt le remords saisissait le roi pour avoir mis à mort des gens dont la culpabilité n’était pas démontrée ; mais le chagrin, loin de l’empêcher de recommencer, l’incitait seulement à punir de même les dénonciateurs.
[2] Le texte est corrompu.
3. Tel était donc le désordre de la cour. Hérode en arriva à inviter beaucoup de ses amis à ne plus paraître désormais devant lui ni même entrer au palais ; il donna cet avis à ceux dont la franchise lui faisait plus ou moins honte. Il écarta ainsi Andromachus et Gemellus, ses amis de longue date, qui lui avaient été très utiles dans les affaires publiques du royaume comme ambassadeurs ou conseillers, qui avaient en outre contribué à l’éducation de ses enfants, et cela bien qu’ils eussent auprès de lui la plus grande liberté de parler. Mais Démétrius, fils d’Andromachus, était lié avec Alexandre, et, quant à Gemellus, Hérode le savait bien disposé pour le prince, car il avait assisté à son enfance et à son éducation et l’avait fréquenté pendant son séjour à Rome. Il les écarta de sa personne et les aurait volontiers traités encore plus mal, mais il ne se sentait pas les mains libres à l’égard de ces hommes illustres et se contenta de leur enlever leur charge, avec le pouvoir de s’opposer à ses fautes[3].
[3] κωλύειν, ἁμαρτάνουντας, dans la plupart des mss., ἁμαρτάνοντα P.
4. Le responsable de tous ces malheurs était Antipater, qui avait remarqué le caractère morbide de la disposition[4] de son père et qui, associé depuis longtemps à ses conseils, le pressait et croyait pouvoir mieux réaliser ses projets si tous les gens capables de s’y opposer étaient supprimés. Alors, après avoir empêché Andromachus et ses amis de lui parler librement, le roi commença à mettre à la question tous ceux qu’il croyait fidèles à Alexandre pour leur arracher ce qu’ils savaient de ses trames contre lui ; mais ils mouraient tous sans avoir rien à révéler. Or, le roi sentait son prestige en jeu s’il ne parvenait à découvrir ce qu’il imaginait à tort ; mais Antipater déployait toute son adresse à calomnier les gens réellement innocents, en attribuant leur attitude à leur endurance et à leur fidélité envers le prince, et à exciter le roi pour qu’il cherchât auprès d’autres témoins le secret de la conspiration. L’un des nombreux individus mis à la torture dit qu’il savait que le jeune homme répétait souvent, lorsqu’on le louait de sa haute taille, de son adresse à tirer de l’arc et des autres qualités par lesquelles il dépassait tous les autres, que la nature lui avait fait là des dons plus funestes qu’utiles, car son père ne faisait que s’en irriter et le jalousait si bien que lui-même, lorsqu’ils se promenaient ensemble, se rapetissait et se tassait de manière à ne pas sembler plus grand que son père, et, lorsqu’il tirait de l’arc dans une chasse où son père était présent, faisait exprès de manquer le gibier, tant il savait son père d’un orgueil jaloux contre quiconque se distinguait[5]. Lorsque la torture fut terminée[6] et qu’on eut accordé du répit à son corps, l’homme ajouta qu’Alexandre, avec la complicité de son frère Aristobule, avait décidé de tuer traîtreusement leur père pendant une chasse et, une fois le crime commis, de s’enfuir à Rome pour réclamer la royauté. On trouva même une lettre du jeune homme à son frère, où il reprochait à leur père d’avoir donné contre toute justice à Antipater un pays qui lui rapportait deux cents talents. Immédiatement Hérode crut avoir entre les mains une preuve sûre, de nature à confirmer ses soupçons contre ses fils ; il fit arrêter Alexandre et le mettre aux fers. Mais il ne cessait pourtant d’être tourmenté : il ne croyait pas trop ce qu’il entendait et, en raisonnant, trouvait aucun motif d’être l’objet d’un complot de leur part ; il voyait là des récriminations et des rivalités juvéniles ; quant à ce départ pour Rome, après l’avoir tué au vu de tous, c’était chose invraisemblable. Il lui fallait un témoignage plus grave de la faute de ses fils et il mettait son point d’honneur à ne pas paraître avoir décidé cet emprisonnement à la légère. Il soumit donc à la torture ceux des amis d’Alexandre qui avaient des charges publiques et en fit mourir bon nombre sans en obtenir rien de ce qu’il attendait. Comme il mettait à cette recherche beaucoup d’ardeur et que le palais était plein de crainte et de trouble, un jeune homme, sous l’angoisse de la torture, déclara qu’Alexandre avait écrit à ses amis de Rome en les priant de le faire mander au plus tôt par l’empereur, car il pouvait révéler un projet formé contre celui-ci : son père avait sollicité l’amitié de Mithridate, roi des Parthes, contre les Romains ; il ajouta qu’Alexandre avait du poison prêt à Ascalon.
[4] παρρησίας corrompu.
[5] κατὰ τῶν εὐδοκιμούντων Cocceius : τούτων εὐδοκιμούντων Codd.
[6] βασανιζομένῳ τῷ λόγῳ Codd. βασανιζομένου τοῦ λόγου Coccieus, texte corrompu.
5.[7] Hérode crut à cette accusation et, dans ses malheurs, trouva quelque encouragement à sa précipitation dans les flatteries des méchants. Il s’empressa de faire rechercher le poison, mais on ne le trouva pas. Alexandre, voulant par point d’honneur augmenter encore l’excès de ses maux, ne prit pas le parti de nier et accrut encore l’emportement de son père par une plus grande faute, peut-être dans la pensée de faire honte au roi de sa facilité à accueillir les calomnies et surtout pour que, si on le croyait, il en résultât du mal pour Hérode, ainsi que pour tout le royaume. Il écrivit sur quatre rouleaux des lettres qu’il envoya et où il disait qu’il était inutile de torturer les gens et d’aller plus loin : il y avait bien un complot, auquel participaient Phéroras et les plus fidèles de ses amis, Salomé était venue de nuit cohabiter avec lui contre son gré ; tous n’avaient qu’un but : se débarrasser au plus vite du roi pour se délivrer d’une crainte perpétuelle. Dans ces lettres étaient également mis en cause Ptolémée et Sapinnius, les plus fidèles amis du roi. Aussitôt, comme si une espèce de rage les eût saisis, les gens jadis les plus liés d’amitié se déchiraient réciproquement, puisqu’ils n’avaient pas en vérité le moyen de se défendre ou de réfuter les accusations, mais que la mort sans jugement les menaçait tous, les uns pleurant leurs fers, les autres leur trépas, d’autres enfin l’attente de ces maux, la solitude et la tristesse dépouillaient le palais de la félicité qui l’ornait autrefois. Toute la vie d’Hérode était empoisonnée, tant il était dans l’angoisse et dans l’impossibilité de se fier à personne, grand châtiment de sa propension aux soupçons. Souvent même il s’imaginait voir son fils se dresser contre lui et l’attaquer l’épée à la main. Son âme, absorbée nuit et jour par cette pensée, tombait dans la folie et l’égarement.
[7] VIII, 5 = Guerre, I, 498.
6.[8] Telle était la situation lorsque Archélaüs, roi de Cappadoce, ayant appris l’état d’Hérode, inquiet pour sa fille et son jeune gendre, et sympathisant avec son ami qu’il voyait dans un tel désarroi, vint lui-même en Judée, tant la situation lui paraissait grave. Trouvant Hérode en tel état, il jugea peu opportun de lui faire des reproches ou de le taxer de précipitation, car, si on le rabrouait, son honneur serait blessé, et plus on ferait d’efforts, plus s’allumerait sa colère. Archélaüs recourut donc à une autre méthode pour remédier à ces malheurs : ce fut de s’en prendre au jeune homme, de déclarer que le roi s’était montré modéré et n’avait pas agi avec irréflexion. Il dit qu’il romprait le mariage d’Alexandre et n’épargnerait même pas sa fille si, instruite de quelque trame, elle ne l’avait pas dénoncée. Archélaüs se montrant ainsi tout différent de ce qu’Hérode s’attendait à le voir et exagérant sa colère dans l’intérêt de ce dernier, le roi se relâcha un peu de sa dureté, et, passant pour avoir agi avec justice, revint peu à peu sans s’en douter à des sentiments paternels. Ainsi il était doublement à plaindre : lorsque des gens cherchaient à détruire les calomnies lancées contre le jeune prince, il entrait en fureur ; lorsque Archélaüs soutenait ses griefs, il penchait vers les larmes et un chagrin touchant ; même il priait Archélaüs de ne pas rompre le mariage et de ne pas trop en vouloir au jeune coupable. Archélaüs, le trouvant un peu apaisé, tourna ses accusations contre les amis de son gendre, prétendant que sa jeunesse étrangère à la malice avait été corrompue par eux, et il rendit encore plus suspect le frère d’Hérode. Car comme le roi était également irrité contre Phéroras, celui-ci, n’ayant personne pour le réconcilier avec lui et voyant Archélaüs en grand crédit, alla le trouver en habits de deuil et, avec tous les signes d’une ruine prochaine. Archélaüs ne dédaigna pas sa supplique, mais se déclara incapable de changer si vite les dispositions du roi : il valait mieux que Phéroras se présentât à lui et implorât sa pitié en se reconnaissant coupable de tout ; ainsi l’excès de sa colère pourrait se calmer ; d’ailleurs Archélaüs serait présent et prêterait son appui. En le persuadant d’agir ainsi, un double résultat fut obtenu : les calomnies contre le jeune prince furent dissipées contre toute attente et, d’autre part, Archélaüs réconcilia Phéroras avec son frère ; cela fait, il repartit pour la Cappadoce, devenu plus cher à Hérode en cette crise que quiconque, si bien que celui-ci l’honora de présents très somptueux et lui donna en toute manière les marques les plus généreuses d’une grande amitié. Hérode s’engagea même à aller à Rome[9] puisqu’on avait écrit à l’empereur au sujet de ces affaires, et ils prirent route ensemble jusqu’à Antioche ; là Hérode réconcilia avec Archélaüs le gouverneur de Syrie Titius qui était irrité contre lui, puis retourna en Judée[10].
[8] VIII, 6 = Guerre, I, 499-512, récit plus détaillé et plus vivant.
[9] D’après Guerre, § 510, c’est Alexandre qu’on décida d’envoyer à Rome pour parler à César. Le voyage d’Hérode a été mis en doute par Kovach.
[10] M. Titeius, ancien questeur d’Antoine, consul suffectus en 31, passé au parti d’Auguste avant Actium, gouverneur de Syrie.