« Carnéade ayant pris la direction de cette école, lorsque son devoir était de conserver ce qui était resté intact et même de défendre ce qu’on avait cherché à ébranler (dans la philosophie de Platon) ; il n’en prit aucun soin, ne remontant qu’à Arcésilas ; et, sans chercher à distinguer ce qui était mieux de ce qui était pire, il renouvela un combat suspendu depuis longtemps. »
Il continue plus bas :
« Il apportait et retirait ensuite ; et, diversifiant sa manière de combattre, il opposait des réfutations, des revirements pleins de finesse : il niait, il affirmait : tout son art consistait en antilogies. Si, parfois, il fallait produire de l’effet, il se réveillait impétueux comme un fleuve rapide, coulant à pleins bords, remplissant toutes ses rives de droite et de gauche ; tombant avec force sur ses auditeurs, il les entraînait dans le trouble de son action. Toutefois, en imprimant aux autres un mouvement aussi violent, il restait maître de lui-même, ne se laissant point égarer par ses sophismes : ce qui n’était pas le cas chez Arcésilas. Celui-ci, enivré lui-même par le poison qu’il versait aux compagnons de son délire, ne s’apercevait pas qu’il était sa première dupe et se persuadait que les paroles qu’il disait, lesquelles tendaient à réduire tout au néant, étaient la vérité même. Aussi Carnéade était un nouveau mal enté sur le mal d’Arcésilas. Il ne relâchait pas un seul moment, pour ne laisser aucun repos à ses auditeurs ; en faisant sortir du persuasif ces imaginations appelées par lui φαντασίαι ἀπὸ πιθανοῦ, soit affirmatives, soit négatives, prouvant que ceci est ou que ceci n’est pas un animal. Puis, battant en retraite, comme les animaux qu’on attaque, qui ensuite reviennent avec plus de furie se précipiter sur les épieux, après un moment de concession, il recommençait l’attaque avec plus de force. Lorsque le calme était revenu et qu’il triomphait, alors il négligeait volontairement ce dont il avait lait le principe de sa preuve et nu s’en souvenait plus ; parce qu’en accordant qu’il y eût, en effet, une vérité et une erreur essentielles dans les choses, puis, faisant semblant de venir aider ceux qui cherchent la démonstration de cette proposition, il eut donné prise ; et, à la manière des habiles lutteurs, il gagnait l’avantage par le moyen de ce stratagème. C’est à l’aide de l’inclinaison alterne qu’il imprimait au persuasif (τὸ πιθανόν) qu’il amenait cette conclusion, qu’on ne peut rien concevoir avec certitude. C’était le filou et le joueur de tours le plus délié qu’il y eût ; car en admettant que l’erreur est de pair avec la vérité, que la compréhension est égale à l’imagination compréhensive, en établissant une égalité parfaite entre ces choses il ne permettait plus de dire ni qu’il y eût une vérité, ni qu’il y eût un mensonge, ni que l’un fût plus certain que l’autre ou plus propre à être persuadé. C’était donc songe pour songe puisque les imaginations fausses ne différaient pas plus des réelles qu’un œuf de cire d’un œuf véritable ; et, cependant Carnéade entraînait par le charme de son éloquence et asservissait son auditoire. C’était un voleur qui s’introduisait à la dérobée, et puis se montrait comme franc voleur, dépouillant par ruse ou par violence ceux même qui étaient mieux préparés à lui tenir tête. Aussi les doctrines de Carnéade l’emportaient généralement, et aucune autre ne pouvait tenir contre elles : tous ceux qui osaient le combattre lui étaient très inférieurs pour l’éloquence. Il est vrai qu’Antipatre, qui fut son contemporain, conçut l’idée d’écrire pour le réfuter ; mais jamais il ne fit paraître rien contre les discours improvisés, chaque jour, par Carnéade, dans les écoles, dans les lieux de promenades ; n’ouvrant jamais la bouche : seulement, il se contentait de composer ses réfutations, en se cachant dans les coins les plus reculés. C’est ainsi qu’il légua à la postérité les livres qu’il avait écrits qui, même aujourd’hui, n’ont pas une grande valeur ; mais qui alors, auraient été bien moins forts contre un homme qui comme Carnéade, s’était montré si grand et qui avait tellement fasciné tous ses contemporains. Cependant, cet homme qui confondait tout, en public, par sa rivalité contre les Stoïciens, dans les confidences secrètes à ses amis, rendait hommage à la vérité, et s’exprimait comme l’aurait fait le premier venu. »
Plus bas, il dit encore :
« Mentor fut bien le premier disciple de Carnéade ; mais il ne fut pas son successeur, parce que Carnéade, de son vivant, l’ayant surpris dans un commerce adultère avec sa concubine, non par l’effet d’une persuasion imaginaire (πιθανὴ φαντασία), ni comme privé de la faculté compréhensible : mais s’en rapportant beaucoup plus à sa vue ; et, l’ayant bien clairement convaincu, il le chassa de son école. Le déserteur se mit à opposer une école de sophismes à celle de Carnéade et à rivaliser de talent avec lui, prouvant l’erreur de son système d’incompréhensibilité, bornée aux discours. »
Puis il ajoute :
« Carnéade professant les opinions opposées, dans sa philosophie, se faisait gloire des mensonges qu’il soutenait, et d’avoir éclipsé la vérité sous leur prestige : il faisait étalage de mensonges (comme d’un rideau de théâtre), en cachant, derrière, la vérité, à la manière des charlatans. Il avait le sort des légumes dont ceux qui sont vides surnagent et se montrent, tandis que les bons restent en dessous et demeurent cachés. »
C’est ainsi qu’il parle de Carnéade. Clitomaque prit sa place en qualité de successeur, après lequel vint Philon que Numénius nous dépeint ainsi qu’il suit :